Il devait admettre que foutre le nez dehors et le pied dans la forêt du Licorok où il savait que des créatures bien particulières existaient exerçait une pression sans précédent sur le jeune elfe. Il était, après tout, juste à côté. Il lui suffisait de quitter la ville, quelques temps de trajet et il sentirait bien rapidement l’ombre épaisse et fraîche des arbres le couper du soleil. Bien entendu, le risque de croiser le chemin d’une créature différente qui pourrait bien le mettre en danger, sans compter l’option où il tombait directement sur une licorne, était grand. Et si courir après un - ou plusieurs - fenrisulfr(s) représentait déjà une entreprise suicidaire, la forêt se trouvait certainement une étape au-dessus.
Il était certainement plus sûr qu’il reste en dehors de toutes ces histoires. Qu’il rentre à Sélénia assez rapidement pour qu’on ne se doute pas forcément de là où il s’était rendu, même si la suspicion et les doutes pouvaient bien naître de sa disparition momentanée. D’une manière ou d’une autre, il y avait bien des raisons pour lui de ne pas trop s’attarder. A commencer par le mariage d’Autone et d’Ilhan, qui devait avoir lieu dans quelques jours à peine.
Il finit par hausser une épaule et tapoter gentiment le genou d’Aldaron, levant vers lui son nez sur lequel s’entrecroisaient cicatrices et taches de rousseur :
« Ne te fais pas de mouron, papa. C’est frustrant et pas toujours très agréable mais on, » il jeta un regard dans la direction de Liv pour guetter sa réaction, s’assurer qu’il ne commettait pas d’impair en parlant en leur nom alors qu’il pouvait faire erreur. Ils se connaissaient depuis peu après tout, et si l’elfe se sentait à l’aise, ce n’était peut-être pas le cas de Liv. Il était facile pour Sorel de s’entendre avec à peu près tout le monde, pourvu que l’autre partie s’y investisse également et il était aisé de dire que Liv s’était offert sans hésiter. La dernière chose que voulait l’elfe était de faire un faux pas. Rassuré par son frère, il reprit avec plus d’assurance, sa main toujours sur le genou d’Aldaron, il tapota à nouveau mais cette fois du bout de son index, comme pour réitérer sa réassurance : « On a conscience que tu fais ça pour nous. »
Pour être tout à fait honnête, à commencer envers lui-même, il y avait une ferme évidence entre un refus catégorique de la part d’Aldaron et une mise en garde teintée de “tu devrais pas”. A l’image de celle qu’il avait présentée lorsque Sorel avait annoncé sa brillante idée d’aller passer faire la causette aux fenrisulfrs. Il y avait certainement une marge indicative si Aldaron laissait Sorel quitter le manoir dans le but d’aller croiser un - ou plusieurs - fenrisulfr(s) mais qu’il refusait de les laisser passer la lisière de la forêt de Licorok. En cela, le jeune elfe préférait s’en remettre à son père. Et puis, il fallait bien admettre que si Sorel voulait réellement y foutre les pieds, il finirait bien par le faire, d’une manière ou d’une autre. Cette fois-ci ferait exception, il devait d’abord trouver les fenrisulfrs, ensuite se rendre d’une manière ou d’une autre au mariage d’Autone et d’Ilhan. Il avait beaucoup à prévoir… selon l’issue de l’expédition qu’ils allaient mener dans la forêt, peut-être l’elfe aurait-il l’occasion de s’y rendre plus tard.
Écartant ses considérations - pour le moment - il se replongea dans les manigances qui entouraient la prochaine prise de Sélénia. Peut-être cela lui permettrait également de retrouver un semblant de normalité. Si les vampires s’emparaient du royaume humain, Sorel ne se sentirait plus tiraillé entre deux mondes, désireux d’aider les deux tout en étant occupé à tirer dans les pattes de l’une des deux au profit de l’autre. Ce n’était probablement pas idéal.
Il posa quelques questions et hocha la tête lorsqu’Aldaron lui indiqua la date approximative à laquelle il pensait lancer l’opération.
« Largement, j’ai pris l’habitude de me balader dans les différents quartiers, il ne devrait pas être bien compliqué de repérer l’élément le plus propice à l’opération. »
Il était préférable de garder Nahui et le dragon d’Achroma en sécurité, approuva-t-il à nouveau en acquiesçant, convaincu qu’il s’agissait assurément de la meilleure façon d’opérer. Cela préserverait également ses pères du danger et lui ôtait une inquiétude du tableau, il pouvait effacer l’élément et en ajouter un autre, cependant.
Il émit un petit souffle amusé à la mention de la supposée peste dont ils allaient se servir pour écarter les soupçons, appréciant l’idée générale qui avait le mérite d’offrir une zone de départ favorable, pourvu que rien ne vienne interrompre le processus. Son expression, cependant, se fit plus chiffonnée lorsqu’Aldaron mentionna l’éventualité que le Marché Noir ait à disparaître et à quitter Sélénia. Il avait déjà de la peine à ne pas trop penser aux gens qu’il connaissait et qu’il ne reverrait probablement pas si les choses tournaient mal. Luttant avec l’espoir que tout se déroulerait pour le mieux et que le sang versé se limiterait au strict minimum. Imaginer qu’il allait devoir quitter Sélénia, ses rues pavées et son peuple lui retournait l’estomac. Peut-être y avait-il un côté positif, à savoir qu’il se rapprocherait de sa famille, mais il trouvait s’être profondément attaché à Sélénia au fil du temps passé à vivre là-bas.
Le problème que posait Eleonnora, cependant, ne fit qu’accroître le poids et les épaules de l’elfe fléchirent légèrement, bien malgré lui, tandis qu’il s’enroulait plus étroitement dans sa couverture, comme cherchant le réconfort. Il hocha la tête, son nez s’enfonçant davantage dans le tissu doux de la couverture :
« Je m’arrangerais pour être prêt, » marmonna-t-il tout bas, sa voix partiellement étouffée par le tissu. « Mais si je le peux, j’essaierai de rester. »
Il y avait tant à Sélénia qu’il ne voulait pas perdre. Sorel n’avait peut-être pas réalisé qu’il s’était creusé un trou là-bas. Sa boutique n’était qu’une façade, initialement, mais après être resté si longtemps dans sa petite vie de marchand, réalisant ses tâches de Maître des Mines comme s’il s’agissait d’une autre vie, parallèle et sans lien, comme si le Maître des Mines n’avait rien à voir avec Sorel Gallenröd.
L’elfe émit un petit son amusé au sous-entendu peu discret de son père, levant les yeux vers lui, reconnaissant pour la distraction.
« J’essaierai d’être le plus prudent possible, » promit-il. « Mais si je pars, je ne partirais pas seul, » prévint-il avec un regard pour Aldaron.
Il y aurait Tania à emmener, pour commencer, sa famille aussi si possible. Autant de choses et de départs difficiles à organiser dans des circonstances loin d’être idéales.
Il trouverait.
Préparerait le terrain avec son efficacité coutumière. Il avait plus d’un tour dans sa manche et il aurait tout le temps du monde pour préparer les portes de sorties et les plans de secours au besoin. Il avait des gens dont il pouvait se servir, les sécuriser afin de ne pas griller leur couverture tout en ayant la possibilité de leur offrir un échappatoire si l’un d’entre eux devait ne plus se sentir en sécurité.
Il allait peut-être récolter un bout de pied dans le tibias pour ce qu’il s’apprêtait à dire mais à l’instant où Sorel ouvrit la bouche de brefs couinements le réduisirent au silence et trois petites ombres passèrent la porte comme de sombres éclairs qui grattèrent la pierre en rythme pour venir se réfugier dans les plis et replis de sa couverture. Suivant du regard la progression de Linou, Pathou et Nathou, Sorel resta un instant bouche bée avant qu’un serviteur de la maisonnée ne déboule dans la pièce, un énorme balais à la main, l’air prêt à en découdre :
« V’nez par ici un peu que j’vous-... oh. »
Stupéfait, Sorel mit un instant avant d’additionner la présence du balais, tenu fermement par le servant, et les trois boules de poils réfugiés dans son giron. Fronçant les sourcils brièvement, une expression qui ne dura qu’un instant, il s’adressa au nouveau venu d’un ton poli :
« Je peux savoir ce que vous aviez l’intention de faire avec ce balais ? »
Pendant une seconde, l’humain sembla sur le point de rougir, son expression embarrassée pour une seconde avant qu’il ne reconnaisse le jeune elfe, roux, qui le regardait très directement. Lorsque le rouge s’arrêta de s’étendre sur les joues de l’humain, il tourna brutalement au blanc et pendant une seconde, Sorel le prit en pitié mais les trois petites boules de poil serrées contre lui tremblaient de tout leur petit corps.
« Je-mh-c’est à dire que je les ai vu et-mh, » bafouilla-t-il, son regard passant soudain de Sorel à Aldaron avant qu’il ne perdre le peu de couleur qui lui restait, ressemblant soudain aux êtres dont il s’occupait de la demeure.
Hochant la tête, le maître des mines répondit calmement : « Dans mes quartiers, vous trouverez un livre ouvert traitant des rongeurs. Je vous autorise à me l’emprunter afin de vous éduquer à leur sujet, vous découvrirez qu’ils méritent mieux que votre mépris. Veillez également à prendre quelques leçons de nettoyage, la façon dont vous tenez votre balais est tout à fait inadaptée à son usage premier, » lâcha-t-il froidement.
L’humain n’avait certainement jamais eu d’activité martiale, pourtant il prit une position presque au garde à vous avant de s’éloigner précipitamment, fermant très, très, très doucement la porte derrière lui.
« Je me demande si j’aurais dû le menacer, » s’enquit-il pensivement.
Il haussa une épaule, songeant qu’il rendrait probablement une petite visite à cet homme plus tard. Il y avait une éducation à refaire, semblerait-il, et quelques questions non posées qui nécessitaient de trouver réponse.
Le jeune elfe souleva la couverture dans laquelle il était enroulé. Un petit museau pointu fit immédiatement son apparition, reniflant les lèvres de Sorel comme très intéressé par le goût qui s’y trouvait toujours et l’odeur alléchante d’un bon repas, malheureusement passé depuis bien longtemps.
« Bonjour à toi aussi, Pathou. »
Dans son giron, deux autres petits rats étaient bien contents de rester invisibles aux deux autres prédateurs présents dans la pièce. C’était dire leur frayeur d’être poursuivis par un balais assassin, tenu par un géant qui se déplaçait avec la discrétion d’un rhinocéros laineux ankylosé, qu’ils se soient réfugiés chez lui alors qu’il était en présence de vampires.
« Des présentations s’imposent, je suppose. Papa, Liv, je vous présente Pathou, Nathou et Linou. »
Il pointa du doigt chaque petit animal en le nommant, caressant la femelle lorsqu’elle manifesta l’envie d’être papouillée.