15 avril – fin de journée
Le silence. Aldaron n’entendait même plus les remous de l’océan. La Vagabonde avait plongé sous l’eau pour couvrir plus rapidement le trajet jusque Nevrast. Qu’adviendrait-il ensuite ? Ils s’étaient préparés à beaucoup d’éventualités, même à celle-ci et pourtant ? Il ne savait même plus ce qu’il avait à faire. Son esprit refusait de passer au-delà de la mort d’Achroma. Cela ne pouvait pas être vrai, n’est-ce pas ? S’il avait serré son fils dans ses bras, le besoin de solitude s’était ensuite fait sentir. Il s’était retiré, pour réfléchir, avancer et souffler aussi. Il était assez fort pour ne pas pleurer devant ce peuple qui s’était tourné vers lui. Il avait donné des consignes, des ordres, au moins pour leur faire croire qu’il savait où il allait. Mais en vérité ? La vérité était ici, dans la cabine du capitaine qu’il occupait avec la dépouille de son aimé. Ses poings étaient serrés sur ses vêtements ensanglantés. Et il y avait ce silence.
Cela bourdonnait à ses oreilles, quelque chose de sourd qui l’isolait du reste du monde. On avait assené un coup violent sur la tête du défunt vampire. C’était à peine s’il pouvait reconnaître encore son visage. Son corps était éventré, brisé. On n’avait pas lésiné sur la hargne de la frappe. Il pouvait presque en sentir la haine viscérale, le rejet qu’Aldaron n’avait jamais réussi à comprendre. L’un de ses poings s’ouvrit, ne laissant derrière lui qu’une main tremblante aux doigts cendrés et émaciés qui effleuraient les plaies béantes. Il appelait la magie pour rendre à son amour une dignité, en refermant les blessures. La main remontait au cœur qu’une traitre épée avait transpercé, mais plutôt que de faire disparaître la déchirure, l’ast plongea ses doigts fins à l’intérieur. C’était froid, et visqueux, mais cela ne l’effrayait pas. Il referma sa main sur le cœur mutilé et le retira lentement du corps où il avait été posé, il y a quelques années, par la dragonne millénaire Skade.
Les chairs et artères auxquelles il était attaché cédèrent rapidement, ne pouvant lutter contre la main écarlate d’un vampire. Les mires verdoyantes de l’antique observaient le muscle écailleux, un leg qui reviendrait à Verith. Il ignorait si le Colérique avait été avisé par sa mère du don qu’elle avait fait à Achroma. Probablement que la mémoire draconique lui avait soufflé. Dans tous les cas, l’Ast ne se sentait pas légitime à garder cet artefact éteint, essoufflé. Il enveloppa le cœur avec minutie dans un châle délicat, brodé des armoiries des Elusis avant de déposer le tout dans un coffret de bois. Il le remettrait à Vaea. L’inquisiteur le remettrait à Verith, le vampire n’en doutait pas. Il ferma délicatement le couvercle, qu’il n’entendit qu’à peine. C’était comme s’il était devenu sourd.
Il posa ses mains sur sa poitrine et referma, ici encore, sa plaie magiquement. Ses dextres remontaient et venaient prendre son visage en coupe. Un spasme de douleur secoua son corps. Ses muscles se raidirent, pour ne plus défaillir à nouveau. Il n’avait pas le droit de tomber, il n’avait pas le droit de faiblir. La magie restaura ce visage adoré et ses lèvres scellées aux siennes offraient un adieu. Un sanglot s’échappa de sa gorge alors que son nez tombait dans le cou du défunt, les mains à plat sur la table où reposait Achroma. Il avala sa peine, avec difficulté, promesse de ne pas recommencer. Il était plus fort que cela : il ne faiblirait pas. Alors pour tenir et pour orienter le flux puissant de ses émotions, il laissait la colère gronder et croître en lui, comme un orage terrible qui se préparait. Les cendres qu’il avait laissées dans son sillage ne lui suffisaient pas. La mort qu’il avait semée ne l’apaisait pas. Il voulait plus.
Il voulait les réduire entièrement en poussière. Il voulait éradiquer cette peuplade ingrate. Tous traîtres, ignorants et cupides qu’ils étaient ! Il voulait leur anéantissement. Il voulait qu’on les oublie à jamais. Il était parti avec une armée nouvelle. Il allait la forger, l’entrainer… Et il reviendrait. Il leur ferait payer, et probablement prendrait-il le temps de les scarifier progressivement. Il creuserait le sillon de ses griffes sur ces terres, il les brûlerait et les regarderait hurler comme son cœur hurlait, en ce jour, dans l’intimité. Il ne pouvait pas accuser les humains publiquement. On ne ferait que leur dire que c’était eux les monstres, car ils étaient ce sauvage peuple de la nuit. Ce ne pouvait être qu’eux. Ils ne pouvaient pas souffrir et s’ils dépérissaient, c’était bien fait pour eux. On verrait dans cette bataille que des bêtes assoiffées de sang, de pouvoir et de conquête qui avaient voulu s’en prendre au si innocent royaume humain, et qui avaient été repoussées et punies. On ne verrait jamais un peuple à l’agonie qui avait tenté de faire la paix, une année durant, avant de livrer une dernière bataille pour leur survie. On ne verrait jamais la plaie que le peuple humain leur avait à nouveau infligée, la manière dont ils les acculaient et les obligeaient à attaquer de nouveau, pour vivre. Pour survivre.
On ne verrait jamais cela. Leur vision si binaire aurait tôt fait de déclarer, sans surprise, qui étaient les gentils et qui étaient les méchants. La trahison lui brûlait le cœur, l’ingratitude de ce peuple le mettait tellement en colère. Des amis, de la famille… Il n’en était rien. Tout cela n’était que foutaise, de la poudre aux yeux en laquelle il avait accepté de croire. Alors il les brûlerait. Il les soumettrait. Il les réduirait en esclavage. Il les remettrait à la place insignifiante qu’ils méritaient. Car ils n’étaient rien. Rien que des inconscients, des orgueilleux et des traîtres. Est-ce que cela suffirait ? Arriverait-il seulement à calmer les pulsions meurtrières qui couvaient en lui ? Arriverait-il à se rassasier de cette Faim vengeresse ? Il en doutait, sans pour autant parvenir à renoncer à ce projet. L’injustice ne pouvait triompher. Il comprenait les pirates. Au premier vol commis pour survivre, ils étaient étiquetés. On s’éloignait d’eux, on les rejetait. Et quand il fallait se nourrir et survivre, que leur restait-il d’autres comme choix, que de succomber à celui qu’on leur imposait pour leur erreur ? Quand on tombait, il ne fallait pas compter sur ces donneurs de leçons pour se lever. Il comprenait pourquoi des personnes comme Nathaniel avaient fini par aimer faire mal. Pour ceux qui étaient rejetés, il n’y avait que cette option. Il n’y avait que ce chemin d’épouvante. Vampires, pirates. Ils n’étaient pas si différents.
Il déshabilla le défunt pour le laver du sang qui maculait sa peau et ses cheveux. Chaque geste était d’une lenteur douloureuse et pourtant, une part de son être avait besoin de ce travail pour lui dire adieu. Il le vêtit de beaux atours, comme Achroma en avait l’habitude, avec les emblèmes argentés de leur clan meurtri. Il retira l’Alliance du Premier. Cet héritage lui avait fait profondément du mal : il avait senti la vie de Firindal être arrachée. Puis l’abandon d’Orfraie. Il avait senti comme dans son propre corps les armes qu’on avait plantées dans les chairs de Cynoë. Il avait senti la bataille de Nolan et son agonie, avant qu’Achroma, par le pouvoir du cœur de Skade, n’altère son Lien. Leur venin avait fait renaître Ivanyr, et sa survie avait été assurée par la puissance de la dragonne millénaire. Et il avait senti le massacre d’Achroma. Il sentait la déchirure de Kaalys, en plus de sa propre peine et… C’était trop. Il n’en pouvait plus. Il ne supportait plus tout cela. Il était même certain que le tarenth qui l’avait forgée ne l’avait pas fait pour sentir la déchéance peser sur ses épaules de la sorte. L’ast était épuisé de sentir sa puissance. Il l’abandonnait. Il passa l’Alliance au doigt d’Achroma, la rendant à son propriétaire légitime.
Il ne pourrait pas protéger les dragonniers et dragons Liés. Leur massacré était en marche et il avait échoué à l’arrêter. Il avait échoué à sauver son propre époux. Achroma savait que cela aurait pu arriver. Il le savait depuis qu’Aldaron lui avait fait part de la volonté de Claudius. Beaucoup diraient que c’était un mal nécessaire, Aldaron saurait faire le pont pour imposer la place de son peuple sans rebuter. Mais lui, il ne voyait que son aimé trépassé. Aldaron prit place sur une chaise, près de la table où reposait son ancien inséparable. Il prit sa main, la serra, l’embrassa. Il ne pouvait pas être faible. Il n’avait pas le droit de pleurer.
03 mai 1764, soir
Le blizzard avait soufflé toute la journée. Ce ne fut qu’en fin d’après-midi que le calme était retombé. Cela leur avait laissé assez de temps pour monter le bûcher et déposer le corps d’Achroma dessus. La foule s’était massée autour. C’était donc vrai, le Prince Noir avait été défait. Cela avait suscité peine colère… Et opportunisme. Beaucoup voyait cette mort comme une place à prendre, une place qu’Aldaron avait revendiqué à Sélénia même, condamnant celle qui prétendait s’appeler ‘mère de la nuit’ et son clan à un bannissement sommaire. Tous ne l’avaient pas accepté. Ils étaient arrivés dans la nuit et déjà, on avait fait savoir à Aldaron que des groupuscules se formaient. Les vampires étaient des vampires, il ne pouvait pas lui en vouloir. Sans nul doute aurait-il à mettre à mort ses opposants s’il voulait asseoir sa place sur ce trône macabre.
Pour l’heure, néanmoins, tout un chacun, à la vue du corps d’Achroma, se confirmait que le Prince Noir était bel et bien tombé. La page pourrait se tourner. Ce n’était d’ailleurs pas la seule nouvelle qui était annoncée. Le visage blême de Victoria Kohan, portant les emblèmes de la lignée Elusis, avouait la récente renaissance de l’ancienne Reine des humains. Elle se tenait aux côtés d’Ivanyr, lui-même ancien Roi. La ligne d’Aldaron était clairement tracée : il éradiquait la lignée Kohan et il avait brûlé la noblesse. Les têtes dirigeantes étaient toutes tombées et rejoignaient le clan Elusis. Toutes. Même celle que le monde ne connaissait pas, celle qu’il avait caché, avec l’aide d’Autone et d’Ilhan. Car l’adolescente qu’il avait mordue, avec Achroma, s’était révélée porteuse d’un héritier, qui lui-même avait connu le venin d’Aldaron et du Prince Noir. Il aurait pu réclamer cet enfant comme sien, puisqu’il l’avait indirectement mordu… Mais cela aurait été le reconnaître comme Kohan. C’était d’ailleurs pour la même raison qu’il n’avait pu le laisser à Elizabeth, en plus de l’éloigner du danger que représentait la nouvelle-née. La Faim était souvent dévastatrice.
Il l’avait confié à son père biologique qui, par bonheur, était marié à une femme qui attendait un enfant saînur. Le concours de circonstances avait été trop beau pour qu’ils n’en profitent pas, dissimulant alors au monde, cet héritier Kohan, le Roi légitime de Sélénia. Ilhan en prendrait soin, il en était certain. Autone également. Et son anonymat assurerait sa survie.
L’ast leva la main pour caresser les écailles noir de Kaalys, dont il devinait sans peine l’immense déchirure. Il était accompagné de sa fille, Shyven et sans surprise, Nahui se tenait près de sa ‘dragonne sucrée’. Le saurien d’obsidienne gonfla son poitrail et souffla un feu dense qui enflammé le bûcher du défunt. Le regard d’Aldaron commença à se perdre dans les flammes. Les humains avaient l’habitude de prononcer quelques mots en l’honneur des morts. Lui n’avait rien à dire. Tout l’amour qu’il avait éprouvé pour cet homme ne regardait pas la foule. Il la gardait en lui, comme beaucoup de choses, ces dernières semaines. Il ne disait rien depuis plusieurs jours, si ce n’était des ordres fermes. Son visage était d’une neutralité frappante et son corps se tenait droit, sans trembler, sans courber sous le poids de la peine. Il ne tomberait pas. Il ne faiblirait pas. Sa tête était haute, comme un roi, et ses lèvres scellée dans un mutisme respectueux. Plus il regardait les flammes et plus y revoyait la lettre de condoléances reçue des Havremont, qu’il avait brûlée sans plus de cérémonie. Ils avaient été ses amis. Aujourd’hui, ils étaient une famille qui applaudissait et soutenait l’assassin de son bien aimé. Quelle hypocrisie. Mais il en avait l’habitude, avec les humains. Tout ça n’était bon qu’à brûler.
Dans l’assistance, on trouvait la famille Elusis, plus ou moins officielle. Voronwë se tenait à l'abri du froid sous la cape que lui partageait Celëborn. Luna, ou Florence comme elle s’y cachait, était avec Autone. Sorel gardait un œil sur les jumeaux. Un serval miaula sa peine aux pieds de Valmys. Un humain avec un nez proéminent devait probablement espionner ce qui se passait à Nevrast pour le compte de Havremont. A moins qu’il ne s’agisse d’une Araignée mal camouflée ? Le Roi de la Confrérie renouait son alliance en partageant ces funérailles. La foule était silencieuse… Mais cela ne durerait qu’un temps. Aldaron le laissait s’écouler, perdu dans sa contemplation des flammes. Ils finiraient bien par se montrer, ceux qui voulaient revendiquer le trône à sa place. Et il les tuerait.