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Le guerrier Graärh connu sous le nom d’Asolraahn heurta un tonneau de plein fouet. Une lame brilla dans le coin de son regard et le géant opalin eut tout juste le temps de rouler en biais pour que celle-ci ne l’ouvre pas en deux comme un goret. Un grand homme émergea de l’ombre, suivi d’un autre. Il révéla la lame brillante en un couteau rouillé et bien peu élégant, mais dont l’usage ne faisait aucun doute.

-Je t’ai trouvé, saleté de chat. Je vais te crever ! s’exclama-t-il.

Asolraahn se releva en scrutant les yeux cruels de ses adversaires et sa colère explosa, froide et sauvage.

-La seule chose que tu as trouvé mon garçon, répondit-il, c’est ton cadavre.

Il rugit. Son bâton pas à la portée de sa patte, il usa de la seule arme qui lui restait. Ses griffes jaillirent dans un mouvement fluide et arrachèrent la gorge du pirate en face de lui. L’autre homme brandit son couteau et se rua sur lui ; Il porta son attaque au niveau du buste d’Asolraahn, un estoc qu’il crut capable de toucher son cœur. Et il aurait eu raison car son arme avait été faite dans un acier d’exception. On sentait dans son chant sinistre toute la volonté de son forgeron d’y insuffler une quête de mort, même auprès d’un puissant guerrier. Il aurait fallu pourtant que l’humain soit plus rapide. Ce ne fut pas le cas. Le géant opalin se déplaça sur la droite d’un coup de patte, comme un tigre déchaîné. Il leva son bras gauche pour bloquer le poigner de son agresseur, et le tordit affreusement. Son bras droit agrippa l’épaule de l’homme et, d’une torsion brutale, il porta tout son poids sur le bras qui tenait le couteau, le brisant à la hauteur du coude. Le pirate poussa un hurlement à faire pâlir un spectre et lâcha son arme. Asolraahn le libéra pour le cueillir d’un crochet sec dans les côtes. Puis, il l’attrapa par ses cheveux gras et tira sa tête vers l’arrière pour toiser son visage terrorisé.

-Où est-il ? Où est le bracelet que les tiens m’ont volé ?! gronda le géant opalin.

Mais l’homme était flasque entre ses pattes. Il ne bougeait plus. Asolraahn avait frappé trop fort pour lui. Parfois, le Graärh oubliait qu’il n’avait ni affaire à des créatures surnaturelles, ni à ses congénères. Il laissa tomber le corps et essuya sa patte sur un mur. Le silence retomba et le félin s’engouffra à grandes enjambées dans l’allée. Il se fondit rapidement dans les ténèbres. A présent, les cris des ses autres poursuivants étaient lointains, mais il savait qu’il ne les avait pas semé. Pouvait-il seulement le faire dans cette ville labyrinthique où le chemin à prendre était plus fastidieux à percevoir que de la cendre sur un tas de poudre. Il déboucha ainsi sur un dédale d’allées rectangulaires, parfois tordu par un détour sombre et fit une pause. Il y avait de nombreuses portes ; Il en compta huit de chaque côté du passage.

-Prenez à gauche ! On pourra pas le louper par la gauche ! entendit-il derrière lui.

La lune vorace brillait en recouvrant les ténèbres de la voûte céleste. Son poil opalin allait se voir facilement de loin, aussi reprit-il sa course en suivant une avenue au hasard avant de s’adosser à un mur. Là, dans l’ombre, enveloppé dans sa fine cape roséenne, il était plus dur à identifier. Asolraahn prit une longue inspiration, feula en ouvrant grand la gueule pour lutter contre l’excitation du combat. Distraitement, sa griffe caressa la bandoulière normalement attachée à son dos où aurait dû se trouver son bâton. Il feula prestement. Il avait laissé son arme chez Kavalys, pensant qu’il pourrait passer une journée dehors sans regarder derrière son dos. Cela avait été une erreur. Depuis ses petites frasques avec le bouffeur d’agrume à quelques mètres de son Maëlstrom, les pirates n’avaient eu de cesse de le pourchasser dans les quartiers du port de Nevrast. Depuis le départ du sombre cuirassé, le géant opalin avait cru être en relative sécurité.

A nouveau, il s’était trompé. Il observa les hauts bâtiments d’obsidienne. Comme il détestait ce lieu de pierre et de pavés, ses rassemblements bruyants et grouillants, ses chasseurs traîtres et la puanteur qui émanaient d’eux. Les icebergs près de Vat’Em’Medonis lui manquait, ainsi que les redoutables montagnes de Nin Daaruth, sous un ciel d’étoiles et d’esprit. Dans l’inlandsis de Nyn-Mereän, il était libre et pouvait aller où bon lui semblait. En comparaison, le nid des vampires était une prison qu’ils appelaient ville, un trou rempli d’air pollué et nauséabond. Asolraahn avait hâte de s’échapper de cette immondice.

Mais pas avant qu’il retrouve le bracelet de sa fille que les pirates venaient cruellement de lui voler.

Un rat vint se frotter contre sa patte mais le géant opalin ne bougea pas. Les chasseurs étaient proches et il voulait être sûr de les surprendre avant de se faire embrocher. Le félin eut un sursaut de dégoût. Les chasseurs… Ces lâches et voleurs ne méritaient pas une telle appréciation de leur compétence. Ils ne cherchaient pas à le combattre, mais à se divertir en le poursuivant dans les rues infestées de vermine pour l’égorger et récupérer ses biens.

Un bruit de course retentit. Asolraahn s’immobilisa. Quelle bande d’idiots. Ils s’étaient séparés, et le bonhomme était seul. Lorsqu’il passa, le félin bondit de sa cachette. L’homme d’apparence courtaude plongea à sa rencontre, mais le géant opalin lui envoya un poing en plein visage. Le pirate partit à la renverse et le félin se jeta sur lui. Un couteau luisit et traça une vilaine estafilade dans son pelage, ce qui lui valut un grondement de douleur et de colère. Sa gueule ensanglantée dévoila des crocs noirs comme l’encre :

-Commence pas à baragouiner, petit. Je ne vais pas te tuer. Tu vas délivrer un message à ton chef. Dis-lui que je suis blessé et qu’il aura sans doute une chance de me faire la peau s’il me retrouve à la Lune sanguine. C’est une taverne dans le quartier sud. Dis-lui bien que c’est le Géant opalin qui a parlé et qu’il a intérêt à ramener toute sa clique avec lui. La lune sanguine. Tu t’en souviendras ? Hoche-la tête si tu t’en sens le talent… bien. Alors ramasse ta dague et décampe d’ici. A moins que tu n’en redemandes ?

Le pirate se releva sans un mot de plus et fila dans le noir. Asolraahn jura dans sa langue féline. Sa blessure n’était pas bien grave, mais elle lui faisait un mal de Fenrisulfr.

Il lui fallait maintenant retourner à la taverne et en vitesse. Il savait qu’il prenait un gros risque, mais c’était là sa seule façon d’attirer les voleurs sur un terrain qu’il connaissait bien. Il ne pouvait pister chaque pirate dans le port pour retrouver le bracelet. Marchander avec eux était un piège en lui-même. Quant à laisser tomber le bracelet entre leurs mains, c’était hors de propos. Rien que d’y songer, le félin en eut la nausée. Il partit ainsi en direction du sud et déboucha finalement sur les quais. Ses poursuivants ne le suivirent pas.

* * *

Quand on la voyait de l’extérieur, La Lune sanguine ne semblait guère menaçante, ni même imposante. C’était une petite taverne, comme il en existait beaucoup : de taille moyenne, habilement plantée entre les bicoques, elle faisait partie de ces établissements modestes qui avaient réussi à profiter du regain de popularité de Nevrast pour s’offrir une clientèle ni intensive, ni timide.

Le géant opalin arriva d’une route qui faisait une enfourchure. Il se tenait le côté en serrant les crocs et ses yeux turquoise brillaient intensément en avisant la taverne. Il y avait du monde à l’entrée. Cela n’était pas étonnant. La devanture avait été rénovée, et depuis que les querelles vampiriques de Kavalys s’étaient atténuées par la mort de certains de ses rivaux, le vampire avait réussi à donner une nouvelle gloire à sa demeure.

Asolraahn pénétra abruptement à l’intérieur, faisant fi des regards qu’on lui jetait. Ce soir manifestement, l’intérieur attirait moins de monde. Il vit beaucoup de tables désertes, et le peu de bougies allumées indiquait que la clientèle était composée en majorité de vampires plutôt que de marins. Pas besoin de lumière lorsqu’on le voyait dans le noir, quoique certains êtres de la nuit se prenait parfois d’affection pour de petites chandelles près de leur tablée.

Il tomba sur le tavernier Kavalys et ses babines se retroussèrent en un large sourire :

-Quelle agitation par ici ! C’est toujours comme ça, chez toi ?

-Sombre crétin ! s’exclama simplement Kavalys.

Devant le regard perplexe d’Asolraahn, le vampire lui demanda :

-As-tu perdu l’esprit ? Ou peut-être que les licornes t’ont finalement vraiment fait perdre la tête dans cette forêt, pour que tu sois allé défier des pirates de venir les combattre dans mon établissement ?

-Eh bien, tu as l’air déjà au courant de tout.

-A Nevrast, tout le monde est au courant de tout lorsqu’il s’agit de querelles, chaton, se défendit le tavernier.

Le géant opalin pouffa de rire, s’attirant l’attention de quelques clients :

-Le petit, murmura-t-il en prenant le vampire par les épaules, est-il en sécurité ?

-Il ne sera pas dans le coin quand tu risqueras ta vie. Pour un bracelet, Asolraahn. Un bracelet !

La mine du Graärh s’assombrit et sa truffe se rebiffa sous le coup de la colère. Il savait que son ami avait raison :

-Ce n’est pas n’importe quel bracelet. Je l’ai récupéré au cours d’un massacre sans nom des miens. Il est important pour moi.

-Je le sais. Est-ce que ça vaut la peine de mettre ton petit-fils en danger ? Si tu viens à mourir, quel charmant destin l’attend ?

–La solution me paraît donc très simple, tavernier. Il semblerait que je ne doive pas mourir.

Il se passa une main sur le museau, les coussinets tirés dans un air carnassier. Soudain, la porte de la taverne s’ouvrit brutalement. Le géant opalin se retourna, espérant ne pas se retrouver déjà nez-à-nez avec une horde de pirates.

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19 Mai 1764

Il y avait des chuchotements, une forme de crainte et d’excitation qu’il n’y avait pas eut la veille. Quelque chose s’était passé et Liz n’était pas au courant, un événement important d’une manière ou d’une autre. Peut-être pas au niveau de la gouvernance de Névrast ni dans le cadre de sa protection, mais quelque chose qui valait définitivement le coup d’être connu et, peut-être, de se renseigner à son sujet.
La nouvelle née observa avec une attention acérée tandis que quelques badauds discutaient avec animation mais, a priori, il n’était question de rien d’autre que de rumeurs sans trop d’importance. Liz savait que quelque chose se préparait, il y avait dans l’air cette impatience qui précède toujours quelque chose d’important, de gros, une expectation teintée de violence à venir. La jeune femme n’avait le droit de sortir sans trop d’accompagnement que depuis peu, capable qu’elle était de ne pas se jeter sur le premier être venu ayant des émotions ou des objectifs plus élevés que la moyenne. Elle savait également à peu près se défendre si nécessaire et ses compétences en magie, bien que dans la norme, lui permettrait certainement de s’échapper en cas de besoin.

C’était sans compter sur le fait qu’ils se trouvait actuellement à Névrast, bastion du nouveau Prince Noir et que le Prince Noir en question n’était autre que son père. Suicidaire serait l’imbécile qui s’imaginerait s’en prendre à elle et s’en tirer vivant. Que la mort vienne de sa main à elle, celle de son père ou d’un intermédiaire quelconque n’importait pas.

Pour l’heure, ce qui l’intéressait n’était pas le danger potentiel mais plutôt que quelque chose se préparait dans les rues de Névrast et qu’elle n’était pas au courant.
Agacée, la dernière née des Elusis ajusta son armure et tressa rapidement ses cheveux, il était temps de faire quelques recherches, d’écouter aux portes et de poser quelques questions.

***

Des pirates et un graärh. Des pirates et un graärh. A en juger par ce qu’elle avait réussi à récolter à droite et à gauche, en tendant l’oreille à l’occasion, ce n’était pas n’importe quel graärh car particulièrement grand et redoutable mais que les pirates aient à s’y mettre à plusieurs avait quelque chose de particulièrement ridicule. Il était possible qu’une petite discussion avec son père, sur le sujet, s’avère nécessaire. Il y avait quelque chose d’intéressant dans l’impression donnée par une alliance avec les pirates mais si ces derniers se révélaient incompétents en plus d’être ridicules, c’était une rumeur qu’elle ne voulait pas entendre au sujet de son propre clan. Pour autant, Nathaniel Eärendil s’était apparemment illustré de la meilleure des façons durant la récente tentative de s’emparer de Sélénia et avait participé à l’enlèvement de Victoria Kohan. Peut-être que les pirates présents actuellement ne représentaient pas les meilleurs disponibles et qu’ils ne reflétaient pas le niveau général de la Confrérie, c’était une possibilité envisageable mais tout aussi peu satisfaisante.

Le tout enrobé de la connaissance que ce groupe disparate et improbable avait apparemment l’intention de se battre ouvertement dans les rues de Névrast et de s’affronter dans une taverne pour une raison nébuleuse ne faisait qu’irriter davantage la jeune vampire.

La Lune sanguine était sa prochaine destination.

***

La lune sanguine était un petit établissement sans grande prétention mais qui, semblerait-il, avait son petit groupe d’habitué. Lequel se trouvait actuellement à l’extérieur, occupé à discuter avec animation, nul doute à propos du défi lancé par le graärh. Mais ce qui intéressait Liz n’était pas ce groupe d’oies occupées à cancaner du dernier potin mais le groupe plus discret, plus malin, qui se trouvait dans la rue d’en face. Tout aussi absorbé par les mots échangés mais définitivement plus suspect.
Habillée de son armure d’espionnage, la jeune femme se glissa à proximité du groupe et tendit l’oreille même si ses sens lui permettaient d’entendre sans forcément se concentrer. Les oreilles taillées en pointe de l’un des chuchoteurs indiquait la présence d’au moins un elfe dans le groupe mais ce qui l’intéressait c’était le bracelet qu’il brandissait sous le nez de ses collègues, l’air à la fois satisfait, fier et inquiet.

« C’est ça qu’il veut, je l’ai chopé par hasard mais je pense que c’est pour ça qu’il est toujours là. Il a l’air d’y tenir, » expliquait-il en considérant le bijou, l’air à la fois intéressé par l’avantage que l’objet lui donnait mais également confus quant à l’importance de ce dernier.

Inclinant la tête sur le côté d’un geste qui indiquait que son compagnon venait d’employer un euphémisme, un autre pirate prit la parole : « Je sais pas si c’est le bracelet ou juste Nathaniel, mais si on le chope et qu’on le ramène au roi, je pense qu’on peut espérer une bonne récompense. »

L’elfe, les bras croisés, fronça les sourcils. « L’animal nous a déjà coûté Reno, je pense qu’on devrait faire remonter ça. Cette histoire ne concerne pas seulement un graärh et un bracelet, c’est plus important que ça. »

« Reno n’aurait pas touché un rhinocéros laineux s’il devait se trouver en face de lui, c’était à prévoir. »  Il y eut quelques grognements qui indiquaient un désaccord sur le sujet mais le pirate poursuivit. « Je dis on chope le poilu, on le fourre dans une cage et on récupère le pactole. »

Elle en avait assez entendu. Tout ça pour un bracelet et uniquement dans le but de récupérer de l’or et, peut-être une réputation. Un homme était déjà mort, tâchant d’écarlate les rues de Névrast. Pour un bracelet. Irritée, la jeune femme sorti des ombres mais celles-ci continuaient de s’accrocher à son armure, la gardant dissimulée jusqu’à ce qu’elle ne se glisse dans le dos de l’homme qui tenait le bracelet. D’un geste leste, elle s’en empara et lorsque l’homme se tourna vers elle, les sourcils froncés et la bouche ouverte sur une menace ou une invective, elle lui colla son poing dans les dents avant de danser hors de portée.

« Et qu’est-ce que vous diriez de gentiment rentrer chez vous et de laisser ma ville tranquille ? » proposa-t-elle d’un ton doux, un sourire délicat ornant ses lèvres pleines. Une expression et une intonation démenties par l’acier bleuté de ses yeux.

« Rends-moi ça, sale petite peste. »

« Arëlan, attends, » tenta de l’avertir l’elfe.

Il était trop tard. Arëlan s’était déjà précipité à la suite de Liz, une épée courte au clair et un sourire mauvais étirant ses lèvres. Elle n’avait peut-être pas prévu toute l’histoire, songea-t-elle avec un regard pour la lame, et esquiva habilement le premier coup qu’il tenta de lui asséner. Se rappelant certaines paroles de Damyr et ses instructions, elle attendit sa prochaine charge, prenant un air inquiet et incertain, allant jusqu’à trébucher vers l’arrière. A son attaque suivante, la vampire frappa le poignet qui tenait l’arme du tranchant de la main et n’attendit pas de voir si sa manoeuvre avait fonctionné. S’emparant du poignet en question, Liz se laissa tomber en arrière et entraîna l’humain dans sa chute, appuyant ses pieds contre le ventre du pirate pour le projeter vers l’arrière. Et, à en juger par le fracas, à travers la porte d’entrée de la taverne.

La jeune vampire se redressa et, sentant un mouvement dans son dos, se jeta sur le côté et se redressa dans une roulade… pour constater que le reste du groupe de vampire s’était précipité à la suite de leur camarade. Après avoir écarté l’épée d’un coup de pied, l’envoyant dans un recoin d’une ruelle voisine, elle les suivit, le visage fermé dans une expression froide et neutre. Arëlan était soutenu par l’un de ses camarades. Il semblait hésiter entre tenir son poignet et son ventre endoloris. Liz ne prit même pas la peine de s’emparer de l’épée abandonnée au sol, elle ne lui serait d’aucune utilité puisqu’elle ne saurait pas s’en servir.

Derrière, se tenant près du comptoir et du tenancier de la taverne, se trouvait un graärh. Et peut-être aussi l’explication sur la nécessité d’employer tout un groupe pour s’emparer de lui. Le colosse tenait à peine debout tant il était grand, dominant la pièce de toute sa stature, ses épaules larges et sa taille gigantesque. Une épaisse crinière encadrait sa gueule massive qu’une cicatrice ornait, barrant son oeil.
Pendant un instant, le visage de Liz se défit dans une expression de fascination et d’intérêt de petite fille devant un chaton. Elle frotta ses mains sur le devant de son armure comme pour s’essuyer les doigts avant de les tendre pour les glisser dans cette épaisse fourrure pâle. Ce devait être l’être vivant le plus agréable au toucher, songea-t-elle avec envie. Et ces oreilles ornées de poils sans parler de cette gueule menaçante qui donnait autant envie de courir pour sa vie que de l’attraper pour faire un bisou sur la truffe brillante.

Mais le graärh était aussi blessé, remarqua-t-elle en plissant les yeux. Son expression se referma quasi instantanément et elle se tint dans l’encadrure de la porte, menue silhouette avec l’aplomb d’une reine guerrière.

« J’ai entendu dire que les lions étaient particulièrement fainéants, » lança-t-elle fermement, sa voix portant sans qu’elle ne donne l’impression de forcer sur celle-ci. Son regard demeura rivé sur le groupe de pirates qui se trouvait désormais entre elle et le graärh, « mais en arriver à faire venir la proie à soi... c’est presque du génie. »

Elle leva les yeux, croisant l’oeil clair et prédateur du graärh et tâchant vraiment très fort de ne pas perdre toute contenance, elle poursuivit : « Presque. La prochaine fois, faites ça ailleurs qu’ici, j’aime pas qu’on trouble ma ville. »

Son regard mauvais retrouva le chemin des pirates et elle sortit le bracelet qu’Arëlan brandissait avec circonspection quelques instants auparavant.

« J’ai le bracelet qu’ils vous on prit, » adressa-t-elle au graärh. « Et vous, » poursuivit-elle à l’attention des pirates, vous retrouvez désormais avec un choix sur les bras. Soit vous partez et la prochaine fois que je vous croise vous feriez mieux de vous tenir à carreaux, soit vous restez et on vous botte le cul. »

Elle n’avait peut-être pas les compétences d’une grande guerrière ni la constitution du géant qui occupait tout l’espace derrière les pirates, mais elle savait être en mesure de leur donner du fil à retordre. C’était à peu près tout ce qui comptait. Si elle ne pouvait que leur faire un croche-pied et les foutre dans la merde, elle se ferait un plaisir de tendre la jambe et le pied.

Dernière édition par Elizabeth Elusis le Mar 30 Mar 2021 - 14:02, édité 1 fois

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Ca, on peut dire que c’était une surprise grandement imprévue. Raide comme un piquet, Asolraahn observait la jeune vampire planter profondément ses bottes dans l’établissement. Il n’était pas le seul. Bien des têtes s’étaient tournés en direction de la petite silhouette. A sa vue, une grande majorité des clients présents fit la mine basse. Certains profitèrent du grabuge pour obliquer toute voile dehors vers une issue annexe. Le bruit de leur pas montrait que la discrétion était bien le cadet de leurs soucis. Le géant opalin n’était pas sûr de reconnaître la nouvelle venue. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il savait pourquoi elle provoquait ces réactions. En dépit de sa petite taille et de la finesse de sa silhouette, la vampire détonnait dans toute l’entrée comme si une aura royale lui dégageait un espace protecteur autour d’elle. Ses épaules n’étaient pas larges mais son corps était taillé pour la vitesse et l’élégance. Et il était évident que même pour une vampire, cette femelle était plus dangereuse encore. Ses longs cheveux argentés étaient tressés, avaient l’épaisseur d’une crinière de lion, et une colère froide brillait dans la glace hargneuse de son regard, si ténue et puissante qu’on aurait craint de s’en approcher, de peur de finir en milles petits morceaux.  

Elle marcha brutalement d’un pas décidé jusqu’à lui. Son armure reflétait la lumière étriquée des bougies. Sans prévenir, le félin rejeta la queue en arrière, la faisant fouetter contre le parquet grinçant. Ses muscles se bandèrent attendant la première frappe. Il eut un petit grondement d’avertissement, sa truffe s’agitant par à-coups réguliers. Si ces fripouilles s’étaient mises en tête d’engager une tueuse pour lui faire la peau avant de terminer le sale boulot, ils allaient être déçus.  

Qu’à cela ne tienne, cela n’arrêta pas la jeune vampire qui se rapprocha sans feindre un assaut. Elle se porta à son contact et le toucha. Tout simplement.

Eh bien ! Voilà que sa fourrure était du genre à gagner l’affection des vampires désormais ? Après les dragons et, hélas, les elfes et les humains, une nouvelle tombait sous la coupe de son pelage. Le géant opalin s’en serait retrouvé flatté et aurait même eu un ronronnement profond de satisfaction, s’il n’avait pas été alors en danger de mort imminent. D’autant plus qu’à la vue de sa blessure, l’expression de la vampire vira à la plus sérieuse des irritations.

Tout à coup, la porte de la Lune Sanguine s’ouvrit de nouveau à la volée pour laisser passer d’autres zouaves. Asolraahn alla vers le comptoir et se saisit de son bâton caché derrière. Il le porta d’une patte pour le poser sur son épaule avant de se retourner vers eux. Il prit soin de jauger chacun des pirates devant lui et apprécia à sa pleine saveur la pointe d’effroi qui sévit soudain dans leur cœur. Il en dénombra cinq : l’un d’eux était un elfe, trois autres étaient des humains. Quant aux derniers, il portait une capuche et masquait son visage avec une certaine adresse. Mais son odeur n’était pas humaine. Grand bien lui allait de se déguiser comme pour une cérémonie ! Il se tourna vers Kavalys et s’exclama avec une expression carnassière :

-Par tous les Esprits ! Il en arrive encore plus qu’à l’accoutumée. Tu vas bientôt devoir virer les rats pour faire de la place. On ne m’a pas dit qu’il y avait eu exode pourtant…

La jeune vampire y alla ensuite de son grain. Un bon brin de ton il fallait dire. A faire pousser sa fourrure d’hiver à un graahron. Sa voix portait plus fort que le rugissement d’un rhinocéros laineux. Manifestement, elle avait une dent contre ses ennemis. Ce n’était pas pour lui déplaire. Asolraahn manquait cruellement d’alliés sur sa propre île. Elle n’avait pourtant pas l’air non plus d’avoir bien défini son camp. Peut-être prétendait-elle venir l’aider pour lui planter plus facilement une autre dague dans la panse. Lorsqu’elle lui tendit le bracelet de sa fille toutefois, le géant opalin prit une décision et se porta à son côté. Il avait attiré les pirates ici pour un but bien précis. Ces derniers avaient d’ailleurs d’hésiter. Ce n’était pas étonnant. Le félin tenait court la bride qui retenait ses instincts sanguinaires. Saillant toujours de sa large épaule, son bâton dissuadait toute action, inspirait une humeur d’apaisement communicative :

-Bon, vous avez entendu la dame ? gronda-t-il avec le tonnerre de sa voix.  J’ai la drôle d’impression que me faire disparaître devient aussi dangereux que coûteux. Vous êtes des gens intelligents. Quand on cause de sous, vous avez les oreilles qui s’agitent. C’est pas vrai, l’elfe ?

Le susnommé le fixait comme s’il regardait un bout de viande. Il avait le teint pâle et un bandeau barrait son front et ses cheveux coupés ras. Ses mains agrippaient le manche de ses lames, mais il ne tremblait pas d’un cil. La noblesse de son visage s’était tarie, ses traits si délicats étaient défigurés par un rictus de haine. Aucun des pirates ne remuait le petit doigt. Leurs yeux perçants  toisaient le géant opalin et la vampire. Froids. Calculateurs. Confiants.

Finalement l’elfe reprit vie et sa langue cracha sur un ton aigre :

-Tu n’as pas tord, l’affreux. On parle de sous, ouais. Beaucoup de sous. Mais on parle aussi de dettes, de créances, et même d’obligations. Tu as contracté une dette envers la confrérie Pirate et son roi ; en tuant des membres vétérans en détruisant nos ports et en infiltrant nos navires. Sais-tu ce qu’on dit alors ? Toute dette contractée doit toujours être payée. Si tu veux qu’on cause, on peut causer comme de bien entendu. Autour d’un bon verre, pour commencer.

Asolraahn gloussa. Il regarda autour de lui, nota l’absence de son ami Kavalys. Fort bien. Il savait maintenant que son petit était en sécurité dans un endroit connu de peu de gens. Il avait attendu d’être sûr qu’il ne soit pas dans les parages car il ne voulait ô grand jamais le mêler à ce genre d’histoire. Le temps des armes viendrait lorsqu’il serait en âge. Aujourd’hui, il allait devoir se débrouiller seul.

Enfin… pas tout seul, tout compte fait :

-Désolé, mais je crois que l’établissement est fermé pour toute la soirée.

-Dommage. Sans gnôle, mes compagnons et moi ne sommes pas très bavards.

Les pirates se mirent lentement en mouvement. Ils commencèrent à les encercler, l’elfe et deux hommes sur sa gauche, l’inconnu en capuche et un autre pirate du côté de la vampire. Asolraahn se mit dos à elle, espérant qu’elle comprendrait par là qu’il attendait qu’elle protège ses arrières et lui ferait de même. Il murmura d’une voix profonde à son intention :

-Je crains que les troubles ne s’aggravent dans ce coin de votre ville, Chaandee ka khaang. Ils ont fait leur choix. Vous m’avez rapporté le bracelet. M’aiderez-vous à nouveau ?

Il espéra que oui. Dans le cas contraire, sa mort viendrait vite. Il rugit de sa voix rauque. Ce quartier de Nevrast savait comment enduire ses émotions d’une couche de sens sauvages. Il sentit l’ivresse lugubre le gagner. Le pinceau de sa rage vint affiner ses pupilles en deux traits de colère. Son corps massif s’arqua sur le côté de manière à masquer sa blessure. Sa mâchoire se serra et ses babines se raidirent nerveusement. Il fit tournoyer son bâton devant lui et le pointa vers la bande :

-Alors, un premier candidat, mes shibis ?

Il y eut un mouvement. Une table vacilla et le premier bonhomme se porta à lui avec un coup d’estoc. Le géant opalin réagit. Il appela la magie du bracelet et posa sa patte au sol. Des lianes tordues surgirent du parquet en une danse excessive et surnaturelle. Elles se saisirent des bras de l’assaillant, l’entravant par la même occasion. Asolraahn lui décocha un coup de bâton dans la tête, le balançant dans les airs. Au même moment, ses deux autres adversaires en profitèrent pour charger.

La bagarre s’annonçait serrée.

Le bracelet :



Chaandee ka khaang : Croc d’argent

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Le son sourd du choc de la queue fouettant le parquet fit tressaillir une partie d’elle-même, comme un instinct conscient de faire face à un autre prédateur. Un prédateur plus grand, plus gros et d’une certaine façon peut-être plus dangereux même si Liz aimait à croire qu’elle représentait un certain danger à elle seule. Pour autant, le grand mâle représentait un intérêt trop grand, et peut-être qu’elle s’en fichait juste un peu, trop confiance qu’elle était, et la vampire ne s’immobilisa pas. Elle poursuivit son avancée, ignorant la présence des brigands sur son chemin, notant cependant les muscles bandés du prédateur et se préparant à réagir en cas de besoin, à esquiver si nécessaire. Il y avait cependant comme un doute quand à l’efficacité d’une quelconque esquive compte tenu de l’allonge et des griffes du graärh qui se tenait désormais devant elle.
Elle aurait probablement dû ressentir de la peur, une certaine forme d’appréhension ou de crainte mais elle avait beau chercher, celle-ci était presque entièrement absente de son système. Liz n’avait d’yeux que pour l’épaisse fourrure qui se trouvait en face d’elle, le mur de poils blancs et soyeux à moins d’un mètre de lui. La vampire tendit la main, jaugeant d’un rapide coup d’oeil de la réaction du graärh. Bien que prêt à réagir si elle avait la mauvaise idée de se montrer agressive, il ne semblait pas être sur le point d’attaquer… alors elle craqua. Incapable de se retenir plus longtemps, elle enfonça ses doigts dans la fourrure pâle, appreçant leur contact doux et épais. Si elle avait eut un peu moins conscience de risquer sa peau en faisant un geste pareil, elle aurait probablement enfoncé son nez dans la fourrure épaisse et enlacé le prédateur avec un son de joie pure et absolue. Sans parler du public dont les yeux étaient sans doute rivés sur elle.

Leur présence lui fit retirer sa main et jeter un regard mauvais dans leur direction tandis que le graärh à ses côtés se déplaçait pour récupérer un long bâton, manifestement une arme de combat. Liz considéra l’objet avec une once de doute, son regard tombant sur les mains puissantes ornées de griffes avant de passer à la gueule massive garnie de crocs. Il était possible qu’aller au corps à corps pour l’immense prédateur s’avérait plus dangereux pour lui que de garder ses ennemis à distance. Son corps massif offrait une cible facile, songea-t-elle, en repensant à sa propre stature peut-être plus difficile à atteindre. Cela ne l’empêchait pas d’être dubitative quant à la capacité d’un bâton à offrir une arme de qualité pour un géant tel que lui.
L’exclamation du graärh fit lever les yeux au ciel de la vampire, lui faisant jeter un regard de travers au prédateur :

« Peut-être que si vous n’aviez pas indiqué cette taverne comme lieu de rendez-vous pour quiconque intéressé par une bonne bagarre ou par un spectacle, il y en aurait moins, » indiqua-t-elle avec impertinence, les bras désormais croisés tandis qu’elle jaugeait les pirates du regard.

La voix du géant ressemblait à un grondement profond, faisant presque vibrer la poitrine de la vampire. Liz cilla presque, le tonnerre d’une voix profonde roulant et faisant se hérisser jusqu’aux petits poils sur ses bras minces. Elle esquissa une petite moue, songeant que l’elfe n’était probablement le seul que le son de pièces sonnantes et trébuchantes pouvait intéresser. Elle-même avait suffisamment étant donné sa parenté mais son style de vie et ses envies ne venaient pas un certain coût.
La tirade du pirate manqua de faire écarquiller les yeux à la vampire tandis qu’elle écoutait attentivement. Son visage demeura parfaitement neutre et froid mais intérieurement, elle commençait à réfléchir. A ses côtés se tenait un ennemi connu et reconnu des pirates, peut-être que lui donner un coup de main n’était pas la chose la plus intelligente à faire. Cependant la suite des exploits énumérés par l’elfe au visage défiguré par la haine l’intéressait davantage que de froisser quelques plumes. Un tel allié ne pouvait s’avérer qu’utile en plus de lui offrir l’opportunité de rester en sa compagnie sans risquer de se voir éventrée. Et qui disait compagnie autorisée indiquait l’éventuelle possibilité de pouvoir à nouveau caresser cette fourrure épaisse et douce et, peut-être, de fourrer son nez dans la crinière fournie du grand mâle. Une raison plus que suffisante pour rester de ce côté-ci de la taverne.

La remarque du pirate sur la nécessité de boire de la « gnôle » afin d’avoir un minimum de conversation modifia son expression. De glaciale et froide, elle devint méprisante à souhait, toisant les pirates avec dédain.
La meute de charognards se mit en mouvement, avançant de côté comme un banc de crabes incertains de leur destination, incapable d’attaquer de front et les lèvres de Liz se tordirent de mépris tandis qu’elle décroisait les bras. Deux se dirigèrent vers elle, lui faisant presque directement face quoiqu’avec une certaine distance entre eux afin de ne pas se gêner l’un l’autre lors de leur assaut. Première marque d’intelligence dont elle était témoin et probablement celle dont elle se serait le plus passée si elle en avait eu la possibilité. Deux andouilles auraient probablement représenté un danger moins important.

Derrière elle, le son léger d’un déplacement la fit se tendre et son regard acéré se dirigea instinctivement vers l’arrière avant de revenir sur les pirates, gardant les gredins dans son champ de vision. Le graärh s’était légèrement déplacé, lui offrant son dos pour faire face aux trois adversaires qui s’étaient désignés pour l’affronter lui. Liz s’autorisa une seconde pour s’offenser que ces moins que rien la sous-estime avant de réaliser que c’était à son avantage et que, peut-être, pour une fois, elle ferait mieux de la fermer.
Elle cilla, prise par surprise par le langage inconnu qu’il venait d’utiliser bien que charmée par ses intonations et sa tonalité. Son regard glacé passé d’un adversaire à l’autre, le masqué et un humain… par ailleurs le plus jeune des trois. Une insulte qui lui fit froncer le nez.

« Je vous aiderais, » lâcha-t-elle avec mauvaise humeur, « mais vous aurez des comptes à me rendre une fois qu’on n’en aura fini avec eux. »

Pas une once de doute quant à l’issue de l’affrontement, quand bien même le nombre et les circonstances n’étaient pas en leur faveur. Avec une légère inclinaison de la tête, son regard acéré rivé sur l’homme masqué qui lui faisait face, elle ajouta : « Il faudra aussi traduire ce que vous venez de me dire, je ne parle pas le graärh. »

« Pas encore, » songea-t-elle avant qu’un mouvement derrière elle n’attire momentanément son attention et que le masqué n’utilise cette opportunité pour lui sauter dessus. Prise momentanément par surprise, Liz se contenta d’esquiver de justesse un coup de pied qui frôla ses côtes avant qu’un coup de poing ne fouette l’air là où son visage se trouvait moins d’une seconde auparavant. L’ennemi était au moins aussi rapide qu’elle.
L’humain tenta de la prendre par surprise mais la vampire esquiva habilement l’assaut. Son visage fermé par la concentration, elle dansa hors de portée de l’ennemi masqué avant de rouler au sol derrière l’humain. Elle se redressa d’un bond, se jetant sur le dos de ce qui n’était probablement pas plus qu’un adolescent et, tirant sur ses cheveux sans la moindre douceur afin de lui incliner la tête vers l’arrière, enfonça ses crocs dans la gorge ainsi offerte. Elle profita de l’occasion pour prélever une gorgée de sang mais, attaquée par le second pirate, esquiva de justesse un coup de talon portée à sa tête. Liz recula juste à temps mais le jeune humain se prit le coup à sa place et s’effondra comme une poupée de chiffon. La nouvelle née adressa un sourire sanguinolent à son dernier adversaire, l’air très satisfaite d’elle-même et narguant ouvertement l’attaquant.

Une provocation qui fonctionna du tonnerre puisque l’assaillant se lança à sa poursuite avec une rapidité stupéfiante. Liz esquiva de justesse, ravie que sa coordination soit de bon niveau afin de lui permettre d’évader ces attaques sans y perdre quelques plumes. Elle dévia quelques coups, frappant des mains gantées avant qu’elles n’atteignent son visage, sa cuisse ou son flanc, se contentant pour commencer de rester hors de portée et inatteignable. Elle trouverait le bon moment pour attaquer, de cela, elle en était certaine. Par ailleurs, elle n’avait absolument pas besoin de respirer et, à en juger par le souffle régulier quoiqu’un peu plus rapide de son adversaire, ce n’était pas le cas de ce dernier.
Concentrée sur les mouvements de son adversaire, elle en oublia momentanément de garder une certaine attention concernant son environnement et perdit l’équilibre lorsqu’une chaise se mit en travers de son chemin. Trébuchant, elle prit une vive inspiration lorsqu’un coup trouva ses côtes et s’étala bêtement. Consciente que sa position était dangereuse, la vampire se redressa rapidement mais pas avant qu’un nouveau coup ne lui déchire l’épaule, endommageant son armure et laissant sur son passage quatre estafilades sanglantes. Liz n’eut guère le temps de s’attarder sur le sujet que le masqué repartait à l’assaut. Faisant mine de prendre peur, la vampire recula vivement, trébuchante et vacillante, une main portée à son épaule blessée.

Face à elle, l’ennemi se déplaçait désormais avec assurance, les mains ouvertes comme pour mieux l’attraper, le buste légèrement penché en avant. Liz écarquilla ses yeux de peur et fit mine de tourner le dos dans l’intention de s’évader. Derrière elle, le son attendu d’un prédateur bondissant sur sa proie la fit réagir rapidement et elle s’écarta vivement, frappant à l’aveugle en espérant toucher sa cible. Son coude n’atteignit pas l’attaquant à la poitrine mais l’atteignit en plein ventre, lui arrachant le son d’un ballon de baudruche crevé. Sans attendre, la vampire frappa à nouveau, cette fois en plein visage avant de donner un grand coup de talon juste sur le côté du genou gauche.
L’assaillant s’effondra à genoux avec un cri de douleur qui s’éteignit brutalement lorsque Liz l’acheva d’un dernier coup de poing au visage, l’assommant sans regret. La forme immobile au sol la fit plisser les yeux et elle s’accroupit à côté de sa victime pour lui ôter son masque, révélant la gueule fine d’une graärh. La fourrure, grise, était striée d’orange, et plus courte que celle du géant qui affrontait les trois autres pirates non loin de là. Magnifique. Incapable de se retenir, la vampire glissa ses doigts au milieu des poils fournis, un frisson parcourant sa peau au contact soyeux. Elle caressa du bout des doigts l’ourlet d’une oreille veloutée avant de lever les yeux vers le lion à la crinière fournie.

Peut-être qu’elle ferait mieux de lui donner un coup de main. Délaissant la graärh à regret, Liz se redressa et se planta non loin bien qu’à bonne distance afin de ne pas gêner son improbable allié. Toujours positionnée dans son dos afin de prévenir une attaque surprise, elle observa d’un oeil critique tout en se retenant de toucher la plaie qui lui barrait l’épaule. La douleur irradiait et brûlait plus qu’elle ne l’aurait imaginé et elle devait se faire violence pour ne pas chercher un moyen de l’apaiser.

« Besoin d’aide ? » proposa-t-elle, observant le manège des adversaires afin de, peut-être, intervenir à temps et si nécessaire, de la meilleure des façons.

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Le combat ne durait que depuis quelques secondes, mais il était déjà rude et sans pitié. Tandis que l’adversaire qu’il avait projeté dans les airs se relevait maladroitement, les deux autres jouaient de lames et de gourdin sans pitié. D’ordinaire, Asolraahn les aurait réduits en bouillie, mais sa blessure sur le côté l’handicapait, et les assassins n’en étaient pas à leur premier coup. Ils avaient repéré sa faiblesse et s’en servait astucieusement pour le mettre à mal. Il l’acculait peu à peu vers un coin du mur. Le félin redoubla de rage. Il était conscient du danger mortel qui l’entourait. Ses sens, décuplés par le glas prochain de la mort, aiguisèrent ses réflexes et sa détermination. Alors qu’il parait un coup de l’elfe, il poussa un rugissement terrifiant. Le deuxième assassin qui tenait le gourdin hésita et il en profita pour le sabrer de ses griffes. Au même moment, une lame déchira la peau de rhinocéros laineux de sa grève gauche et lui entailla le bras. Le géant opalin recula, roula sur le côté, se releva et tendit le bâton devant lui pour prévenir tout assaut. Un filet de sang s’écoulait de sa chair.

Il baissa les yeux en direction de la jeune vampire. Son ange-gardien surprise, combattant les autres assaillants, avait l’air de ne pas trop mal se débrouiller compte tenu du corps étendu sur le parquet. Celui à la capuche était pourtant un tourbillon de rapidité, dont les salves fulgurantes mettaient à mal ses défenses. Mais Asolraahn n’eut pas le temps de vérifier quel serait l’issue des futures rixes. Ses propres agresseurs avançaient doucement, souriant derrière des rictus menaçant. Le félin leur répondit :

-Vous n’en avez pas eu assez ? Allez, mes chibis, que la danse reprenne !

Feulant comme un chat sauvage, il les attaqua tous en même temps. Son bâton décrivit un arc-de-cercle qui alla se fracasser sur le visage du premier, bouche bée. Le géant opalin était au milieu d’eux, son arme tournoyant pareille à un cercle massif qui frappait et contrait sans ménagement. Ils reculèrent, tout d’abord abasourdis, puis ils bondirent à l’unisson, hurlant leurs cris de guerre. L’elfe fut le premier sur lui. Il se fendit avec sa lame, puis au dernier moment, la prit à deux mains ; il escomptait taillader à grands coups jusqu’à ce que la défense du géant opalin cède. Cette fois, Asolraahn l’accueillit avec plaisir. Il para le coup et enfonça son bâton dans la poitrine de son ennemi avant le second coup de taille. D’un coup de patte dévastateur, il le projeta sur le passage de l’autre pirate.

Quelque chose siffla dans l’air. Une lumière explosa devant ses yeux lorsque le gourdin l’atteignit ; Il recula lourdement tandis qu’une silhouette sombre bondissait en avant.

C’était le pirate qu’il avait touché de son bâton. Son front était couvert de sang jusqu’à ses joues. Il avait les yeux écarquillés et une véritable mine de dément. Sa garde et ses gestes étaient maladroits. Un autre coup faillit cependant réduire son crâne en bouillie. Il l’esquiva de justesse.

« Besoin d’aide ? »

Les mots simples et détachés semblèrent naître au plus profond de son ouïe, si profond qu’en réalité, il crut que cela venait d’un rêve. Il se détourna du combat et prit une grande inspiration. La jeune vampire se tenait là, blessée à l’épaule mais en meilleur état que les deux bougres qu’elle avait laissé derrière elle. Son immobilité brisa la rythmique guerrière qui avait régné sur ses instincts durant les dernières minutes. Elle avait également en ces quelques mots calmés les ardeurs de leurs ennemis. Incroyable comment les vampires avaient cette caractéristique si singulière du verbe glacé : On ne pouvait refroidir l’atmosphère plus efficacement qu’avec cette posture prédatrice et ce ton nonchalant. Asolraahn devait bien avouer qu’il était impressionné.

Il n’avait pas non plus envie d’être responsable de sa seconde mort. En voyant ses blessures, sa colère s’amplifia. Tout ça pour quoi ? Il avait récupéré son bracelet, retrouvé la paix, et le feu que ses griefs avaient fait naître en lui s’était éteint en même temps. Cette chasse n’avait pas de sens. Toute cette affaire aurait pu être réglée sans effusion de sang si les pirates avaient eu l’intelligence de repartir. C’était manifestement trop dur à avaler pour eux. Pour l’un des deux humains encore debout plus particulièrement. Alors que ses compagnons hésitaient à reprendre l’assaut en voyant arriver la vampire, lui se jeta dans la mêlée sans réfléchir. Le bâton d’Asolraahn cogna contre le plat de son épée qui s’écrasa contre le sol. Un autre coup l’éjecta ad litteram dans les airs : L’occasion pour le géant opalin de mettre un terme à la danse de la mort.

-Assez ! hurla-t-il.

Sa voix retentit dans toute la pièce.

-Rengainez vos jouets, tous !

Les pirates se raidirent. Lentement toutefois, ils s’exécutèrent avant de reculer, s’assurant une marge de manœuvre dans le cas d’une attaque-surprise. A n’en pas douter, ils n’étaient pas des amateurs. Ils regardaient nerveusement le félin et la vampire.

-Bien. Je suis Asolraahn, le géant opalin. Et je dis que le sang a assez coulé. Prenez vos blessés avec vous et allez-vous-en.

Les deux hommes s’écartèrent pour laisser passer l’elfe qui devait être leur chef. Son visage n’avait déjà pas fière allure lorsqu’il était entré dans la taverne, maintenant il était à la limite d’être franchement hideux. Le félin réprima un gloussement. Cela aurait été déplacé. Enfin, la tentation était parfois grande. Qu’y pouvait-il ? Il était de notoriété publique qu’il n’était qu’un animal, après tout.

-Je suis Thorvond. Et je vais te tuer, répondit l’elfe d’un air déterminé.

-Je ne crois pas. Combien de tes hommes sont à terre ? Combien vont mourir pour moi ?

-Tu les rejoindras bientôt. Et la vampire aussi ?

-Es-tu sûr de ça ? Sais-tu au moins qui elle est ?

-Qu’importe !

-Stupide oreille pointue ! (Il renifla dans la direction du vampire) N’as-tu pas entendu comment elle a appelé ce port ? C’est sa ville.

-Une Elusis ?

-Tout juste, l’ami. Imaginez le courroux du clan s’il apprend que vous vous en êtes pris à l’une des leurs. Par les Esprits, je n’aimerais pas être à votre place ! Mais ça peut peut-être bien se terminer pour vous, à la condition qu’on en reste là.

Les humains s’agitèrent à cette idée. La main qui tenait leur arme au repos tremblait légèrement. Ils avaient vu comment la jeune vampire s’était débarrassée de leurs compagnons derrière et la voir avec un félin sanguinolent de plus trois mètres de haut ne leur donnait plus tant l’envie de se battre. L’elfe quant à lui eut un sourire qui n’avait rien d’heureux.

-Ah, je vois que tu cherches à nous faire peur. Très bien ! Nous allons partir. Et quand nous nous reverrons, je me ferai un plaisir de prélever quelques crocs sur ton cadavre pour m’en faire un collier.

Le géant opalin ne répondit pas. Il masquait son épuisement derrière une allure pleine de prudence. Les pirates rejoignirent les blessés qu’avait laissés la vampire. Asolraahn les regarda faire de loin. En voyant les traits de l’un des agresseurs derrière son capuchon relevé, il perdit soudain toute contenance. Il s’agissait d’une graärh au pelage gris et orangé. Incapable de rester stoïque, il se dirigea vers elle et gronda dans sa langue natale :

-Tu vis avec ces meurtriers ?! Tu trahis ton peuple sans regret aucun et tu les laisses nous massacrer !

La dénommée plissa les yeux en montrant brutalement les crocs. Elle lui cracha au visage et lui jeta des mots Graärh plus cruels que des fers chauffés à blanc. Elle remit sèchement son capuchon et se retira avec ses compagnons, le laissant seul avec un mélange de surprise et de dégoût. Il se retourna face à la vampire, puis inclina légèrement la tête à son encontre. Ses coussinets grinçaient de concert en la toisant dans le joyau glacial de ses yeux. Il gardait précautionneusement la patte sur son ample bâton :

–Hum…. merci pour le coup de main. Je suis surpris. D’ordinaire, mes querelles n’intéressent pas beaucoup de vampires. Et comment, par les Esprits, as-tu obtenu ce bracelet ?

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Le voir se battre avait quelque chose d’extrêmement intéressant et motivant. La puissance brute de ses gestes, leur efficacité remarquable et la sauvagerie qui suintait de chacun de ses mouvements, tout cela l’hypnotisait presque. Si elle gardait une attention tout particulière concernant l’état du graärh afin que rien de fâcheux ne lui arrive - il était hors de question de donner satisfaction à ces moins que rien suicidaires - Liz ne profitait pas moins du spectacle. Observant avec une grande attention, tentant d’apprendre ce qu’elle pouvait. Elle n’avait certes pas la carrure du fauve ni ses griffes, ni sa taille et certainement était-elle moins forte que lui mais elle pouvait apprendre. S’adapter. Réutiliser ce qu’elle voyait mais de façon différente, plus cohérente avec sa propre physionomie sans parler de ses propres capacités. Elle s’était découvert une certaine compétence pour le combat à mains nues, peut-être pouvait-elle s’entraîner sur le sujet et pousser son avantage en la matière.
Restant à proximité afin de pouvoir intervenir en cas de besoin, Liz se tenait les bras croisés, les pieds fermement ancrées sur le sol de la taverne tandis qu’elle observait d’un regard perçant.

Son intervention, une proposition de venir en aide au graärh, attira l’attention de ce dernier et elle croisa son regard. L’expression de sa gueule était indubitablement guerrière mais elle s’adoucit lorsqu’il la vit, comme si voir Liz avait comme apaisé son élan sauvage. Mis une halte, stoppé son élan alors même qu’il était en bonne voie de les écraser même s’il était blessé et dépassé en nombre.
L’un des pirates s’élança, chargeant sans une once d’élégance… pour mieux se faire rabrouer par le graärh. Un coup de bâton et l’imbécile fut projeté dans les airs et certainement mis hors jeu. Le hurlement, presque rugissement, du guerrier tonna dans la taverne comme coup de tonnerre auquel Liz ne s’était pas attendu. Retenant avec peine un frémissement, son expression se fit d’autant plus orageuse qu’elle n’appréciait pas avoir été prise par surprise au point de presque tressaillir. Il était inacceptable qu’elle puisse laisser deviner la moindre de sa réaction, qu’elle puisse en avoir une quelconque pour commencer. Qu’elle ressente des émotions était une chose, qu’elle les exprime malgré elle en était une autre.

Le prédateur à fourrure était occupé à palabrer avec les pirates et ne vit pas le bref regard noir qu’elle lui jeta, lui repprochant sa propre réaction involontaire. Elle nota cependant que ses ordres furent étrangement exécutés par les pirates. Ceux-ci, en mauvais état et en mauvaise posture n’avaient pas bonne mine mais elle ne s’attendait pas tout à fait à ce qu’ils obéissent à la moindre requête du graärh qu’ils étaient venu pour tuer.

Asolraahn, nota-t-elle, son expression orageuse et fermée se faisant plus curieuse tandis qu’elle considérait le dos large, pelucheux et musclé du graärh. Le géant opalin. Un titre qui arracha un sourire à la nouvelle née. Il lui collait bien, clairement, et il donnait une image autrement plus douce au guerrier colossal qui se trouvait dans la taverne. Le graärh pouvait à peine se tenir debout dans la pièce tant il était grand, il semblait occuper tout l’espace à lui seul. Il ne s’agissait pas seulement de sa carrure imposante et de son corps de géant dont il portait si bien le nom, mais toute sa personne.
L’elfe, qui ne pouvait plus prétendre à subjuguer grand monde étant donné l’état catastrophique de son visage après avoir fait connaissance avec le bâton d’Asolraahn et le sol, prit place au devant de ses acolytes pour prendre la parole. Sa déclaration, cependant, arracha un souffle moqueur à la vampire qu’elle ne chercha pas à dissimuler ni à réprimer, se moquant ouvertement de sa déclaration.

« Si toi et tes hommes êtes déjà bien en peine pour l’abattre ensemble, je vois mal comment tes petits bras maigrelets comptent venir à bout d’un steak pareil, » lâcha-t-elle, narquoise.

A moins d’user de techniques peu recommandables et, plus exactement, peu honorables. Elle était elle-même, découvrit-elle, adepte du fait qu’un adversaire trop important ne valait pas la peine d’être attaqué de front. Surtout si la défaite était claire et évidente. La fin, songea-t-elle, justifiait les moyens et l’honneur ne mettrait pas d’or dans la poche des siens. Non pas que chacun de ses gestes serait nécessairement dédié à la cause vampirique mais elle savait par avance qu’elle avait bien l’intention de servir l’intérêt des vampires, d’une manière ou d’une autre.
Ses propres paroles firent échos à celles que prononça Asolraahn, comme pour bien enfoncer le clou de son incompétence et Liz sourit de toutes ses dents. Elle avait l’air étrange d’une première de la classe, une expression de joie innocente, un rien moqueuse, habillée d’une armure d’assassin, la bouche tâchée de sang et l’épaule déchirée. La réplique de l’elfe, cependant, brisa l’innocence et la joie au profit du dédain tandis qu’elle se contentait de lever les yeux au ciel, l’air exaspéré tout en laissant au graärh le loisir de gérer ces imbéciles.

Elle rejoignit le côté du fauve, se campant à ses côtés, les bras croisés et la mine revêche tandis qu’elle toisait les pirates dépenaillés qui leur faisaient face. A l’allusion concernant son appartenance au clan Elusis, Liz ne pipa mot, se contentant de les observer sans ciller, l’air froid et méprisant. Elle n’avait pas besoin de se justifier, son nom de famille, son clan, ses p-... son père pouvait peser dans la balance mais à cet instant présent, elle n’avait pas besoin de cette influence. Elle s’en servirait lorsque cela s’avérerait nécessaire mais pour l’heure, ce n’était pas le cas. Cependant l’expression de malaise et d’inquiétude qui prit place sur certains visages la contentait. Satisfaite, elle s’en repaissait comme un chat observant la crème avant d’y plonger le nez et les moustaches.

A la menace de l’elfe concernant l’avenir d’Asolraahn et l’avenir de ses crocs, Liz laissa le graärh s’étonner et s’insurger contre sa semblable pour s’adresser à Thorvond.

« Si j’apprends qu’il lui est arrivé malheur aux mains des pirates, » laissa-t-elle tomber doucement, sa voix claire et audible malgré un ton bas et doucereux, « tu serais le premier que je viendrais chercher, » promit-elle. « Et ce seront tes dents qui trôneront autour de mon cou. » Elle inclina la tête, un petit sourire étirant ses lèvres tandis qu’elle poursuivait, consciente du fonctionnement des pirates. « Et peut-être tes doigts aussi. Et toi, tu seras sans emploi. »

Il blêmit au moment même où la graärh, revenue de son petit moment d’inconscience, crachait au visage d’Asolraahn, l’invectivant dans leur language natale. Ils s’en allèrent sans un mot de plus, laissant derrière eux une taverne ravagée et un graärh et une vampire peut-être pas en meilleur état.
Le calme qui s’installa sur la taverne se brisa au moment où le géant opalin se tournait vers elle, son énorme museau pointé vers elle, son oeil d’un bleu glacial la toisant depuis sa haute taille. Liz garda les bras croisés, le toisant en retour depuis son mètre cinquante-sept sans paraître affectée une seule seconde par la différence de taille. Elle s’offrit une seconde pour considérer le danger de sa proximité. La vampire se trouvait à l’emplacement idéal pour qu’un coup de patte la cueille sans difficulté. S’il était assez rapide - ce qu’il pouvait indubitablement être - il pouvait l’éventrer d’un coup. Elle se demanda, avec une forme de curiosité compétitive, si elle serait en mesure de l’esquiver ou si elle se ferait avoir à l’instar des pirates qui avaient souffert de la vivacité du colosse.

« Je ne suis pas n’importe quel vampire, » lâcha-t-elle froidement en détaillant le graärh du regard. Sa question, cependant, lui fit froncer le nez avec dégoût tandis qu’elle plantait à nouveau ses yeux dans l’unique orbe glaciale qui la toisait de près de trois mètres. « Cet abruti l’agitait en clamant haut et fort ce que c’était et à qui ça appartenait, » son expression se fit contemplatrice et il inclina brièvement la tête sur le côté avant d’ajouter, « je me suis dis que ça lui ferait les pieds si quelqu’un lui volait sous le nez. »

Ce n’était pas tout à fait ça, ni tout à fait vrai. Mais le graärh n’avait pas besoin de le savoir. Elle ne savait pas tout à fait ce qui s’était déroulé entre Asolraahn et les pirates, mais ce qu’elle avait entendu lui indiquait clairement que le géant n’était pas celui qui était à l’origine du grabuge, du moins pas selon les informations qu’elle avait à sa disposition. Qu’Asolraahn soit allé titiller les pirates d’un peu trop près avant de se réfugier à Névrast était une chose, que les pirates aient pensé intelligent de l’y poursuivre en croyant pouvoir le tuer, s’en emparer et faire du grabuge dans la ville en était une autre. Elle n’était cependant pas certaine que la provocation du graärh pour attirer le roi des pirates en personne n’ait pas contribué au grabuge en question.

« La prochaine fois que vous voulez chercher les problèmes, faites-le ailleurs qu’à Névrast, » conseilla-t-elle, « ou cette fois-ci c’est moi qui devrait vous botter le cul. »

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Voilà des années qu’Asolraahn n’avait plus rencontré le moindre vampire. Depuis son départ de Paadshaïl en réalité, lorsqu’il avait fait voile vers Néthéril pour rencontrer la légion Vat’Aan’Ruda. Quand il était revenu à Nevrast pour apporter son aide contre les licornes, ses quelques contacts avec le peuple de la nuit s’étaient faits sommaires. Le géant opalin les voyait tel qu’il les avait toujours vu, rien n’avait semble-t-il changer dans leurs habitudes. Ils restaient terriblement sinistres et monotones ; des chasseurs de grand talent ; de solides guerriers ; des stratèges calculateurs, capables de tendre une patte en signe de paix tandis que l’autre tenait une dague empoisonnée. Au point qu’en lui s’était faite jour cette conviction que hormis quelques vampires singuliers, des cas isolés, qui étaient tatouées dans le fond de sa mémoire, il ne croiserait plus grand monde dénotant d’un caractère opposé à cette tendance. Et pourtant, jamais Asolraahn n’avait rencontré de vampires de l’envergure de celle qui se tenait à ses côtés.

Dès que la petite vampire s’était mise à menacer les pirates et à le traiter de « steak », la stupeur passée, il sut au fond de lui deux choses : son étrange alliée n’avait pas sa langue dans sa poche et, point le plus important, elle ne semblait pas l’apprécier plus que de raison. Le géant opalin n’était pas sûr de la tenir dans son cœur non plus. N’étant déjà pas en bons termes avec le clan Elusis, car leur différend dans l’antre de l’Arbre-Songe lui restait toujours en travers de la gorge, il avait également découvert qu’un accord entre eux et les pirates avaient été conclu. Il devait admettre que pour cette même raison, la petite vampire l’intriguait. Pourquoi une Elusis irait aider un Graärh sur son propre territoire contre des alliés du clan ?

Peut-être était-elle sincère pour son vœu d’ordre et de justice, qui sait ? En tout cas, cela eut l’effet escompté. Les pirates partirent d’un pas rigide en gardant le silence. Asolraahn les dévisagea pendant un moment puis leur tourna le dos et se préoccupa rapidement de la dernière silhouette à se tenir près de lui. Il sourit légèrement en levant le spectacle d’un rictus malin : Entendre la petite histoire de la jeune vampire avait de quoi prêter à confusion, si l’on omettait le flegme inhérent de son peuple. Qui irait, sous le regard d’une bande de pirates, leur voler un accessoire, sans fioritures pas même une denrée rare, et se diriger ensuite à la taverne pour le rendre à son propriétaire dont elle ne connaissait rien ? Elle ne lui disait pas tout, c’était évident. Et si ce n’était pas le cas, alors c’était encore plus inquiétant !

-C’est bien aimable de ta part. Ces bouffeurs d’agrume me l’ont dérobé justement, à la volée, dans un talus de ta belle ville. J’ai répliqué sans attendre. Je me suis jeté sur le plus lent d’entre eux : le poids mort du troupeau, ouais, pire qu’un traîneau, celui-ci : Ca a redonné des ardeurs aux autres et en quelques secondes, voilà que j’étais pourchassé par des sacs à viande dans trois quartiers différents.

Il traversa ensuite le bar avant de s’installer proprement sur un banc. Histoire de reprendre son souffle. Il offrit un regard au spectacle de la taverne : les tables avaient été soulevées et des bancs avaient été abîmés pendant l’esclandre. Le géant opalin siffla entre ses crocs. Il se jura d’aider Kavalys à remettre en place son établissement, pour le remercier d’avoir emmené son petit loin d’ici. C’était la moindre des choses. Il devait l’avouer, cela faisait un moment qu’Asolraahn n’arrêtait pas de causer des soucis à son vieil ami. Il avait pris conscience également qu’à Nevrast, s’épandait une sorte de justice comme rarement il en avait vu. Dans une légion Graärh, le moindre crime, la moindre tuerie, la moindre odeur d’insolence était immédiatement punie. C’était la loi et elle était largement respectée. Bien sûr, il y avait les duels et certains se soldaient par la mort. Mais ils étaient rares. Il y avait peu de Graärhs et encore trop peu de shikaree pour qu’une légion se permette d’avoir des êtres sanguinaires dans ses rangs.

Chez les vampires, c’était différent. Le moindre conflit ouvert attirait la curiosité plus que la révolte. Ces derniers jours, Asolraahn en avait été le témoin et acteur. Chacun de ses combats avait dû attirer l’attention de quelques habitants. Avaient-ils levé le petit doigt ? Bien sûr que non. Et cela comptait aussi pour les clients de la Lune Sanguine. Personne ne réagissait à une rixe qui ne le concernait pas. Les querelles vampiriques étaient monnaie courante, il n’y aurait jamais assez de restrictions, sinon étant inacceptables, qui empêcheraient de telles tueries dans Nevrast. Alors on fermait les yeux et on regardait ailleurs.

Ou au contraire, on ne perdait pas une goutte du spectacle.

Pas étonnant finalement que la jeune vampire devant lui ait entendu parler de lui. Mais la question qui demeurait était bel et bien pourquoi.

Il arriva ainsi un moment où les menaces se tournèrent non plus vers les pirates, mais sur lui. A cet instant, les pupilles froides du géant opalin se taillèrent la crevasse de son regard en deux petites fissures, ne devenant plus que des fentes bien fixes, luisant dans la pénombre de la taverne. Il se releva malgré sa blessure au côté et se rapprocha à grands pas de la jeune vampire. Il tenait encore son bâton d’une patte bien ferme.

-Le ton dont tu uses ne me plaît guère, petite. Mais peu importe, je comprends ce que tu suggères par lui. Tu suggères que tu n’entends pas me laisser entreprendre… ce que je pourrais faire de plus à mes ennemis, quel que soit la gravité de leurs crimes. Quel que soit l’infamie que leur bidoche a causé sur cette terre qui est et a toujours été nôtre.

Il cligna des yeux et pencha la tête de côté. Dire que cette idée ne lui plaisait pas était, à ne pas en douter, un bel euphémisme. Il avait de la colère en lui. Mais aussi de la curiosité. Lentement, il posa son bâton contre une table en ruine :

-Et qu’en est-il de la sentence si je les crevais dans leur couverture ? Un petit coup dans le derrière et on en parle plus ? (Il eut un gloussement rocailleux) Hum… ça me va ! C’est toujours mieux que de les laisser assassiner mes frères à Néthéril.

Il ne fit pas mention de la légion Vat’Em’Medonis, située sur Paadshaïl. Il connaissait suffisamment bien son peuple natal pour savoir qu’à part quelques lâches escapades, les pirates s’en mordraient les doigts de venir les débusquer :

-Mais il y a une chose que je n’arrive pas à cerner. Tu n’es pas n’importe quel vampire, c’est sûr. Et je peux même ajouter que ton clan ne serait pas plus heureux que ça d’apprendre que tu aides un Graärh et met une fessée à des pirates pour lui sauver la peau. Ici c’est Nevrast, oui. C’est le pays des Elusis, le clan qui au lieu de se débarrasser d’un fichu arbre vengeur qui maltraitait les rêves de la population a préféré envoyer des esclaves à la mort, c’est-à-dire des Graärhs que les écumeurs des mers leur ont refilé pour se préserver. Y a pas de mots pour ça. Même pas assez de haine. Le mépris ne suffit pas non plus. Et pour sûr il ne doit pas me porter dans la besace amicale, ton clan. Je dirais même que si je parvenais à m’y faufiler, on y mettrait un trou pour que je puisse glisser.

Asolraahn prit une lente inspiration et demanda finalement de sa voix miaulante :

-Alors pourquoi tu m’as sauvé la vie, hein ? Est-ce que ton clan veut quelque chose de moi ?

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La jeune vampire observa le départ des pirates, les yeux plissés. Voir leurs dos offerts lui donnait l’irrémédiable envie de leur sauter dessus et de leur faire payer leur inconscience. Qui étaient-ils pour penser pouvoir s’en tirer de la sorte alors même qu’ils avaient cru un instant pouvoir s’en prendre à elle et vivre ? Liz garda les bras croisés, les poings serrés et le visage froid, sa posture tendue jusqu’à ce que le dernier d’entre eux n'ait disparu. Elle se força à ne pas tendre l’oreille et à ne pas écouter l’écho de leurs pas s’éloignant, consciente qu’il deviendrait alors difficile pour elle de résister à l’envie de s’élancer à leur poursuite et de teindre de rouge le pavé neuf de Névrast. Au fond d’elle-même, dans un recoin auquel elle refusait de porter attention tout en admettant un fond de vérité, résidait la conscience qu’elle ne serait certainement pas à la hauteur de la tâche, de toute façon. Asolraahn lui-même, le géant opalin, avait bien eut du mal à s’en tirer face à eux et il n’en avait affronté “que” trois. Elle même deux, le tout en manquant bien d’y passer.
Ce petit recoin réaliste, cependant, murmura un autre fait qui lui arracha un sourire mauvais. « Ils n’avaient nul besoin de voir la mort venir, » songea-t-elle froidement. En combat singulier, elle n’était peut-être pas à la hauteur mais elle avait d’autres moyens. Hormis la graärh, aucun d’entre eux n’était un prédateur et la plupart étaient même ses proies naturelles.

Abandonnant le sujet, Liz s’autorisa à se détendre, laissant l’élan prédateur et le besoin d’en découdre s’écouler et disparaître. Au moins autant que possible. La question du géant lui offrit une distraction bienvenue et elle y répondit avec sa morgue habituelle, ne dévoilant pas tout, comme il semblait lui être coutume, mais offrant malgré tout une réponse qui devrait être satisfaisante. Et si elle ne l’était pas, eh bien le graärh s’y ferait malgré tout. Ce n’était pas comme si elle lui offrait le choix.
L’insulte “bouffeur d’agrume”, lui tira un rire par le nez, peu élégant mais néanmoins éloquent. C’était la deuxième fois qu’il l’employait et cela tira un sourire narquois à la jeune vampire qui se fit un rien plus mordant. Les choses n’étaient clairement pas aussi noires et blanches qu’elle l’avait imaginé. Des pirates et de lui, apparemment il semblerait que le graärh soit à l’origine des premières effusions de sang. Encore qu’elle pouvait argumenter en notant que le pirate n’avait qu’à être plus rapide, après tout.

Tandis qu’il s’éloignait pour aller s’installer sur un des bancs, le regard de Liz ne quitta pas son large dos poilu tandis qu’elle considérait la question. Peut-être devrait-elle s’arranger pour que le borgne se retrouve jeté hors de la ville également, à l’instar des pirates si ceux-ci poursuivaient leur mauvais comportement.
L’odeur du sang de graärh, remarqua-t-elle tandis qu’un nouvel effluve lui parvenait, n’avait définitivement aucun attrait. C’était sans compter le réel inconfort que devait représenter une bouche pleine de poils. Encore qu’elle avait entendu parler de quelques rares vampires appréciant nettement le goût du sang de ces chats intelligents. Le seul problème qu’elle se voyait rencontrer, en la matière, était le fait qu’elle avait davantage envie d’aller s’asseoir sur la table et de caresser l’épaisse crinière en s’extasiant de sa douceur. Peut-être même d’aller le gratouiller sous le menton et de voir s’il appréciait le geste. Peut-être ferait-il comme certain chat en ayant les moustaches pointées vers l’avant et les yeux qui louchent… L’envie la démangeait mais la nouvelle née resta plantée là où elle était, les bras croisés. Une distance de sécurité qu’elle trouva réconfortante lorsqu’elle prononça sa propre menace, invitant le graärh à ne pas foutre le bordel dans sa ville s’il tenait à y rester et à garder les pieds de la nouvelle née éloignés de ses fesses poilues.

Voyant la manière dont ses pupilles se rétractèrent en deux fentes menaçantes, Liz plissa les siens, les lèvres serrées en une expression froidement déterminée. La différence de taille était presque ridicule, et pas seulement en terme de hauteur mais également en terme de carrure, pour autant elle n’avait pas l’intention de lâcher du terrain. La distance qu’elle avait été un instant auparavant soulagée de trouver entre elle et lui s’amenuisa tandis qu’il s’approchait à grand pas, sa large carrure obstruant toute lumière tandis qu’il la dominait de toute sa taille. Minuscule souris face au chat en colère, la vampire ne bougea pas d’un iota et se permit même de hausser un sourcil dubitatif à l’attention du prédateur à fourrure.
La mention de son ton déplaisant lui arracha un souffle railleur tandis qu’elle répondait d’une voix traînante :

« Je me fiche de ce qui te plais ou non, géant opalin, je ne suggère rien du tout, bien qu’il semblerait que tu aies malgré tout compris de travers. »

Elle le dévisagea, apparemment dénuée de peur malgré le noeud serré qui se trouvait dans sa poitrine et le nombre de pensée qui lui passait par la tête. Liz songeait aux différentes façons dont elle pourrait esquiver un quelconque assaut, prenait toujours en compte les différentes blessures qui lui offriraient un avantage certain.

« Tu peux leur arracher la couenne, pour ce que j’en ai à faire, » poursuivit-elle dans un grondement, son regard glacial rivé dans l’oeil clair du fauve, « mais tu le fais en dehors de Névrast. Aux portes de la ville, si ça te chante. »

Il lui faudrait peut-être ramener l’information à son père. Les pirates étaient après tout d’importantes alliés qui n’étaient pas sans apporter un poids non négligeable dans leurs affaires.
L’ire du félin, cependant, sembla dégonfler à mesure qu’il parlait et Liz l’observa avec curiosité, ne se permettant pas de relâcher son attention et sa vigilance. Elle n’avait que peu d’expérience en combat mais son esprit retors lui rappelait qu’un ennemi qui n’apparaît plus en colère ne l’est pas forcément et qu’il pouvait malgré tout frapper à tout moment. Un seul revers d’une de ces monstrueuses pattes griffues pouvait se révéler mortel ou, en tout cas, dévastateur. Elle ne s’en relèverait certainement pas assez vite pour échapper au prédateur s’il lui venait à l’esprit d’en finir avec elle. Il lui faudrait alors être plus rapide et plus insaisissable que jamais. Elle n’avait rien moins envie que de reculer d’un pas. Ou deux. Mais elle ne se le permit pas, demeurant exactement là où elle se trouvait, campée, les bras croisés.

Il s’exprimait bien dans la langue commune, remarqua-t-elle, avec une aisance remarquable. Le regard de la vampire se fit acéré mais elle ne répondit pas aux remarques, après tout il se contentait d’énumérer des faits établis qui avaient eu lieu récemment et dont elle avait entendu parler. Mépris et haine pouvaient certainement se comprendre, venant d’un représentant du peuple qui, si elle avait bien compris, s’était vu envoyé au casse pipe. Le tout pouvait se comprendre, et c’était ce que faisait Liz, même si cela ne voulait pas dire qu’elle en avait grand chose à faire. Si les graärhs ne voulaient pas être utilisés comme esclaves, ils avaient beaucoup à faire pour se défendre, leur mode de vie était une faiblesse que les pirates - entre autres - avaient su exploiter à leur avantage. Cela faisait plusieurs années que les Ambarhuniens s’étaient établis sur Tiarmanta. Et au moins autant de temps que les graärhs avaient conscience de leur présence, ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils n’avaient pas réagis assez vite ni assez bien. Depuis le temps, une rébellion aurait pu - aurait dû - s’être déclarée. Rien. Un assaut sur Atghalan qui avait été tellement évident que les pirates s’étaient débrouillés pour piéger les graärhs, un assaut par les graärhs de Nyn-Tiamat qui, au final, s’était soldé par plus de morts de leur côté qu’autre chose. Un caprice de la nature, résultat d’un autre événement, mais néanmoins une énième tentative soldée par un échec cuisant. Ils n’avaient peut-être pas de chance, les graärhs, mais ce n’était pas Liz qui allait les plaindre.

… à moins qu’on ne parvienne à la convaincre différemment.

La question d’Asolraahn lui fit écarquiller momentanément les yeux, une réaction instinctive qu’elle effaça presque aussitôt au profit d’un souffle moqueur :

« Et qu’est-ce que mon clan pourrait bien vouloir de toi, graärh ? » demanda-t-elle, railleuse. « Une jolie descente de lit ? » proposa-t-elle d’un ton moqueur. Elle émit un son grossier, narquoise, avant de reprendre avec plus de sérieux. « Mes actions n’engagent que moi, » déclara-t-elle durement.

S’il avait été moins grand, elle l’aurait probablement bousculé d’une main sur la poitrine pour l’écarter de son chemin et aller s’installer quelque part, peut-être sur le comptoir afin de gagner quelques centimètres. S’il avait été un homme, un elfe ou un vampire, elle ne se serait pas retenue. En l’occurrence, il faisait plus de deux mètres cinquante et il était couvert d’une fourrure qu’elle mourrait d’envie de caresser en s’extasiant sur son adorable apparence - peu importait qu’il ait l’air d’un prédateur féroce. Elle s’abstint donc de tout geste.

« J’ai simplement entendu parler de pirates chassant un graärh, que l’idiot poilu les avait provoqué en duel en appelant le roi des pirates en personne, d’une course-poursuite dans ma ville qui avait endommagé les biens des habitants, et du bar. Je suis venu pour vous faire passer l’envie de recommencer. Pour les pirates, c’est chose faite, et j’ose espérer qu’il en va de même pour toi, » acheva-t-elle avec une note d’avertissement dans la voix, son regard froid se fixant sans hésitation dans l’oeil tout aussi froid du graärh.

Elle le dévisagea ouvertement, son regard critique passant de la gueule massive garnie de crocs plus épais que ses doigts, de sa large poitrine musculeuse et de ses pattes ornées de griffes plus acérées que des dagues.

« Et j’ai comme l’impression que ce n’est pas ta vie que j’ai sauvé mais probablement la leur, » admit-elle avec une once de respect dans la voix. « Si tous les graärhs étaient comme toi, ton peuple ne serait peut-être pas autant dans la mouise et utilisé comme esclave, » remarqua-t-elle.

C’était probablement dommage. Les graärhs ne représentaient pas un avantage suffisant pour qu’ils puissent négocier quoique ce soit, ils n’avaient rien - qu’elle sache - en leur possession qui puisse leur donner un avantage quelconque. C’était probablement une question de temps avant qu’ils ne soient tous réduits en esclavage et leur culture écrasée, sombrée dans l’oubli. Leur nombre ne cessait de décroître et les raids incessants des vampires n’arrangeaient certainement pas les choses.
Un souvenir lui revint à l’esprit et elle releva les yeux vers lui, attentive :

« Tu m’as appelé quelque chose, dans ta langue, qu’est-ce que c’était ? »

Elle ne tenta pas de reproduire le nom, de peur de l’écorcher et de se ridiculiser, mais elle était prête à l’entendre à nouveau et à le mémoriser. Tout autant était-elle prête à se rappeler de la traduction qu’il allait lui offrir. Si elle ne correspondait pas à ce qu’elle apprendrait plus tard - car elle avait bien l’intention de vérifier - elle le retrouvrait et lui ferait passer l’envie de lui mentir.

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Asolraahn devait admettre avoir des sentiments partagés envers sa sauveuse. La vampire, qui ne lui avait toujours pas fait grâce de son nom, paraissait voguer entre le désir de le provoquer et de le sauver, de l’insulter puis de l’aider. Une véritable macédoine d’émotions, et pas des plus paisibles. C’était peut-être la nature de sa situation : La nouvelle-née n’avait pas un an, mais ses yeux étaient des fenêtres donnant sur le cœur même des glaciers de Paadshaïl. A croire qu’un monstrueux monceau de corps s’y tenait, là derrière ces pupilles creuses. Elle lui renvoyait l’impression d’une guerrière enragée, incapable de contrôler ses instincts, alors même qu’il tentait vainement de se prouver le contraire. Pas anodin comme sensation, car elle était presque aussi sauvage que combative. Efficace avec ses poings, certainement meurtrière avec une lame. Cela lui valait d’être une personne on ne peut plus imprévisible.

Cela en faisait aussi une créature puissante et, à n’en pas douter, une Elusis dans sa définition la plus stricte. Ses problèmes avaient semblent-ils l’air d’être un jeu pour elle, un moyen de mordre dans sa patte et d’attendre une réaction négative. Voulait-elle le pousser à la faute pour que le problème du Graärh qui tue des pirates soit réglé par la garde ? Asolraahn y songeait, mais il en doutait. Il devait également admettre à contrecœur qu’elle ne manquait pas de courage. Il y avait certaines personnes qui le provoquaient par bêtise ou par inconscience. Cela se lisait dans le regard, dans la nervosité qui se creusaient, ou ne se creusaient pas dans les traits. Pour cette vampire, il y avait surtout une forme de rivalité envers lui. C’était peut-être dû à son jeune âge. Pour tout dire, Asolraahn n’en était pas sûr, et il ne connaissait pas assez les vampires pour avoir une idée précise de son comportement. Il savait uniquement que ça l’amusait. D’ordinaire, une correction s’imposait pour laver cet affront. Mais dans ce cas-là c’était une situation compliquée. Il n’allait quand même pas se battre avec celle qui l’avait soutenu.

Même en sachant cela, il fut néanmoins surpris d’apprendre qu’elle avait pris la décision de le tirer d’affaire seule, sans l’accord de son clan. Elle lui répondait de façon évasive et cela ne lui convenait pas. Ses paroles avaient le parfum de l’incertitude et du doute. Elle lui assurait que son clan n’était pour rien dans cette histoire, mais avait survolé les raisons qui l’avaient poussé à se tailler une place dans cet esclandre. A moins que la défense de sa ville vaille autant que sa tête, cela ferait un bien piètre argument à présenter au félon s’il venait rendre des comptes. :

-On aurait dû les tuer alors. Si tes actions n’engagent que toi, il ne me semble pas certain que les pirates l’interpréteront de cette façon. (il haussa ses larges épaules)  Enfin, tout cela ne me concerne pas.

Sa réponse sonna comme un avertissement. Elle le fixa droit dans les yeux de façon cinglante. Le géant opalin écarquilla les yeux en entendant le nom qu’elle lui collait : « l’idiot poilu ». Il se recula et rit à gorge déployée en relevant la tête. Ca n’avait rien d’un rire joyeux. Lorsqu’il eut fini, il releva les coussinets en un sourire qui aurait pu être doux s’il n’était pas parcouru de traces sanguinolentes sur ses moustaches et le bas de son menton. Il posa son coude gauche sur le banc. Le tremblement de la table montra comme le bois pleurait de douleur :

-Compris… chef !

Il n’était guère impressionné par ses menaces. Vampire ou pas, il n’allait pas virer lampion devant l’ombrage de ses invectives. Cependant, il savait que s’attaquer à elle signifiait s’attaquer au clan des Elusis tout entier, en outre sur leur propre terrain. Il n’était pas génie stratégique, mais il savait que ceci relevait du suicide. Un peu de patience ! Il choisit donc de ne pas déniveler les griffes :

–Tu me fends le cœur, petite, dit-il.  Les gens pourraient s’imaginer que tu me crois capable d’avoir été le seul et unique fauteur de troubles dans cette histoire. Il y en a pourtant bon nombre. Sais-tu que l’idiot poilu en l’occurrence avait de très bonnes raisons de faire ce qu’il a fait ? Si c’était à refaire, je le ferais sans hésiter. (Il leva aussitôt une patte, ayant déjà vu ce geste fait par d’autres sans-poils lorsque les choses risquaient de s’envenimer) Paix, par les Esprits. Plus d’offenses. J’ai soupé de suffisamment de lames et de griffes pour ce soir, et je n’ai plus envie de tuer. Les Graärhs n’ont peut-être pas les mêmes us, ni les mêmes coutumes, mais quand il s’agit de respecter celles des hôtes, on sait se conduire. J’ai déjà bu un verre dans une taverne le tenant comme il faut. Si ton prix pour m’avoir aidé est la fin des hostilités sur ce port, je promets d’être plus aimable qu’un chibi apprivoisé ! J’ai, de toute façon, déjà eu tout ce dont j’avais besoin.

Sur ces mots, il mit le bracelet de Taar’Melaah à son poignet, admirant tranquillement le croc de loup ceint à l’intérieur. Oui, il n’était certes pas en position de faire un nouveau massacre dans ce port. S’il commettait cet impair, la nuit qui suivrait serait longue et rude. Et puis, il n’avait pas menti. Outre le bracelet, il savait maintenant ce que préparaient les pirates pour Néthéril, et comment ils allaient organiser leur offensive. Il se garda bien de dire à la vampire que ce n’était pas pour le bracelet, mais bien pour ces informations-là qu’on le traquait et qu’il était allé se perdre sur le Maëlstrom. Il ne faisait aucunement confiance aux deux glaçons scrutateurs qui lui faisaient face :

-Si tous les Graärhs étaient comme moi il n’y aurait pas de peuple, maugréa-t-il à sa remarque. On dit des shikaaree qu’ils sont les plus courageux car ils défendent le sol qui les a vu naître et risquent leur vie. Mais un kisaan, un éleveur dans ta langue, se bat contre la terre. Chaque jour que les Esprits font, il se réveille et fait vivre la terre. Lorsqu’une tempête dévaste nos wigwams, lui se relève et poursuit son combat jusqu’à ce que la nuit tombe et même au-delà. Il se bat pour nourrir les siens et bâtir. Sans eux, nous ne serions qu’une race vouée à la destruction et à la guerre. Il n’y aurait plus de cérémonie, plus de rêves, ni de richesses. Quel peuple aspirerait à ça ?

Mais ce n’était pas là son destin. Lui ne savait que se battre contre des ennemis plus mortels. Il avait été fait guerrier, Nayak autrefois, avant de devoir abandonner son titre pour errer, et essayer de retrouver de l’espoir là où il n’y en avait plus. En voyageant, il avait appris que ce que disait sa sauveuse était faux : Ce n’était pas la faute de son peuple s’il était fait esclave, mais celle de ceux qui leur mettaient le collier, les tuaient et volaient leurs terres. Mais à quoi bon lui raconter ? Les vampires n’y comprendraient rien.

Le géant opalin se pourlécha les babines en observant les portes entrouvertes de la taverne. Une brise froide se frottait à son pelage, faisant danser la flamme des chandelles. C’était pour cela qu’il tuait, pour cela aussi qu’il aurait tué ces pirates dans la taverne, qu’importe s’il aurait trouvé la mort par la suite. Car sa volonté était plus forte.

Il se tourna vers la vampire, un air curieux sur le visage :

-Je t’ai appelé Chaandee ka khaang. Dans notre langue, cela signifie Croc d’argent. Je t’ai appelé ainsi car tes mots ont la morsure furieuse d’un Fenrisúlfr, mais aussi parce que tu portes en toi la froideur et la force du métal. Il y a une autre raison évidemment, c’est que je ne connais toujours pas ton véritable nom…

Il se leva de son banc. La blessure à son flanc tirait toujours sur ses résistances, mais la douleur s’était calmée. Asolraahn pouvait être fier d’avoir ce que l’on pouvait appeler une santé de fer :

-Je n’ai pas l’intention de rester traîner ici et d’attendre que d’autres reviennent. Je file en attendant que les représailles se taisent. Tu me suis, petite des Elusis ? Je n’aimerais pas qu’on te retrouve doublement morte, puis qu’on m’accuse de t’avoir assassiné en bête sauvage que je suis.

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Liz inclina la tête sur le côté, considérant Asolrahnn avec attention et une forme de curiosité presque froide. Son intérêt plus observateur que personnel, tandis qu’elle analysait ce qu’impliquaient les mots du graärh. Tuer les pirates pour qu’ils ne puissent pas faire remonter l’information que Liz avait participé à leur bottage de cul, afin qu’elle n’en subisse pas les conséquences. Bien entendu, son haussement d’épaule et son apparent désintérêt avec lequel il acheva sa constatation démentaient le reste de ses propos mais il n’en demeurait pas moins qu’il avait soumis l’idée, qu’il y avait pensé et que, s’il avait su, il l’aurait probablement fait avant de laisser les pirates s’enfuir, en vie et en mesure de s’exprimer. Il était probable que si la bagarre était à refaire, il aurait considéré mettre à mort les renégats pour éviter à Liz de subir les conséquences de leurs bavardages et les aurait exécutés. Ou essayé, à tout le moins.
Elle hocha doucement la tête à sa conclusion, répondant lentement, comme avec précaution tandis qu’elle continuait de le jauger avec attention :

« En effet, » confirma-t-elle quant au fait que tout cela ne le concernait pas, sa voix distincte mais sans froideur, sans chaleur non plus pour autant. Une presque parfaite neutralité si ce n’était pour la légère inflexion qui indiquait peut-être une once de considération. « Qu’ils se plaignent, » poursuivit-elle avec mépris cette fois, « je doute cependant qu’ils récoltent la réponse à laquelle ils s’attendent. »

Elle ignorait tout à fait comment Nathaniel répondrait à leurs plaintes, s’ils devaient effectivement aller chouiner auprès de leur roi qu’une vampire Elusis s’était mise en travers de leur chemin. Mais à la place du monarque pirate, il ne prendrait pas leurs réclamations avec beaucoup de sérieux. D’autant qu’ils ne s’étaient pas tout à fait laissé arrêter par l’affiliation de la nouvelle née mais plutôt par le fait qu’ils n’avaient que très peu de chances, pour ne pas dire aucune, de sortir victorieux de l’affrontement qu’ils avaient initié. Si la vampire se trouvait dans leurs bottes, elle n’irait certainement pas informer un quelconque supérieur de leur échec, lequel entachait davantage leur réputation qu’autre chose.
Elle doutait d’en entendre parler ou d’en subir les conséquences mais si cela devait être le cas, elle saurait y faire face d’une manière ou d’une autre. A défaut d’être âgée, Liz bénéficiait d’une forte opinion d’elle-même ainsi que de la force de ses convictions.

Elle poursuivit, et le rire tonitruant du graärh la fit presque sursauter, elle qui ne s’y attendait pas le moins du monde. Quant à se faire appeler chef par un colosse à la fourrure blanche tâchée de sang, cela la fit sourire et lui arracha un souffle amusé.
Sa réponse, toutefois, ne l’amusa pas longtemps et son visage, un rien détendu par l’amusement, se ferma aussi vite qu’une huître, son regard d’un bleu clair pailleté d’or se faisant ciel d’orage hivernal mais si elle ouvrit la bouche pour répliquer, du venin sur la langue, elle resta silencieuse à l’injonction du graärh, son regard lançant des éclairs. Elle se tairait, pour le laisser achever ce qu’il avait à dire, mais si les mots qui tomberaient des babines sanguinolentes du poilu devaient lui déplaire, il regretterait bien rapidement de l’avoir faite taire. Sa colère venimeuse se transforma en exaspération qu’elle ne chercha pas à masquer ni à dissimuler. Elle ne commit pas l’erreur de croiser les bras ni de croire sur parole la fatigue du combat dont le graärh l’informa, restant prudente et attentive. Affronter quelques pirates lui faisait certainement moins peur que se retrouver seule à seul avec le colosse à crocs et à griffes qui semblait bien trop conciliant et presque gentil. Elle pouvait s’enfuir pour perdre et assassiner un par un des bipèdes qui n’avaient que peu conscience de sa dangerosité, mais Asolraahn, étrangement, représentait une menace qu’elle n’était pas sûre d’être en mesure de supprimer s’il devait se retourner contre elle.
Elle observa néanmoins avec une curiosité masquée le bracelet qu’il mettait à son poignet, s’interrogeant sur son importance et sur son origine. Était-il glyphé d’une manière si rare qu’il était de grande valeur ? Peut-être s’agissait-il d’une valeur sentimentale, bien qu’elle ait quelques doutes sur le sujet. Elle voyait peu de chose, à ses yeux, qui puisse justifier d’en venir à de telles extrémités pour un simple bracelet, peu importait sa valeur émotionnelle.

Elle inclina la tête, observant le géant opalin tandis qu’il s’épanchait sur les siens, une ferveur nouvelle s’insinuant dans les mots du graärh tandis qu’il décrivait la valeur de ceux qu’il appelait kisaan. A l’écouter, c’étaient eux qui méritaient louanges et admiration, mais elle doutait que ce qui devait être l’équivalent du fermier puisse être en mesure de défendre leur peuple contre les incursions pirates et autres agressions. Quant à la question, rhétorique elle n’en doutait pas, qu’il posa à la fin, elle donna matière à réflexion à la jeune vampire. Il y avait une détermination, une dévotion telle dans sa voix… combien de vampires parlaient avec la même ferveur de leur royaume ? Était-ce seulement nécessaire ? Ce n’était pas le zèle qui ferait d’eux un peuple prospère.
Elle secoua la tête, imperméable et pourtant intéressée. Tout vampire se devait d’être en mesure de se battre et de défendre le royaume, chaque vampire était un soldat en mesure de prendre des vies pour défendre la sienne et celles des siens, pour protéger son peuple. Si les graärhs avaient eu la même organisation, Liz doutait que ce peuple soit dans la situation dans laquelle il se trouvait actuellement mais elle pouvait aussi se tromper. Car tout peuple guerrier qu’ils soient, les vampires n’en étaient pas moins dans une situation précaire. Mais celle-ci ne devait rien à leur incapacité à se défendre mais prenait racine dans un tout autre problème.

Refusant de s’enfoncer dans un argumentaire de ce qui aurait pu ou pas sauver les graärhs, elle qui n’avait que quelques jours de vie à son actif et peu de connaissance pour étayer ses propos, sans parler du fait que réécrire le passé n’avait aucun intérêt, elle se concentra sur quelque chose de plus utile. A savoir le nom dont il l’avait affublé, quelques minutes auparavant.
Croc d’argent. Elle goûta le surnom et en apprécia le sens, tentant de mémoriser attentivement les mots dans la langue natale du graärh. Quant aux raisons ayant motivé ce surnom, Liz cligna des yeux, appréciant les compliments avec un sourire approbateur. A sa conclusion, cependant, elle s’autorisa un léger rire et inclina la tête :

« Tu peux m’appeler Liz, » offrit-elle avec bonne volonté.

Elle était peut-être un peu trop sensible aux compliments, réalisa-t-elle avec un temps de retard sans pour autant regretter d’avoir donné son nom. Elle lui aurait donné de toutes façons, mais n’en était pas moins conscience de s’être momentanément laissée amadouée - que ce soit l’intention du graärh ou non - par ce qu’elle considérait être de la flatterie. Justifiée et adaptée, mais de la flatterie néanmoins. Peut-être ferait-elle de ce surnom quelque chose dont elle pourrait avoir l’utilité, peut-être pourrait-elle s’en servir si d'aventure elle devait avoir à faire avec les graärhs de Nyn-Tiamat. Peut-être prendrait-elle également le fenrisulfr comme représentant, un féroce prédateur… mais pas solitaire, cependant, hors elle doutait de pouvoir travailler efficacement avec plus de quelques personnes, ce qui pourrait déjà s’apparenter à trop.
Lorsqu’il se leva, prenant un instant pour apprécier le comportement de ses plaies, dont le sang n’avait peut-être pas tout à fait cessé de couler mais dont le flot s’était amenuisé, elle l’observa avant de jeter un oeil autour d’elle pour observer les dégâts qu’ils avaient fait durant l’affrontement.
Tout compte fait, un combat dans une taverne n’était définitivement pas une bonne idée. Outre l’absence d’option de retraite, cela impactait beaucoup trop le tavernier qui était, après tout, l’un des siens. Elle n’était peut-être pas quelqu’un qui appréciait de se salir les mains pour de basses occupations, moins encore d’être contrainte, mais il était inconcevable de laisser la taverne dans un tel état et de partir sans un mot.

Quittant la table sur laquelle elle s’était installée, Liz jeta un regard à Asolraahn.

« Je te rejoindrais, » proposa-t-elle tout en redressant une table renversée, espérant la positionner là où le maître des lieux la laissait d’ordinaire, « Nuit, peux-tu écrire un mot au tavernier pour indiquer que je passerais par ici à l’occasion pour discuter des dégâts matériels irrécupérables ? » ajouta-t-elle plus bas, sa voix un mince filet de mots murmurés dans un souffle. « J’ignore comment les graärhs fonctionnent, mais j’ai cru comprendre que l’honneur était un élément important dans votre culture. Je voudrais remettre la taverne à peu près en état avant de partir.  »

C’était probablement ce qu’elle en avait le plus ressorti du peu qu’elle avait pu obtenir à leur sujet. Ils étaient des prédateurs mais ils étaient surtout un excellent moyen de se faire de l’argent en les revendant sur le marché des esclaves, ils avaient une relation privilégiée avec les Esprits-Liés. Il s’agissait de gros traits, grossiers et sans profondeur et peut-être que si elle était un peu moins égoïste et uniquement intéressée par ce qui peut permettre aux siens de s’épanouir, elle s’intéresserait plus activement aux graärhs. Après tout, ils partageaient une même île et se trouvaient en conflit avec eux… les écraser était une solution, en faire des alliés en était une autre et s’ils étaient en mesure d’opposer une telle résistance aux vampires, la seconde option était probablement préférable.
Elle se savait parfaitement capable de retrouver la trace du graärh et, en cas de doute, pourrait toujours se servir de Nuit pour lui venir en aide et couvrir plus de terrain plus rapidement pour retrouver le géant blanc. Liz avait en outre la possibilité de le pister grâce à l’odeur de sang qui continuerait de lui coller à la fourrure tant qu’il n’aurait pas pris le temps de s’en débarrasser. Le sien, comme celui de ses ennemis.
Avant de le laisser partir, peu convaincu qu’il lui vienne à l’esprit de l’aider, elle lui posa une question qui la taraudait depuis le moment où elle l’avait entendu défendre son peuple et l’utilité des chasseurs comparée à celle des… kisaans.

« Que fait un graäh qui aime tant les siens, si loin de son peuple ?  »
interrogea-t-elle, levant ses orbes glacées paillettes d’or pour croiser celle d’Asolraahn.

La curiosité était honnête et simple, contrairement à son attitude suffisante et méprisante qu’elle avait plus ou moins conservée depuis son arrivée. C’était un mystère qui n’avait que peu de réponses auxquelles elle pouvait penser. A moins qu’il n’ait commis l’irréparable, ce qu’elle avait du mal à concilier avec le graärh gigantesque, elle ne comprenait pas sa présence à Nyn-Tiamat… Ou alors, songea-t-elle, son groupe avait probablement été victime d’une attaque par des pirates et il avait suivi leurs agresseurs jusqu’ici pour récupérer le bracelet qu’il portait désormais au poignet.

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Liz ? Asolraahn afficha un air perplexe en observant la silhouette qui se détachait dans la lueur fine des chandelles.
Liz… Voilà bien un drôle de nom s’il en était pour un vampire. Le géant opalin n’en avait jamais entendu de semblable dans tout le port de Nevrast, et il y avait pourtant vécu pendant des années. Non pas qu’il ait connu grand monde non plus. Le géant opalin avait bien d’autres occupations à cette époque ; apprendre à une nouvelle-née à devenir une guerrière sanguinaire ; protéger la Lune sanguine de tous les malandrins des environs ; des tâches qui ne le rendaient pas bien populaires dans les parages. En tous les cas, quoique son nom évoque pour elle, celui dont il l’avait affublé eut l’air de lui plaire quasiment autant.

Le géant opalin avait désormais ample matière à réflexion et n’ajouta pas d’explications verbeuses, ni de remarques cinglantes. Non, en réalité, Asolraahn n’avait plus envie de parler. Il avait une longue route à parcourir. Par monts et par vaux, il devait se rendre avec hâte auprès des siens, sur l’île de Néthéril, et y avertir les Garal du grand danger qui les guettait. S’il y avait encore quelqu’un à avertir. A dire vrai, l’espoir flottait au-dessus de lui avec un linceul si mince que d’une griffe, une seule, il aurait pu le déchirer. Les assauts avaient déjà commencé, il le savait. Ce n’était qu’une question de temps avant que la légion ne soit dévorée par l’appétit sanglant du roi félon. Alors Néthéril tomberait entièrement sous sa coupe et l’un des deux peuples de son espèce aurait entièrement disparu. Il s’agissait d’une perspective intolérable, et le félin ne comptait pas rester sur son île natale les bras croisés.

En l’écoutant le rudoyer sur son honneur, sur le pas de la porte, il eut un gloussement en posant le plat de sa patte dans l’embrasure, son ombre venant s’illustrer avec immensité dans la pièce :

-Cet endroit n’a jamais été en état, fit-il avec un air amusé. Le résident de ces lieux est un sacré loustic. Et pas toujours des plus aimables, il va de soi.

Toutefois il devait admettre que sa fuite de la taverne n’avait rien de très noble. L’établissement était dans un état affligeant ; bien que le bar soit toujours en état, le sol était lardé de quelques traces de sang ; des tables retournées s’appuyaient dangereusement sur des tabourets à demi fracassés.

Certes, Kavalys ne serait pas très heureux de voir tout ceci et c’était très lâche pour lui de laisser de tels dégâts dans le domaine d’un ami, tandis que le propriétaire protégeait son petit-fils des griffes des pirates. Il avait même abandonné sa place pour cela. Il se trouvait sans doute dans la baie, vers la place marchande peut-être, où peu de monde oserait s’attaquer à quelqu’un à découvert, fut-ce même des vampires. La culpabilité emplit son cœur et il étouffa un juron en revenant dans la lumière. Il referma la porte de la taverne et mit le battant pour la verrouiller. La petite Liz avait raison, manifestement : L’honneur l’avait fait revenir.

Il se mit à l’œuvre, de mauvaise grâce, en se tenant loin de la vampire. Il commença par soulever les tabourets pour les replacer sur le bar, ne mettant pas bien de motivation à l’œuvre dans l’opération. Les tables demandèrent plus d’efforts. Il trouva en outre un point dans le sol où le parquet avait bien brutalement craqué, certainement là où il avait projeté l’un des pirates. Le géant opalin fit la grimace. Il souleva un meuble pour le poser juste au-dessus de la large fissure dans le bois, masquant ainsi le méfait. Quoique n’y connaissant pas grand-chose en taverne, Asolraahn fut satisfait de son œuvre, même si le meuble était en fait un porte-bouteille posé en plein milieu de la salle à manger. En se retournant, il croisa le regard de Liz et crut y déceler une lueur moqueuse. Mais ce n’était peut-être que le reflet des chandelles dans ses pupilles à faire pâlir un ours. Il haussa les épaules et continua à ranger les lieux en fulminant.

Finalement, la tâche lui fut plus plaisante qu’ennuyeuse. Le feu dans l’âtre n’était pas retombé, mais la pièce était froide et aurait bien peu convenu à un garal habitué au désert. Pour un Trand comme Asolraahn en revanche, ce froid n’avait rien de dérangeant. Il avait même quelque chose de familier. Il lui remémorait les nuits de crocs, un temps de chasse et de sang, où les chasseurs tels que lui avait un tempérament qui pouvait faire fondre le plus frigide des glaciers. Les chasses étaient rudes et il n’était pas rare que les shikaree se retrouvent autour d’un feu, installés dans une grotte en bord d’escarpement. Au sein de petits vallons lovés dans les grandes montagnes. Dans la tempête grondante. Le blizzard pouvait alors surprendre et décider de quel chasseur survivrait et duquel mourrait.

Par chance, le géant opalin n’avait jamais été mauvais à ce jeu-là.

En relevant la dernière tablée de la maisonnée, Asolraahn dut répondre à une autre question qui le mit en bien mauvaise posture. Que faisait un Graärh, aimant tant les siens, si loin de son peuple ? Il se perdait sans doute. A défaut d’être stupide, sans nul doute était-il impétueux. La réponse hélas était difficile à trouver. Car en son cœur, Asolraahn avait toujours eu en joie sa terre natale. Il y avait été attaché, et n’avait finalement connu pendant des décennies que les montagnes froides de l’Inlandsis de Nyn-Mereän, ainsi que ses versants boisées. Pourtant, jamais sa décision de quitter son peuple n’avait souffert d’hésitation. Une raison bien plus chère à son cœur l’y avait poussé :

-Disons que l’appel de la famille a été le plus fort, déclara-t-il gravement. Parfois, un Graärh doit de se battre pour ce qu’il a de plus cher, partir loin, tout quitter, quitte à devenir paria, pour ne pas perdre sa raison de vivre et se laisser absorber par l’aura unique de sa légion. Parce qu’ainsi fait, on n’est plus que de la pitance à Fenrisúlfr, un chasseur vide de sens, un errant sans âme se perdant dans une forêt inconnue pour tuer, ramener la nourriture, et mourir si le cœur lui en dit. Puisque tu m’as tiré d’un mauvais pas, je vais te dire pourquoi je suis loin de mon peuple. J’ai perdu ma fille, Liz. A cause de pirates comme ceux que nous avons affrontés ce soir. Ils sont venus dans notre pays et nous ont volé notre liberté et pris nos petits. Aujourd’hui encore, j’ai dans mes naseaux la fragrance enivrante et terrible du feu de bois qui a accompagné la mort de nombreux Trands. J’en ai connu beaucoup qui ont perdu la vie, et mon cœur s’est déchiré ce jour-là. Pourtant, je ne pouvais rester ici à pleurer sur leur sort, tandis que les pirates avaient emmené les graahrons sur leurs navires. Alors je suis parti loin, pour ne plus jamais revenir. Tel est le fardeau que j’ai à porter pour être allé à leur secours. Tel est ma honte.

Il avisa la porte barricadée de la taverne, en se remémorant la Graäh femelle qui avait tenté de le tuer :

-Je n’aurais pas songé que même les miens se perdraient du mauvais côté. Des craintes me viennent, que j’espère ne pas voir exaucées...

Il eut un regard dans lequel le froid de ses yeux brillait comme de la glace humide :

-Tu ne connais peut-être pas encore ce sentiment. Mais tu pourrais le connaître. Tu fais partie d’un clan, et de ce que j’en sais des vampires, le clan est une famille. Tu dois bien avoir des frères et des sœurs. Accepterais-tu donc, toi, qu’ils soient jetés dans une fosse rempli de fange, traités comme des rebuts et condamnés à l’esclavage ? Que ferais-tu alors si tu découvrais que les pirates réservaient ce sort à l’un des tiens ?

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Peu importait combien elle tenait à son apparence et surtout à ce que pensaient les autres en la voyant, Liz ne pu retenir une moue au commentaire concernant le propriétaire des lieux. Il y avait beaucoup à dire sur bien des habitants de Cendre-Terres, certains étaient douteux à bien des égards mais ce n’était pas une raison pour abandonner leurs affaires en piètre état, sous prétexte qu’ils n’étaient pas bien organisés pour commencer.

« C’était mieux rangé quand je suis arrivée, » contra-t-elle à voix basse.

Ce n’était pas tout à fait nécessaire car à peine avait-il fini de parler qu’il jurait et refermait la porte, la barrant avant de la rejoindre dans ses efforts de remettre la taverne dans un état à peu près raisonnable.
Il s’agissait manifestement d’un piètre geste comparé aux dégâts qu’ils avaient infligé au bâtiment, un pansement ridicule sur une plaie béante. Le parquet était lacéré par endroit, fracassé à d’autres - le résultat d’une force peu commune, même pour un graärh - et certains meubles ne pourraient certainement pas être réparés. A moins que le propriétaire des lieux n’ai que faire d’un rafistolage visible par ses clients, ce qui, si elle devait en croire la description qu’en faisait Asolrahnn, pourrait bien être le cas.

Le graärh se joignit à elle dans un effort pour rendre le lieu à peu près décent et elle l’observa du coin de l’oeil… jusqu’à le voir soulever une cabinet de bouteille pour le poser au milieu de la pièce afin de dissimuler une fissure particulièrement impressionnante dans le parquet. Le géant observa son œuvre avec un air satisfait. Pour un peu, elle aurait pu l’imaginer avec les poings sur les hanches et l’air triomphant. Elle croisa le regard d’Asol pour une seconde et si elle parvint à garder une expression parfaitement neutre, ses yeux la trahissaient plus qu’elle ne l’aurait voulu, encore qu’elle ne sentait pas tout à fait le besoin de masquer sa réaction. Il y avait cependant une limite à l’amusement qu’elle était prête à laisser deviner. La moquerie était une chose, l’amusement en était une autre et si elle pouvait s’autoriser la première, la seconde était déjà plus compliquée.

Revenant à la tâche qu’elle leur avait plus ou moins imposée, Liz se concentra sur ce qu’elle souhaitait laisser avant de partir, réorganisant tables et chaises, repoussant les éventuels meubles qui étaient tombés pour les replacer contre les murs. Pas de cabinet au milieu de son côté de la taverne, tout était plus ou moins correctement placé. Les dégâts restaient visibles mais son but n’était pas de cacher, juste de rendre les lieux utilisables ou peu s’en fallait et épargner le gros du travail à un autre qu’elle qui n’avait rien demandé. Ce qui était irrémédiablement brisé, elle l’entassa dans un coin de la pièce, là où il serait plus facile de récupérer le tout et de le jeter. Le bois fendu, elle le déposa à proximité de la cheminée dont le feu se mourrait, délaissé. Elle ne l’alimenta pas pour autant. Le froid ne la dérangeait pas, c’était à peine si elle le sentait, mais elle savait les ravages qu’un feu sans surveillance pouvait causer et ne souhaitait pas faire pire que mieux.

Les images d’un brasier, haut et flamboyant, lui traversèrent l’esprit et elle se referma brutalement sur elle-même, tout amusement la quittant presque d’un seul coup.

L’événement était encore assez récent pour qu’il continue d’avoir son effet frappant et Liz se détourna de la cheminée pour considérer les liens, interrogeant Asolraahn sur sa présence loin des siens, lui qui était si attaché à eux. Un excellent moyen de, peut-être, distraire ses pensées du souvenir brûlant qui continuait de la hanter. Elle n’avait pas connu son autre père mais son absence n’en était que plus cuisante.
Le ton grave avec lequel il lui répondit attira immédiatement son attention et elle tourna ses yeux pâles vers lui, l’observant avec une curiosité froide mais attentive. La mention de famille lui fit vaguement hocher la tête d’approbation, si quiconque devait s’en prendre aux siens, elle irait probablement les chasser jusqu’au bout du monde s’il le fallait et le ferait sans hésitation aucune. Mais la mention d’une fille, cependant, la fit se figer et un long frisson glacial ramper dans son dos, les longs doigts froids chatouillant sa colonne jusqu’à sa nuque et faisant se hérisser les cheveux sur son crâne.

Elle regretta soudain qu’ils aient fini de ranger la taverne, désespérée pour quelque chose qui l’occuperait et lui distrairait. Liz n’avait jamais vu de jeune graärh et n’osait pas tellement imaginer sa réaction face à une telle créature, elle qui n’avait aucune contenance face à un chat et devait se contenir pour ne pas aller câliner Asolraahn, pourtant colosse dissuasif. Imaginer ces enfants sur les bateaux de pirates, emportés loin de leur famille pour être confiés à des humains… Elle ignora ostensiblement la possibilité que des vampires puissent les acquérir bien que la possibilité était grande. Les humains étaient plus facile à détester et à mépriser, plus facile à juger et certainement plus facile pour ne pas ressentir de culpabilité.
La jeune vampire ne répondit pas, partagée entre divers sentiments. Elle n’avait rien à faire pour les graärhs, leur sort ne la concernait pas et elle avait déjà bien à faire avec les siens qui requéraient toute son attention et toute sa détermination. Si les félins n’étaient pas en mesure de se défendre, elle ne pouvait pas le faire pour eux. L’image de jeunes emmenés loin de leurs parents, cependant, la touchait avec un impact d’une rare violence, lui revenant souvent en mémoire. Elle qui trouvait ses bras désespérément vides.

Les questions du graärhs ne tombèrent pas sans créer une réaction de sa part. La jeune vampire se tourna d’un coup vers lui, les bras croisés sur sa poitrine, l’air glacial :

« Ne confonds pas ta situation et la mienne, » prévint-il, une once de crocs apparaissant un petit peu trop sous ses lèvres fines. « La différence c’est qu’ils n’oseraient pas s’en prendre à nous, non sans raison, » acheva-t-elle avec arrogance.

C’était probablement une assurance mal placée. Il y avait une alliance forte entre le royaume vampirique et la confrérie des pirates. L’entente entre Nathaniel Earendil et Aldaron Elusis était après tout connue. Sans parler que le premier avait participé à l’enlèvement de Victoria Kohan, permettant à Liz de prendre vie et de la remplacer. Elles n’avaient rien en commun mais si elle devait à ses pères leur venin et sa transformation, elle devait l’opportunité d’être devenue qui elle était à Nathaniel. Même si l’elfe faisait probablement partie de ces gens qu’elle n’apprécierait pas. Ou qu’elle adorerait, tout au contraire.
Les activités des pirates ne la dérangeaient pas outre mesure, le vol et le pillage ne lui posait aucun problème. Peut-être qu’elle avait davantage de réserve quant à l’esclavage, surtout qu’elle appréciait l’apparence des graärhs et les trouvait intéressants. L’image, pourtant, de jeunes graärhs emportés loin de leur famille, seuls et effrayés, continuait de la hanter et de lui brûler le ventre de rage.

Liz redirigea sa colère sur le graärh, le pointant d’un index accusateur :

« Je vois ce que tu fais, graärh, mais tu te trompes de cible. »

A moins qu’il ne s’adresse exactement à la bonne personne… La jeune vampire se tut soudainement, inclinant légèrement la tête sur le côté avant de considérer le colosse d’un air calculateur.

« Tu es un Trand, » remarqua-t-elle. « Je suppose que toute discussion avec Nathaniel est certainement à proscrire, »  poursuivit Liz, songeuse, pensant à voix haute. Elle ne poursuivit pas sa réflexion qui, pourtant, s’orientait vers les difficultés que la légion de Nyn-Tiamat causait au royaume vampirique. Elle était encore jeune et certaines implications lui étaient étrangères mais elle était à peu près sûre que qui ne tentait rien ne pouvait rien avoir. « Penses-tu qu’il soit possible de négocier un traité avec les tiens ? »

Elle fronça les sourcils, ignorant exactement comment gérer tout ça. Elle doutait de toutes façons que les pirates s’attaquent en masse aux Trands, ceux-ci étaient bien plus dangereux et résistants que ceux de Néthéril, pour ce qu’elle en savait. Elle pouvait se tromper cependant. Si discuter avec Nathaniel était improbable, il n’en était pas de même avec Aldaron mais elle ignorait dans quelle mesure son père serait ouvert à des négociations avec le peuple graärh de l’île.
La nouvelle née se dirigea vers la porte barrée et en retira l’épaisse poutre qui barricadait l’entrée. Elle ouvrit la porte et jeta un regard à l’extérieur, laissant ses sens tenter de capter toute intrusion. Nuit s’éloigna comme une brise sombre, étirant sa présence. Si quiconque d’hostile devait se trouver dans les parages, la déesse l’avertirait. Liz observa le dos de Nuit s’éloigner, sentant son cœur pourtant mort exprimer une tendre affection qu’elle ne ressentait pas pour beaucoup de gens. La présence de Nuit était rassurante et apaisante, elle n’était jamais tout à fait seule, jamais tout à fait démunie.

Elle se tourna vers Asol et haussa un sourcil à son attention :

« Poursuivons plus loin, dans un endroit moins dangereux, » proposa-t-elle, incertaine quant à l’attitude à adopter.

Elle était en colère. Furieuse. Contre Asolraahn dont la tactique manquait cruellement de subtilité, contre l’absence douloureuse qui continuait de se creuser, contre les pirates qui avaient décidé qu’emporter des jeunes était une tactique parfaitement acceptable et contre elle-même et son inacceptable indécision.
Sa réaction devrait être évidente, elle ne devrait n’en avoir rien à faire, soutenir son père et son allié. Rationnellement, c’était la réaction la plus profitable et celle qui permettrait à son royaume et aux pirates de continuer à fonctionner de façon pérenne. Mais le graärh, pour autant qu’il manque de finesse, avait manifestement réussi son entreprise de semer le doute.

Liz serra les dents, tirant réconfort dans la présence de Nuit à ses côtés, et s’engagea dans les rues de Cendre-Terres.

« A toi l’honneur, » invita-t-elle en se plaçant légèrement sur le côté afin de permettre au graärh d’ouvrir la marche vers le lieu où ils pourraient discuter en toute tranquillité. Ou s’entretuer sans réduire la taverne en miette.

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Asolraahn rattachait son bâton à la lanière dans son dos lorsqu’elle lui répondit. A vrai dire, il ne s’était pas attendu à recevoir une quelconque réaction à propos de son récit. Et il avait douté plus encore des effets qu’il aurait sur elle. Liz des Elusis n’était pas Graärh, elle n’appartenait pas à une légion et, au vu de sa courte vie, avait encore rencontré bien peu des siens. Du reste, les vampires étaient des êtres morts, relevés par la magie. Ils n’existaient pas en tant que tel sur cet archipel, ils n’étaient pas nés vampires, mais l’étaient devenus par la morsure d’un autre : Un destin bien étrange qu’aucun Graärh n’avait pu expérimenter et, mystérieusement il fallait le dire, n’expérimenterait jamais. Les vampires n’avaient donc pas la même définition de l’existence qu’eux ; leur esprit prédateur et mécanique était tissé dans une soie plus froide que le métal ; leur intellect et leur rationalité dépassaient le concept de bien ou de mal et de par leur immortalité, le géant opalin avait pensé que des questions de graahrons, de perte et de solitude auraient laissé un vampire sénile de toute forme d’empathie.

Même Kavalys, s’occupant pourtant de sa propre nouvelle-née et ayant toujours été sensible à son voyage, ne lui avait témoigné pour tout réconfort qu’une placidité peu encourageante.

Mais pour Liz, ce fut différent. Point de froideur cette fois-ci, mais au contraire un magma de colère insoupçonné qui bondit hors de ses lèvres. Asolraahn cligna des yeux et eut un léger feulement, un filet d’expression trahissant sa surprise, car il ne pensait pas être réprimandé de façon si véhémente. Ca avait quelque chose de presque déroutant… Elle lui avait pour une fois livré de sincères sentiments, sans moqueries ni insinuations. Il croisa les bras d’un air sévère, l’observant alors qu’elle se préparait à quitter la taverne. Manifestement, il avait touché une corde sensible, sans doute s’était-il même attaqué au gréement tout entier. Les vampires étaient peut-être plus attachés aux leurs qu’ils ne voulaient bien le laisser paraître ; une nouvelle qu’Asolraahn accueillit dans un coin de son esprit. Certes, Liz était encore jeune, et la vivacité de son esprit nouveau pouvait avoir éveiller des sens au premier abord invisibles pour le commun de son peuple. Mais curieusement, le géant opalin avait quelques doutes. Et il savait à tout le moins que Liz était très attachée à son clan.

Pourquoi alors restait-elle aveugle aux dangers des pirates, il n’aurait su le dire. Il paraissait évident après les évènements de la soirée que leurs alliés étaient tels des serpents qui enserraient leur port, que leur alliance ne prévalait pas sur leur volonté à créer le chaos au sein même de Nevrast. Le géant opalin connaissait ces écumeurs des mers. Il était certain que peu importe l’apport qu’ils gagnaient à pactiser avec les vampires, qu’il soit militaire ou financier, ils n’auraient aucune hésitation à trahir dès lors qu’ils y trouveraient un intérêt. Comment croire qu’ils n’oseraient pas sans prendre à eux ?

Ainsi donc, lorsque Liz suggéra une trêve avec les pirates, Asolraahn eut un rire affreux, qui témoignait bien avant sa réponse de l’avis qu’il avait sur la question :

-Je ne suis pas venu ici pour traiter avec le félon pirate, ce bouffeur d’agrume perfide et maudit. Je n’ai aucune raison de penser qu’il en a lui-même. Comment le pourrais-je ? Jamais je n’ai vu l’un d’entre eux parler de paix. Depuis que j’ai connaissance de cette confrérie, elle n’a eu de cesse de nuire à mon peuple. Encore ce soir, ils m’ont pourchassé au sein de ton propre port. (Un sourire sauvage naquit au-dessous de ses coussinets) Connaissant la Kamda Aaleeshaan de Paadshaïl, je crois cependant qu’il sera possible un jour de proposer un traité : une fois que les pirates auront plantés la tête de leur roi sur une pique, je dirais.

Il récupéra son bâton, revint vers l’entrée de la taverne et jeta un regard à la salle. Il était certain qu’avec tout cet affairement, l’établissement avait repris de l’aplomb. Asolraahn était sûr que Kavalys n’y verrait que du feu. Ce n’était pas cette petite fissure d’un mètre sur le parquet qui allait changer grand-chose à l’atmosphère sombre et glacé qui s’en dégageait ! Du moins, c’était son avis.

En passant le seuil de la porte, il s’arrêta devant Liz. Maintenant que les deux prédateurs étaient tout près l’un de l’autre, Asolraahn sentit son poil se hérisser alors que son regard croisait celui de la vampire :

-La vérité est une sacrée petite bête, Liz des Elusis. Elle n’est jamais la même pour tout le monde. Je te laisse donc libre de croire que ton peuple ne court aucun danger. Peut-être après tout que le chef de ton clan sait ce qu’il fait. Mais je doute que cette alliance reste longtemps sans conséquence. L’expérience m’a appris que le temps érode les bonnes ententes et aiguise les lames.

Le géant opalin prit la direction des hautes terres, quittant la baie et ses quais bien trop dangereux à son goût, allant vers les bâtiments d’obsidienne. Il savait qu’il s’éloignait ainsi de Kavalys et de son petit, et qu’après son escapade, il mettrait du temps à les rejoindre en sécurité dans le port. Mais il avait toute confiance dans la prudence de son vieil ami et dans sa capacité à protéger le graahron. Il était quasiment sûr que le vampire ne manquerait pas de fignoler quelques cruels stratagèmes pour d’éventuels gêneurs.

Sur la route, il se lécha les babines pour laver le sang qui en peignait les traits. Il s’arrêta dans une ruelle et avisa une canalisation dans laquelle une eau trouble coulait lentement. Il s’accroupit et y plongea ses pattes tâchées de sang. Ses gestes étaient soigneux et sa toilette efficace, digne d’un légionnaire après une bataille. Le géant opalin ne souhaitait pas que le sang attire d’autres vampires, encore moins de ceux qui brandissaient un pavillon noir. Le félon en avait sûrement laissé sur les quais pour le débusquer. Nul moyen, bien sûr, de passer inaperçu compte tenu de son apparence. Mais la présence de Liz faisait qu’il ne s’inquiéta pas outre mesure. Un Graärh seul à Nevrast était une proie potentielle. Un Graärh accompagné par une Elusis était un invité de la cité.

Ils arrivèrent dans la nuit au milieu d’une grande place où le peuple de la nuit était de sortie. De grands escaliers faisaient la passerelle entre les quartiers et permettaient de rejoindre les autres niveaux du port. Il s’installa contre la rambarde de l’escalier et contempla les bâtisses froides et massives qui se dressaient partout devant lui, aussi froides que le blizzard ténu envahissait les rues. Au-delà, on voyait les flots lointains de la mer, et à l’Est, près de la côte, le phare de Nevrast perçait la brume. Une flamme éternelle et bleutée illuminait son sommet ainsi que les eaux en contrebas, jusqu’à des dizaines de lieues dans le lointain. Le silence régnait. Asolraahn parcourut le port de son regard turquoise avec un air triste. Longtemps auparavant les Graärh et les vampires s’étaient livrés bataille pour la conquête de l’île. Ils y avaient laissé les cadavres de centaines des leurs. Aujourd’hui encore, un Graärh tout puissant qu’il pouvait être n’était pas en sécurité dans ce port bien inhospitalier pour qui n’aimait pas la pierre. Pourtant, Asolraahn ne détestait aucun des gens de cette race. Il avait tissé des liens d’amitié avec des êtres qu’il ne comprenait certes pas, mais avec lesquels il ressentait un attachement réel. Il comprenait que par la volonté des Esprits-liés, les vampires faisaient désormais partie de Paadshaïl. Bien que le géant opalin ne sut jamais exactement ce qui avait poussé tous ces peuples à quitter leur continent, l’île était maintenant leur refuge comme elle était sa terre natale. Ne devait-il pas leur faire prendre conscience du danger qui scrutait à travers la baie ?

Il miaula donc sur un ton plus doux :

-Ce port est tien, Liz des Elusis. Et cette île est la nôtre. Trêve ou pas avec les pirates, Trands et vampires ont réussi jusque-là à s’entendre sans déterrer l’esprit de la guerre. Crois-moi donc lorsque je te dis de te méfier du roi félon et de sa clique. Un beau jour, ce ne seront peut-être plus nos fourrures qui les intéresseront ; peut-être que ce sera des crocs pour leur alchimie ou votre obsidienne pour leur navire. (Il posa la prunelle glacée de ses yeux sur elle) Je ne crois pas avoir choisi de cible en te parlant. Tu étais là pour me sauver de leurs griffes après tout.

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Le rire d’Asolraahn la fit se tendre imperceptiblement et elle jeta un regard perçant dans la direction du graärh, se demandant exactement à quel point elle s’était peut-être approchée d’une créature qui avait, en réalité, d’excellentes raisons de détester sa race et de, peut-être, tenter sa chance à la première occasion. Elle n’avait pas tout à fait baissé sa garde depuis le début mais n’en restait pas moins quelque peu apaisé par les réponses qu’il offrait sans hésitation et l’aide qu’il lui avait apportée afin de remettre le bar en état avant de partir.
La tension, cependant, s’évanouit presque aussi vite qu’elle s’était installée dans ses membres lorsqu’il prit la parole. Il l’avait mal comprise, semblerait-il. Ce n’était pas exactement la première fois depuis que Liz l’avait rencontré et cela la fit se demander si, peut-être, elle s’exprimait de façon inadaptée. Ceci étant, il ne parlait pas dans sa langue natale ce qui pouvait probablement jouer contre lui dans la compréhension.
Liz inclina légèrement la tête sur le côté, considérant les paroles d’Asolraahn avec curiosité. La… Kadma ? Les mots étranges qui avaient quittés sa gueule garnie de crocs acérés ne faisaient aucun sens pour elle. Il serait peut-être temps que la jeune vampire se rapproche de sa nounou pour d’autres éléments que le seul travail de la graärh et le besoin récurrent de s’occuper de la femelle et s’assurer qu’elle présentait son meilleur profil aux autres. Plus que temps pour Liz de s’intéresser aux graärhs. D’autant que dernièrement les relations avec les Trands étaient au mieux à couteaux tirer. Surtout compte tenu des dernières décisions d’Aldaron. Peut-être que l’idée de la nouvelle-née de tenter une trêve entre les graärhs et les vampires étaient une idiotie.

Son regard tomba à nouveau sur Asolraahn et malgré son tempérament plus brûlant que ce à quoi elle se serait attendu sur une île aussi froide, elle songeait qu’une chance restait possible. Tout au moins, la Kadma-quelque chose dont il avait parlé avait l’air d’être une personne tout à fait intéressante, qui semblait définitivement valoir le coup d’être rencontrée.
Pour l’heure, cependant, la colère et la frustration couraient dans ses veines. Ses sourcils étaient légèrement froncés, seule preuve de son état d’esprit, seule trahison susceptible de donner une idée de ce qu’elle pensait et de ce qu’elle avait à l’esprit.
Se glissant à l’extérieur pour permettre au graärh de sortir, la nouvelle née attendit qu’il extrait sa grande carcasse de là et referma la porte derrière lui. Il n’ouvrit cependant pas le chemin comme elle lui avait indiqué de le faire. Il se contenta de se planter devant elle, la dominant de toute sa taille.
Liz se mordit l’intérieur de la joue aux mots du graärh, irritée. Elle n’avait que quelques jours sous la ceinture, elle avait des certitudes mais elle ne pouvait définitivement pas dire que le bien-être de la relation entre les vampires et les pirates en était une. Elle ne connaissait pas Nathaniel assez bien, ni ne voyait trop ce que les pirates pouvaient bien retirer de l’alliance avec les vampires. Elle resta résolument muette, la colère grondant dans ses os tandis qu’elle le suivait en silence.

Elle observait les alentours avec attention cependant, prudente à l’idée que peut-être les pirates pourraient bien tendre une embuscade quelconque. C’était peu probable mais pas impossible et elle n’avait pas l’intention de se faire avoir si stupidement, elle ne nuirait pas à sa réputation en se faisant avoir comme une bleue. De loin, la vampire esquissa une moue dégoûtée lorsqu’Asolraahn se servit de l’eau des canalisations pour nettoyer sa fourrure blanche, toutes les fibres de son corps se rebellant à l’idée de se servir d’une eau croupie pour faire sa toilette. D’autant que sa belle fourrure blanche méritait plus de considération qu’il n’avait l’air d’y porter, ce qui offensait quelque peu la nouvelle née. Elle caressa, pensivement, sa chevelure d’argent, glissant ses doigts sur leur douceur souple comme pour se rassurer.
Muette mais l’esprit continuant de tourner, Liz ne chercha pas à corriger le graärh concernant le malentendu sur le potentiel traité. Elle avait une porte ouverte pour le moment, peut-être devrait-elle chercher à voir si l’autre porte était ouverte avant de tenter quoique ce soit pour attirer les habitants et voir s’il était possible qu’ils s’adressent la parole sans s’étriper. Elle n’était pas nécessairement pour avoir la paix avec quiconque - moins encore avec les humains - mais Nyn-Tiamat n’était pas une île particulièrement hospitalière, que ce soit son climat comme les créatures qu’elle hébergeait. Éviter d’avoir à se battre en permanence avec les autres habitants de l’île ne serait pas de trop. D’autant que s’ils devaient faire face, à l’avenir, à Sélénia et ses habitants, plus ils avaient d’alliés et plus ils avaient des chances de s’en tirer sans trop de perte. Peut-être s’arranger pour que les pirates se contentent d’attaquer les graärhs de Néthéril afin d’apaiser l’ire des Trands… Après tout, Liz n’avait que peu d’intérêt pour les graärhs de l’île chaude, puisqu’elle ne les côtoyait pas.

La nouvelle née laissa échapper un son irrité tandis que son regard passait sur les quelques vampires qui parcouraient la cour. Certains les observaient avec une attention calculatrice, rien de bien surprenant de la part des membres de leur peuple après tout. Elle doutait, par ailleurs, de pouvoir parler librement désormais.

« Ce n’est pas toi que j’ai sauvé, » soupira-t-elle, l’air agacé avant de lever un regard vers lui, un sourire en coin malicieux étirant ses lèvres. « Je ne peux pas laisser n’importe qui faire du grabuge dans ma ville. C’était juste à ton avantage. »

Elle s’installa à l’ombre du graärh, profitant de sa taille et du fait qu’il la dissimulerait à la vue de la plupart des passants. Liz appréciait d’être vue et appréciée, admirée même, étant donné sa prestance et sa beauté. Pour l’heure cependant, son armure était endommagée ce qui était une preuve de faiblesse, même minime, et elle se sentait surtout l’envie de ne pas être vue mais de voir. Ce qu’elle pouvait faire depuis sa nouvelle position.

« Je comprends et entends tes mots, graärh. Cependant je fais confiance à notre Prince Noir pour savoir ce qu’il fait et agir en conséquence si d’aventure les pirates ont la mauvaise idée de retourner leur veste. » Là, c’était une bonne réponse en plus d’être vraie. Elle secoua néanmoins la tête avant de le corriger, sa voix plus douce que coupante qu’elle l’aurait été si elle s’était adressée à quelqu’un d’autre : « Je pense que tu as été loin des tiens trop longtemps, l’Opalin. L’esprit de la guerre, comme tu dis, est bien éveillé et affûte ses lames. »

Son regard se perdit un peu plus loin, suivant les déplacements d’un vampire un peu trop proche sans pour autant ressentir de grande menace. Elle n’avait rien à craindre. Asol en revanche…

« Les tiens n’ont pas apprécié que nous prenions plus de terre, c’est sans compter l’alliance ouverte entre les pirates et mon peuple. » Puisqu’il était revenu de lui-même sur le sujet, peut-être n’était-ce pas une mauvaise idée de revenir sur la sienne, même si elle doutait de la faisabilité d’une telle entreprise. « Tout à l’heure je ne mentionnais pas une trêve entre les graärhs et les pirates, plutôt entre mon peuple et le tiens, » ajouta-t-elle à voix basse, son regard retrouvant celui, cristallin, du géant.

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Le félin coulait délicatement son regard sur la baie, impavide. Ses griffes sombres tapotaient une mesure nonchalante sur le barreau métallique de la rambarde. Il ne s’était certes pas attendu à ce que la nouvelle-née lui donne raison. Elle avait sa fierté pour elle, manifeste, éclatante, bouillante même, et semble-t-il une certaine propension à ne pas admettre ses élans altruistes. Elle n’y croyait guère d’ailleurs à en juger par la sincérité de son ton. Il n’y avait d’après elle que son clan et la ville qui importaient. Rien d’autre. Asolraahn s’apprêtait à répliquer que son intervention n’avait fait qu’aggraver l’échauffourée et envenimer le barouf dans la taverne. Que si elle n’était pas intervenue, si elle n’avait pas levé le petit doigt, laissé les choses se faire, un Graärh seul aurait rendu l’âme cette nuit, pas fortement apprécié par les vampires en général qui plus est, et l’affaire se serait clos rapidement. Son corps aurait été transporté discrètement par voie de terre, par de petits chemins sombres connus des pirates seuls, aurait été jeté dans les profondeurs de la mer et c’aurait été la fin d’Asolraahn le géant opalin.
Mais ces mots ne franchirent jamais le pas de sa langue. Ils restèrent sagement dans le fond de sa pensée. A quoi bon débattre de ce sujet ? Cela l’irritait, la mettait mal à l’aise et aucun d’eux ne changerait d’avis sur la question. C’était une vampire et il était un Graärh. Deux prédateurs qui ne pouvaient vivre bien tranquilles tant que l’autre rôdait. Leur attache n’était pas conçue pour engager une telle causerie. Car à la fin, ce serait trop dur à croire, pour l’un comme pour l’autre. Asolraahn se contenta donc de répondre au sourire de Liz avec le sien et répondit :

-Comme il te plaira. Quoiqu’il en soit, quoique tes agissements aient eu comme signification, je prends avec plaisir l’avantage qu’il m’aura conféré, car je suis toujours de ce monde.

Il la laissa s’installer près de lui, poursuivant son examen soigneux du port. Au bout d’un moment, le silence s’instaurant et se faisant lourd, il remarqua que la vampire était sur le qui-vive, prête à mordre sacrément fort le premier venu. Il sentit un vent obscur le parcourir. Avait-elle discerné des pirates se postant sur la chaussée ? Des individus menaçants ? Le géant opalin détailla les environs de son œil aiguisé, mais rien n’attira son attention, pas même des signes d’une menace dans le panorama au loin. Et puis la réponse lui vint d’un coup. Il se contenta de remuer les coussinets, affichant une mine de circonstance en évitant ses yeux de glace durant quelques instants de réflexion. Oui, cela semble évident après coup, songea-t-il. La menace qu’elle cherchait n’était pas les elfes ou les humains, ni les pirates. Ce n’est même pas le Graärh qui se trouvait à quelques centimètres d’elle et qui avait déjà tué vampires et licornes. C’était les siens, les rôdeurs de la nuit autour d’eux. Excepté le clan, tous ici ne vivaient que dans une trêve éternellement relative, un pacte qui se rompait et se reformait au gré des paroles et du sang versé. Et puis il y avait lui. Liz cherchait-elle également lequel de ses congénères pourrait se jeter sur un Graärh ? Il pensa sombrement :

« Par les esprits, ce n’est pas bien étonnant que les pirates et les vampires remuent la queue à l’unisson aujourd’hui. Ils ont la même morgue, la même flamme qui dégouline dans leurs veines. Oui, peut-être que ton Prince noir saura agir en conséquence. Mais j’espère que tu apprêteras tes armes et que tu sauras aiguiser ces mêmes poings qui nous ont aidés tout à l’heure. Faire confiance au prince noir ne garantit pas de garder sa tête longtemps, en l’occurrence pour une éternité. Les pirates ne sont pas faits pour s’entendre éternellement en tout cas, ça je le sais. Leur main tendue n’est que le reflet d’une méfiance refoulée envers vos crocs. Combien de temps avant que cela ne devienne une main armée ? »

Mais c’était dommage… oui très dommage qu’elle vivait ici. Le monde était vaste et beau. Le sien se résumait à ce port qu’elle protégeait avec tant d’ardeur, pour lequel elle portait tant de méfiance envers le moindre de ses moindres habitants, ces vampires qui pourraient venir lui arracher la couenne avec les griffes. Dire qu’Asolraahn n’avait quasiment jamais regardé derrière lui, ces trois derniers jours. Ce n’était guère prudent dans les environs. Il le comprenait sans doute mieux désormais, en voyant Liz crisper ses phalanges pâles sur la rambarde pour leur sécurité. Il posa une patte sur son épaule et déclara :

-Je crois que tes amis ont suffisamment de flair pour ne pas se frotter à nous.

La nouvelle que Liz lui apprit ensuite le fit grincer des dents. Il se tourna vers elle et l’observa avec de grands yeux ; son visage strié de marques noires demeurait complètement immobile, mort, comme celui d’une statue. Ainsi donc, cela allait bientôt reprendre. En vérité, cela ne l’étonnait guère. Les anciens griefs qui avaient conduit à un conflit entre sa légion natale et les clans vampiriques ne s’étaient jamais vraiment résolus. Il parvint à contenir extraordinairement bien la tristesse qui le saisit. Il masqua sa faiblesse avec le même soin méticuleux. Il haussa ensuite les épaules, retira sa patte sans ménagement :

-Je suppose que c’était à prévoir, même si cela me navre. On peut jouer de politique, intriguer et promettre des trêves. Les Esprits ne connaissent pas la notion de politique ou d’intrigue. Vampires et Graärh en paix sur une île aussi dangereuse et maigre en ressource ? Cela ne pouvait durer. Je me demande quand même ce qui a pu provoquer tout ceci ? Ton Prince noir a-t-il un rapport avec tout cela ?

Asolraahn tapotait nerveusement ses griffes sur la rambarde. Illidim Barphrosh, l’Aaleeshaan de Vat’Em’Medonis était une Graärh loyale à sa légion, jusqu’à la mort. Elle connaissait la forme infinie et diverse que prenait chaque être dans l’archipel, savait que pour faire survivre leur peuple, elle ne pouvait pas aller à l’assaut de tous ceux qui avaient posé la patte sur Tiamaranta. Le félin ne la croyait pas capable de réouvrir les hostilités contre Nevrast qui avaient été autrefois si difficiles à tempérer. Vampires et Trands auraient pu s’écharper jusqu’à la destruction des deux peuples si des pourparlers n’avaient pas eu lieu. Elle était plutôt du genre à faire vivre sa légion en reclus pour ne pas attirer l’attention. Une nouvelle Kamda Aaleeshaan se serait-elle élevée dans la légion ? Mais Asolraahn en doutait. Cela ne pouvait venir de cela. A moins que…

A moins que les Trands n’aient découvert le nouvel allié des vampires, et ce qu’ils leur promettaient en échange de leur appui.

Par les Esprits, Kavalys devait être au courant, ce sale petit cachottier. Il devait croire que la liste des soucis accablants le géant opalin était déjà bien longue pour avoir la vilénie d’en rajouter une ou deux lignes. Et il avait hélas raison. Il ne pouvait guère aider son ancienne légion, sachant qu’à Néthéril, la chute d’une autre était imminente. Vat’Em’Medonis devrait se débrouiller sans lui.

De ce fait la question suivante de Liz prit tout son sens. Bien qu’Asolraahn ne souhaite pas un nouveau conflit entre les vampires et les Trands, il secoua vivement la tête :

-Je comprends ce que tu me demandes. C’est une affaire compliquée. Cela pourrait te surprendre mais je suis de ton côté. Je ne veux que le bien de mon peuple, je veux sa sécurité et sa survie. Mais vous, les Elusis, ne pouvez vous présenter devant la Kamda Aaleeshaan, les pirates à vos côtés. Trop de sang a été versé à cause d’eux. Illidim Barphrosh est intelligente, mais elle ne se laisse pas porter par un courant de bonne entente enrobé dans une toile d’hypocrisie. Elle ne saurait confondre trêve et faux-semblants. Si le spectre des pirates s’agite derrière vous, alors vous êtes contre nous. C’est aussi simple que cela.

Il leva les pattes en signe d’excuse :

-Et je crains que ma parole n’ait plus aucun poids par chez moi. Je suis un Ashuud. La seule chose que je puisse faire pour les aider est de mettre les pirates en échec sur un autre front. Ailleurs. Là où ils s’y attendent le moins, là où je peux les empêcher de se renforcer afin qu’ils ne leur viennent pas plus tard l’idée de s’en prendre à mon ancienne légion.

A Néthéril par exemple. Le temps lui était compté et moindre était le nombre de compagnons capable de l’aider dans cette entreprise. Il n’y en avait à vrai dire qu’un seul ; un grand avec des écailles rouges et du feu dans le cœur :

-J’espère ne pas être trop présomptueux en te confiant tout ceci, fit-il avec un air songeur. Nos peuples ne sont après tout pas en très bons termes. C’est drôle comme les Esprits décident de mettre sur ma route de telles épreuves, mortelles à souhait, pour que je sois ensuite sauvé par une alliée des pirates. Puissent-t-ils ne jamais décider de nous mettre un jour face à face. Mmh…. je n’apprécierais pas une telle chose.

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La remarque du graärh concernant le flair de ses amis lui fit légèrement hausser les épaules. Elle n’avait pas cherché à cacher sa méfiance et sa prudence. Elle leva un regard glacé vers Asolraahn, le détaillant du regard et haussant un sourcil à son attention avant de répondre froidement :

« Je n’ai rien à craindre des miens, » affirma-t-elle, absolument sûre d’elle. Son expression dure comme la glace fondit légèrement tandis qu’elle faisait une petite moue, glissant une main sur sa tenue abîmée par son affrontement. « Je ne tiens juste pas à être vue dans un état pareil, » révéla-t-elle, une once de regret dans la voix.

Elle devait devenir meilleure et ne plus donner la moindre occasion à qui que ce soit de pouvoir l’atteindre au point d’endommager ses affaires. Il était inconcevable qu’elle ait à se déplacer dans sa propre ville, vêtue d’une armure marquée de griffures, le cuir déchiré révélant sa peau nacrée. Elle ne disposait pas de sa cape pour en masquer les bords déchirés… une idée lui traversa l’esprit et Liz se redressa, son regard s’éclairant. Elle leva les bras et défit l’épaisse tresse, libérant son opulante crinière d’un blanc argenté. La nouvelle-née arrangea savamment ses cheveux pour que d’épaisses boucles d’argent masquent  les bords déchirés de son armure de camouflage.
Satisfaite, s’assurant que sa chevelure soit parfaitement arrangée pour mettre en valeur son beau visage sans la moindre mèche désordonnée, Liz leva les yeux vers Asolraahn, fière de son idée et du résultat. Elle qui ne s’autorisait pas souvent d’exprimer ses émotions, moins encore à l’attention des étrangers, ressemblait définitivement à une petite fille fière de sa dernière réalisation et attendant une réaction d’approbation et d’enthousiasme. Après tout, elle méritait qu’on rende hommage à ses réalisations, surtout lorsque celles-ci étaient aussi esthétiques et réussies que celle-ci.

Le regard de la nouvelle-née retrouva le chemin des éventuels passants avec un rien moins de mal à l’aise. Elle préférait toujours sa position bien cachée dans l’ombre massive que projetait le géant, elle était une prédatrice de l’ombre, après tout. On ne la voyait que lorsqu’elle le voulait bien, que lorsqu’elle le permettait. C’était elle qui observait, qui surveillait.
Reprenant la conversation sur ce qui l’intéressait, elle informa le géant d’Opale des réelles tensions qui s’étaient créées entre les vampires et les Trands de Nyn-Tiamat, foulant du pied l’illusion qu’il avait d’une trêve. La question du grand graärh lui fit hausser les épaules :

« Les torts sont partagés, » lâcha-t-elle sincèrement, se contentant d’émettre une vérité. « Ils ne laissent guère d’espace aux vampires pour se développer, refusant de leur permettre de s’étendre même sur une terre que les tiens n’utilisent pas, seulement parce qu’ils peuvent s’opposer à cela. Mon Prince a décidé qu’il ne nécessitait pas l’accord des Trands pour s’occuper de son peuple comme il le mérite. »

Ce n’était pas optimal mais c’était ainsi. Les graärhs s’étaient montrés aussi rigides et peu conciliants qu’ils le pouvaient, les vampires avaient suivi les règles aussi longtemps que possible. Avec les derniers développements avec Sélénia ils ne pouvaient plus se permettre d’attendre. C’était comme être pris entre le marteau et l’enclume, d’un côté un ennemi puissant dont l’expansion ne connaissait pas de limite, au développement exponentiel, de l’autre un royaume handicapé par un passé peu généreux, un peuple laissé à l’abandon qui se devait de tout reconstruire dans l’espoir de survivre qui ne peut s’étendre à cause de voisins peu conciliants. Bien entendu, l’alliance entre les pirates et les vampires, désormais officielle, n’arrangeait pas les choses mais Asolraahn était au courant, le mentionner à nouveau n’était pas nécessaire.
Décidant finalement d’exposer son idée, sa demande, au graärh, Liz revint sur ce qu’elle avait proposée initialement, attendant avec une patience toute relative la réponse du géant d’opale. La réponse ne se fit pas attendre et tenait à peu près le discours auquel elle s'attendait mais qui ne la satisfaisait pas pour autant. Pour autant, la jeune vampire nota un deuxième élément à côté du surnom dont il l’avait affublée un peu plus tôt. Illidim Barphrosh. Kamda Aaleeshaan. Il s’agissait certainement d’un titre important, deux mots pour un peuple qui préférait la simplicité et l’efficacité, cela devait indiquer un personnage capable de changer les choses, capable de prendre les décisions qui s’imposaient pourvu que les bons arguments soient avancés. Le caractère que le graärh décrivait, qui plus est, dénotait une personnalité susceptible d’intéresser vivement la nouvelle née. Attentive, Liz enregistra soigneusement toutes les informations que lui fournissait le grand mâle.

Il y avait tant de mots étranges inhérents au langage de cette race et leur prononciation, rendue particulière par leur morphologie atypique, rendait difficile leur mémorisation mais la jeune vampire s’y essaya avec détermination. Elle n’avait cependant pas hâte d’avoir à les répéter pour obtenir traduction et explication. Elle méprisait le ridicule chez les autres, à quelques exceptions près, mais en être elle-même victime ne lui plaisait guère.
Les paroles avec lesquelles il acheva de lui confier ses pensées tirèrent un sourire prédateur à la vampire qui, bien que se tenant déjà avec prestance, modifia imperceptiblement sa posture pour quelque chose de tout aussi droit mais d’infiniment plus sauvage :

« Et tu aurais raison, » confirma-t-elle avec un sourire tranchant mais qui manquait d’animosité. Elle se contentait d’émettre un fait, une constatation, d’approuver un fait qu’il avait établi. Son sourire se fit malicieux tandis qu’elle inclinait légèrement la tête, le regardant du coin de l'œil. « Je n’apprécierais guère un tel développement également, si cela peut te rassurer, Asolraahn. Devoir tacher une si belle pelisse me contrarierait grandement. »

Elle secoua néanmoins la tête, son attitude joueuse, coupante mais sans intention de blesser, se relaxant à peine pour quelque chose d’un petit peu plus songeur. Elle hocha la tête et poursuivit :

« Je continuerai d’apprendre et de me renseigner. Il est des causes perdues et peut-être que celle-ci en est une mais c’est un défi que je suis prête à relever. »

Il y aurait bien des obstacles à son projet, à son idée, à commencer par son père, peut-être, le passé et l’histoire surtout dont elle avait tout intérêt à se renseigner afin d’avoir une base solide sur laquelle établir un projet viable et efficace. La logique imparable des vampires jouerait assurément en sa faveur.
Les graärhs étaient le peuple d’origine de cette terre, que les bipèdes sans poils les aient décidés trop stupides pour être un peuple à part entière mais juste assez compétent pour servir d’esclaves était une chose mais il était désormais évident que ce n’était pas le cas. Son regard croisa celui d’Asolraahn, elle en avait la preuve sous les yeux. Nessraya en était une autre. L’image d’un bateau plein de petits graärhons, perdus et arrachés à leur famille la fit se hérisser de rage et pendant un instant le regard qu’elle posait sur le grande guerrier à fourrure se teinta de colère et de rancœur. Si la première n’était assurément pas dirigée à son encontre, la seconde l’était peut-être. Lui avoir planté cette image en tête était de son fait, il était celui qui avait ainsi nourri une graine dont elle n’avait définitivement pas eu besoin. Pour autant, peut-être cela lui fournirait-il l’énergie et la motivation nécessaire d’avancer dans cette direction.
Liz n’était pas généreuse et elle n’était pas non plus philanthropique, les autres la laissaient totalement indifférente et si un humain devant s’éteindre à ses pieds, elle regretterait seulement d’avoir à assister à un spectacle aussi navrant. Pour autant, lorsqu’elle y voyait un intérêt, il n’était que peu de sacrifice qu’elle ne soit pas prête à réaliser afin de parvenir à ses fins. Les graärhs Trands ne lui devaient rien et elle ne leur devait rien, pour autant elle appréciait l’apparence esthétique de cette race et sa seconde rencontre avec l’un de leur représentant ne faisait que confirmer sa décision qu’elle les appréciait, autant que faire se pouvait. C’était une décision entièrement égoïste et certainement pas pour les meilleures raisons mais elle n’était pas une bonne personne et n’avait à coeur que ses intérêts et ceux de son peuple. Avoir leur voisin comme allié ne pouvait que finir par jouer à leur avantage.

Hochant la tête, elle serra la mâchoire et carra les épaules et demanda fermement, la détermination ajoutant de l’acier dans sa posture déjà bien droite :

« Bien que ton avis n’ait que peu de poids, penses-tu que te mentionner puisse jouer en ma faveur si je devais rencontrer les tiens ? »

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« Je n’ai rien à craindre des miens. Je ne tiens juste pas à être vue dans un état pareil. »

Ah, ça ! Voilà un sujet de conversation sur lequel ils avaient des choses en commun, songea Asolraahn en avisant sa fourrure couverte de crasses mêlées à du sang séché. Encore heureux que ses griffes ne soient plus dans un état pareil. Le port de Nevrast avait récemment élevé les standards en termes d’élaboration architecturale et d’esthétisme. Liz et lui ne rentraient définitivement pas dans ces normes. Mais si cela gênait la petite créature, lui s’en moquait éperdument. De toute façon, il était reluisant dans tout ce noir, qu’importe combien de couche de suie on lui mettrait sur la figure. La lune vorace brillait en recouvrant les ténèbres de la voûte céleste. Son poil opalin ne pouvait que se voir facilement de loin, aussi en s’enveloppant exceptionnellement dans sa fine cape roséenne, il pouvait être plus dur à identifier. Mais ce n’était pas bien grave. Une fois encore, le géant opalin s’en moquait. Il n’avait jamais réussi à rentrer dans le moule. La vampire quant à elle ne désespérait pas d’avoir l’air présentable. Elle défit le nœud attachant ses cheveux d’argent et les libéra. Ils étaient certes très longs, car ils purent recouvrirent sans problème les pans de son armure abîmé. C’était sans doute un truc de vampire d’avoir la solution à toutes les éventualités pour paraître beau et avoir de l’allure. Asolraahn avait cru dénicher ce même trait de caractère chez Toryné Dalis, moins chez Kavalys mais néanmoins bien présent. De Graärh en vampires, les coutumes s’associaient et se dissociaient doctement. Pour autant, le changement de couleur ne déplut pas au géant opalin. Au contraire, un maigre sourire figea ses traits félins. Avec sa crinière d’argent, elle lui ressemblait un peu plus :

-J’aurai bientôt de la concurrence, fit-il remarquer.

Il l’écouta ensuite expliquer les raisons de l’hostilité nouvelle entre Trands et Vampires. Rien de nouveau sous le soleil, hélas. Son humeur s’assombrit. Il savait les vampires sur le déclin ; c’était des prédateurs incapables de se reproduire si ce n’était en convertissant les autres races à leur état de mort-vie. Ainsi isolés sur une île avec pour seul voisin des Graärh insensibles à leur morsure, cela devait avoir un côté angoissant. Ironiquement, le temps des vampires était compté. Il leur fallait impérativement trouver d’autres sources de nourriture et elles ne se trouvaient pas sur Paadshaïl. Le géant opalin se demandait néanmoins ce qui adviendrait si hommes et elfes se laisseraient tous transformer en bestiole de la nuit. Quel monde étrange ce serait… Ni vivant, ni mort. Bien différent, mais pas forcément plus menaçant. Qui pouvait savoir ? Ce serait peut-être moins discordant que la somme de tous les guerres crée par l’ensemble des peuples de l’archipel depuis leur arrivée.

Mais toujours très peu pour Asolraahn, le vampirisme. Devenir un glaçon devrait toujours être une vocation, pas un statut naturel. Et c’est pourquoi apprendre que les vampires souhaitaient s’étendre au détriment de la légion des Trands ne le mettait pas dans les meilleures dispositions. Leur Prince ne voulait pas d’accord avec les Trands pour s’occuper de son peuple comme il le mérite ? Mais que méritaient les Trands dans ce cas ? Un lopin de glace où passer leurs derniers jours funestes, à contrer du vent gelé de leur poil à peine préparé pour le grand froid. Sur les portées naissantes, seul un ou deux graahron réussissaient à passer le premier hiver. Qu’est-ce que cela deviendrait selon le mérite du « Prince Noir » ?

La situation allait s’envenimer, cela se voyait comme la truffe sous les yeux. C’est avec cette idée à l’esprit qu’il fit part de son opinion sur les conséquences désastreuses d’un nouveau conflit entre Graärh et vampires. Liz, si elle devait déjà avoir bien réfléchi à la question et y avoir apporté des hypothèses et solutions, l’écouta sans l’interrompre. Elle eut même un sourire pénétrant à la fin de sa tirade. Non, elle non plus ne semblait pas attirée par l’idée d’une querelle entre leur peuple, et encore moins entre eux personnellement. Cela lui convenait. Ce n’est pas qu’il s’était mis à l’apprécier particulièrement non plus ou à la considérer comme une « Mitr », une amie. Mais entre tueur de pirates, il fallait parfois se serrer les coudes.

En outre, Liz avait semblait-il un véritable désir d’éviter la discorde entre leur deux peuples. L’intérêt qu’elle avait dans cette histoire lui était assez étranger et Asolraahn se douta qu’il y avait quelque chose d’un rien peu protocolaire dans ce travail aussi soudain qu’acharnée. Mais enfin, ce n’était pas ses affaires, et si cela pouvait permettre la sauvegarde du peuple vivant sur Paadshaïl depuis des siècles, alors cela en valait bien la peine. Ainsi, elle lui assura qu’elle tâcherait de faire en sorte que cette cause perdue n’en soit plus une. Intéressant. Le géant opalin garda cela dans un coin de sa tête, nota l’éclat déterminé dans les yeux de la vampire.

On nageait définitivement de surprise en surprise par ici ; un instant dans une mare de sang, de l’autre baignant dans un profond lac de paix. Quelque chose dit à Asolraahn que leur rencontre n’avait rien de fortuit et que les Esprits l’avaient placé sur sa route. Et c’était fort heureux car à n’en pas douter, c’était grâce à cette guerrière sanguinaire voulant la paix avec son peuple qu’il était resté en un seul morceau.

-Tu devrais commencer par prendre contact avec les tribus des Trands en lisière de Licorok. J’ai connu certaines de leur Aaleeshaan. Elles étaient courageuses et attentionnées envers la santé de leur peuple. La forêt les gardait constamment dans le creux d’une patte mortelle. Notre petite sortie avec ton prince pour vaincre les licornes aura peut-être fait son effet auprès d’elles et alors tu ne seras pas accueilli avec des flèches. Sache qu’avant de rencontrer la Kamda Aaleeshaan, il te faudra obtenir l’appui de quelques autres cheffes. (Un sourire fendit ses traits) Je crois que tu en seras capable.

En revanche, il secoua la tête à sa seconde interrogation. Mentionner son nom alors qu’elle n’en connaissait que la première partie ? Folie monumentale. Chaque Graärh avait un nom composé qui le reliait à sa lignée et à sa tribu. Un Graärh avec un unique nom tel que lui ne saurait être qu’un Ashuud. Si quelque Trand se rappelait de lui, ce serait, sinon avec mépris, une haine indescriptible ; sans oublier que le géant opalin avait décidé de partir quelques jours après le raid des pirates, alors que la légion était dans sa plus mauvaise posture. A ce stade, il n’en allait même pas de la sécurité de Liz de ne pas prononcer son nom, mais de ne pas créer un véritable incident diplomatique à grande échelle :

-Je suis honoré de la confiance que tu portes en mon nom, commenta le géant opalin. Mais si ce dernier a toute ta considération, il n’en a pas pour les miens. Il ne faudra pas que tu le prononces en leur présence. C’est encore trop tôt… et même alors (Asolraahn haussa tristement les épaules)  Je ne saurais le dire. Je sais que des Graärh vous ont rejoint également à port Nevrast pour devenir vos serviteurs. Tu en as peut-être déjà côtoyé. Ne les emmène pas avec toi. Les Trands sont liés par le sang mais aussi par des serments qui leur tiennent à cœur. Les rompre est un crime impardonnable. C’est pourquoi même des étrangers aux tribus ont beaucoup de mal à s’intégrer à ce peuple. Un Graärh qui se présente sans être de la légion ne vaudra guère plus qu’un morceau de viande.

Il se souvint soudain qu’il avait une blessure à guérir et que sa situation ne s’améliorerait pas en restant moribond. C’est alors que du coin de l’œil, il aperçut enfin dans la brumaille blafarde des quartiers une silhouette qui aurait pu être méconnaissable si elle n’avait pas été accompagné d’une autre plus petite et plus frêle. Kavalys les toisait, imperturbable. Il se tenait avec le petit graahron au pelage flamboyant entre deux venelles qui permettraient astucieusement de s’enfuir si le danger guettait. Mais le danger, comme de juste, s’était évaporé. Car le petit et son grand-père s’était retrouvé.

Cela rappela à Asolraahn son devoir et la gravité de ce qui attendait s’il ne fuyait pas tout de suite les recoins sombres de Nevrast. De l’île toute entière à vrai dire. Car le fléau des pirates qui sévissait à Néthéril devait être stoppé dès à présent. Il dut se faire violence pour se tourner avec un geste d’excuse envers la vampire Elusis :

-Tu vois ces deux êtres là-bas ? Ils ne représentent aucun danger. Mais je crois qu’ils sont ma porte de sortie pour fuir ceux qui me traquent.

Une fois de plus, son regard de glace croisa celui de la belle chasseuse aux crocs d’argent :

-Je suis navré mais le temps presse. Pendant que mon ancienne légion cherche à se créer des différends avec les clans vampiriques, tes alliés pirates s’en prennent au mien à Néthéril. Je l’ai entendu de la bouche de leur roi, que les Esprits le parjurent mille fois. Ils sont sur le point d’être massacré si je ne fais rien. Il est temps que nos chemins se séparent, car je dois rejoindre mon petit et sauver ce qui reste de mon peuple. Tu dois pouvoir comprendre ça, toi Liz des Elusis, gardienne de Nevrast. (un maigre sourire s’empara de lui) Je te remercie de ne pas m’avoir sauvé et d’avoir fait régner l’ordre dans ce port. La prochaine fois que j’y viendrai, j’ai bon espoir d’y trouver le même respect envers le règlement et l’étiquette. Tu as sûrement raison d’y tenir autant. C’est parfois juste à un principe que l’on évite une morsure.

Il toucha discrètement la broche d’Aasheervaad qui était ceinte à son oreille. A l’intérieur, un pouvoir lui permettrait de se téléporte directement à Néthéril sans passer par la voie de la mer. Il pencha alors la tête de côté, reniflant Liz une dernière fois pour se rappeler de son odeur ; un quelque chose de rêche, acide, relevé d’un agrément rappelant le jasmin :

-Nous nous reverrons Chaandee ka khaang, déclara-t-il finalement. J’espère cette fois que c’est moi qui te rendrait la pareille.

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