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Début mai

Depuis qu’elle était petite, Shyven s’était toujours senti “inconfortable” sur Nyn-Tiamat. Non pas qu’elle ne se sente pas chez elle, car après tout l’archipel toute entière était sa maison au bon vouloir de ses ailes … C’est simplement, que depuis qu’elle voyageait, elle avait de plus en plus l’impression que cette île avait un fonctionnement différent des autres : climat plus froid qu’à l’accoutumée pour les bipèdes, nourriture-sur-pattes plus difficile à attraper, des reliefs plus réguliers, des bipèdes-pâlots et des vraiment-très-poilus …

Shyven pencha sa tête, et se frotta le menton, mettant en perspective sa réflexion. Peut-être que ça n’était pas Nyn-Tiamat qui était particulièrement, mais bien tout l’archipel qui avait ses particularités sur chacun de ses territoires, formant là un équilibre indicible.

Cette perspective la fit sourire un brin. Comme quoi la Balance était partout, même dans les toutes petites choses du quotidien.

Cela étant, si Shyven appréciait sa liberté et le fait que ses ailes pouvaient la porter n’importe où, elle avait été un peu pressée de réinvestir Nyn-Timat. D’abord parce qu’il fallait bien se l’avouer, l’ambiance sur Calastin était devenue particulièrement délétère pour ceux de son espèce. Là-bas, le mouvement provoquant les dragons lancés par quelques bipèdes ignorants avait pris de l’ampleur, rendant le séjour de la dragonne rose plus compliquée qu’à l’accoutumée. Elle ne souhaitait pas vivre cachée, et même si elle était capable de se défendre, et qu’elle n’avait aucun doute que son ascendance en les personnes de Verith, Keetech et Kaalys veillaient sur elle, elle ne voulait pas non plus d’un climat de tensions permanentes, surtout dû aux multiples morts récentes de ses confrères et consoeur draconiques.

La deuxième raison de sa venue était cependant plus importante, et plus une obligation réelle qu’une simple question de confort. Après des mois de confrontations répétées, le Chaos des combats avait touché Calastin, et plus particulièrement la région de Selenia. Shyven avait toujours eu une attitude éloignée des conflits des bipèdes à l’accoutumée, mais ce conflit était si grave et important qu’il avait touché deux de ses proches.

Nahui et Papa-tout-Chaud.

Deux Liés, avec Aldaron et Achroma. Des dragonniers respectables du point de vue de Shyven, mais dirigeants d’une race dont les volontés expansionnistes ne s’étaient jamais cachés. La dragonne avait pour cette fois choisi les préceptes de son grand-père, et en tant que dragonne libre, elle n’avait pas pris part au conflit. Néanmoins, la décision avait été dure, et voir sa nuée autant affectée l’attristait profondément.

Ce jour d’Avril, Ordre et Chaos s’étaient entrechoqués, et pour les calmer, on avait placé Achroma, Lié-tout-chaud, sur l’autel du sacrifice. Sa mort avait raisonné sur tout le continent, et peut être même sur tout l’archipel. Shyven se taisait alors depuis, mais elle savait ce que cela voulait dire.

Son Papa-tout-chaud, Kaalys, avait décidé de se Lier à lui. De partager son quotidien, ses ambitions, plus encore, partagé un morceau de son âme avec lui. Ce morceau d’âme était à présent perdu à jamais. Shyven pouvait faire tout ce qu’elle pouvait, elle ne pourrait jamais reconstruire ce manque.

Il dépérirrait pendant longtemps, avant de mourir. Tel était la fatalité du Lien.

Shyven estimait qu’il était trop tôt. Trop tôt pour le perdre, trop tôt pour qu’ils soient tristes. Elle savait tout juste voler et cracher des flammes, elle aurait voulu lui montrer tant d’autres choses. Et pourtant, seul le silence demeurait quand ils passaient du temps ensemble. Un silence profond, dur, de celui qui attendait la mort.

Aussi ironique que cela était pour Shyven, toute libre qu’elle était, les seules bouffées d'oxygène qu’elle trouvait dans cette période morose, était avec une dragonne et son lié. Pour oublier sa tristesse, et essayer de progresser vers un avenir plus radieux, elle avait décidé de donner un rendez-vous régulier à Nahui, et Aldaron s’il le souhaitait, qui lui aussi était souffrant plus que tout. Mais ce dernier était souvent très occupé.

Ensemble, les deux dragonnes volaient autour de ce village composé de bicoques de bois qui s’était transformé en grande ville en forme de licorne. Elles échangeaient leurs pensées, discutaient parfois. C’était peu de choses, mais sans pouvoir l’expliquer réellement, Shyven avait commencé à prendre goût à cette petite habitude. Shyven aimait la présence de Nahui, qui la réconfortait à bien des égards. Son point de vue sur les choses, qui était très simple parfois, l’aidait à relativiser.

Aujourd’hui était un de ces jours où elle avait donné rendez-vous aux deux êtres, sans savoir si Nahui allait se présenter seule ou accompagnée. Shyven s’était installée dans la neige, un peu à l’extérieur de Cendre-Terre. Point qu’elle soit pudique, mais la ville avait été conçue pour les bipèdes, ce qui était bien normal. Elle ne comptait pas la saccager en s’y présentant, et de toute les façons, elle estimait que cela faisait aussi du bien à la dragonne et au vampire de voir autre choses que les grands édifices.

Là, elle décida de s’allonger, prenant sa queue contre elle.

Dans quelques instants, elle serait joyeuse à nouveau.

descriptionL'Amour rend plus fort [PV Nahui & Aldaron] EmptyRe: L'Amour rend plus fort [PV Nahui & Aldaron]

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En temps normal, elle aurait sans doute apprécié d'être l'Unique de son Lié. Seulement, les temps actuels ne sonnaient pas comme l'harmonie. L'unicité obtenue avait un prix qu'ils n'étaient pas prêts à payer, n'avaient pas voulu payer. Le chagrin de Lié était profond. Nahui le ressentait jusque dans son propre petit torse, pourtant si solide. Elle sentait également le poids qui pesait sur les épaules de Lié quand il continuait de diriger la Nuée alors que son coeur réclamait l'apaisement. Elle faisait de son mieux, multipliant les étreintes mentales dans l'espoir un peu stupide, un peu vain, de créer une présence là où vivait l'absence. Elle lui partageait son infini amour, gardait toujours l'esprit grand ouvert pour qu'il puisse s'appuyer sur elle, partager ses chagrins. Il n'avait rien à cacher, rien à prouver, à celle pour qui il était le monde, et l'univers par-delà.

Sa dragonne sucrée favorite était venue dans leur Nid de Froid. Nahui avait bien vite perçu que l'adepte de l'équilibre cherchait auprès d'elle l'appel de nouvelles conquêtes, d'objectifs par-delà les peines. Elle n'avait eu qu'à esquisser l'ombre d'une demande. L'invincible avait fait de son mieux pour apporter à son tribunal vivant préféré toutes les douceurs du monde. Elle avait joué avec elle, avait créé pour elle diverses nourritures, grandes et grandioses. Elle lui avait parlé des bipèdes qu'elle aimait tant et, au travers de Cendre-Terre, les avait fait plier pour qu'ils complaisent à leur désirs. Elle lui avait parlé, avec l'air fascinée, de la Nuée qu'ils créeraient un jour, lui promettant une place de choix. Une place que personne d'autre ne pourrait prendre. Une place loin au-dessus des autres. La place qu'elle méritait.

Ce matin-là, après un adorable petit baillement et quelques étirements qui avaient hérissées puis aplaties ces jolies écailles, celle-qui-voyait-par-la-magie prit la direction du lieu de rendez-vous avec la très importante pitaya. Elles devaient se retrouver un peu en-dehors de la ville. C'était toujours plus pratique pour jouer, surtout quand le jeu comprenait quelqu'un qui ne découvrait les obstacles qu'après les avoir mis à terre. Lié ne pourrait les rejoindre tout de suite. Un entrainement réclamait son attention. Du bout de l'esprit, Nahui avait l'impression que ledit entrainement lui faisait du bien. Pas question, dès lors, de lui forcer la main.

Lorsque Shyven fut à portée de "vue" de Nahui, cette dernière s'arrêta un instant. Son esprit retourna vers son Lié.

"Lié, je sais que je te trouble dans ton entrainement, mais j'ai besoin de toi. C'est important." Commença-t-elle dans son langage habituel, principalement composé d'émotions, ne s'encombrant de mots que lorsqu'elle était certaine que cela pouvait rendre les choses plus claires. Ne voulant pas inquiéter Lié plus que nécessaire, elle précisa vite : "c'est au sujet de Shyven."
Elle lui présenta alors le "problème", lui transmettant tous les sentiments qui habitaient en ce moment son petit coeur de dragonne. Et des sentiments, il y en avait beaucoup. Nahui contenait un océan entier d'affection en elle, alors qu'elle n'était pas même à sa plus grande taille. Il y avait toute cette joie quand elle la voyait, tout le bonheur sitôt qu'il était question d'elle. Un peu d'attention de sa part, ou l'honneur de sa présence, rendaient le monde plus doux. Nahui avait déjà rencontré d'autres dragons, mais Shyven était spéciale. Elle était la seule à lui faire cet effet-là. De tous ses semblables, elle était la meilleure, celle qui importait le plus à ses yeux aveugles.

C'était là un véritable drame, car Nahui ignorait que faire de toutes ces pensées, cette puissante magie sans nom qui désormais vivait en elle. Elle présenta à Lié ses ambitions : que Shyven ait envie de passer du temps avec elle, qu'elle reste avec elle, que Nahui puisse être toute spéciale pour elle, puisse lui partager son affection sans aucune barrière.

"Elle est ce que ce monde porte de mieux. Je veux qu'elle le comprenne." L'attention de Nahui n'avait pas quitté cette magie au loin qu'elle savait être celle de la pitaya ultime. "Je veux lui plaire," admit-elle, avec une détermination forte, assurée. La détermination de celle qui avait sans doute passé beaucoup trop de temps avec le coeur troublé et les réflexions prises au piège.
"Je n'ai jamais ressenti cela avant. Je ne sais pas quoi faire. Toi tu as vu passer les étés et les hivers. Aide-moi. Dis-moi comment faire, car je ne veux la blesser de ma maladresse."

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    Les humains utilisaient un sac de grains de blé suspendu par une corde, pour s’entraîner à la frappe. Il était évident que cet arsenal n’aurait pas tenu plus de deux secondes devant un vampire, à plus forte raison que le dit-vampire avait la rage au cœur, depuis la perte d’Achroma. Aussi, le sac était donc en cuir bouilli, renforcé, rempli de billes d’acier, lourdes, afin que le sac ne s’envole pas trop vite. Il était accroché par une chaîne en métal, solidement ancrée à une poutrelle. Protégeant ses mains de gants souples et solides, le vampire quitta couronne et tunique. Les humains auraient entraîné leur cœur à aller plus vite. A être prêt pour le combat, avant de frapper le sac. Lui, il était un vampire, son cœur ‘démarrait’ au quart de tour. Il ne craignait pas d’être essoufflé. Il ne craignait pas que ses muscles soient froids. Nul souffle et sa chair était glaciale en tout temps. Il s’apprêtait à se défouler, à vider un peu de la rage qu’il contenait en lui, imaginant le visage de Claudius sur le sac de frappe… Mais il arrêta son poing rapidement en entendant la voix mentale de sa Liée. Et dire qu’il commençait à se faire une joie de cogner sur « L’Empereur ». Car oui, c’était comme ça qu’il appelait son sac de frappe.

    Important donc ? Shyven ? Il se laissa emporter par les émotions que Nahui lui montrait. L’étreinte sincère d’un amour naissant lui réchauffait l’âme et la lui broyait en même temps, lui qui était à présent si seul. L’homme qu’il avait aimé lui avait été arraché. Alors il frappa l’Empereur. Une fois, deux fois : il cessait de compter. Son regard verdoyant était figé sur le cuir qu’il assaillait, comme s’il pouvait voir autre chose à travers. La gronde de son cœur passait le pas de ses lèvres alors qu’il expectorait un cri de rage. Ses phalanges rougissaient de douleur, mais cela n’était rien. Il n’aurait pas voulu être à la place de l’Empereur. Ses doigts ne subissait que peu de sévices en comparaison de ce pauvre sac. Il avait bien plus mal à l’intérieur de lui. Pour autant, il n’avait pas interrompu Nahui. Il acceptait le flot de son émotion, probablement parce que malgré la peine, cela lui faisait du bien de sentir à travers elle que l’amour n’était pas mort. Il ne s’était pas envolé avec la mort d’Achroma. Arriverait-il à aimer à nouveau? Il serrait les dents, cessait de charger l’Empereur mais ne le regardant, de toutes évidences, pas d’un bon œil. C’était la promesse qu’il allait y revenir. « D’accord... » fit-il avec douceur, pour elle et il revint au sac.

    « Shyven est probablement triste en ce moment… Kaalys a déjà été lié et son Lien a été brisé. Qu’il ait survécu, alors que Dawan non, est un miracle. Kaalys était lié à Achroma, je doute qu’il se relève. Il est en sursis... » Et à cause de qui, hein ? Il frappa avec plus de vigueur encore l’Empereur, ne craignant plus la douleur. Il s’endurcissait par elle alors que ses poing criaient un supplice auquel son âme déchirée refusait de mettre fin. Frapper, frapper encore. Se battre. Telle était l’âme des vampires. Et que dire quand cette âme était celle d’un survivant de Morneflamme ? « Et Shyven le sait. Mais elle ne doit pas regarder le présent en voyant son père mort. Son père est en vie. Elle doit profiter de chaque instant pour en faire une célébration. La tristesse pourra revenir ensuite et elle sera moins lourde si elle éloigne d’elle le remord de ne pas avoir vécu avec lui autant qu’elle le voudrait. Et surtout si elle a quelqu’un sur qui compter. » Il retira les gants et trempa ses articulations ensanglantées dans une bassine d’eau froide. L’avantage avec la nature vampirique était qu’ils guérissaient très rapidement. Il pourrait bientôt y retourner.

    « Approche la, réconforte la. Frotte ton museau au sien-délicatement hein ! Dis lui que tu es là pour la soutenir. Peut-être… Dis-lui que nous sommes une famille. Nous sommes une nuée. Elle aura toujours une maison dans laquelle se reposer. Dis lui… Dis lui que tu veux qu’elle fasse partie de cette famille. Allez lance-toi ! Tu peux y arriver, elle ne peut que t'aimer. »

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Le non-regard de Nahui restait accroché à ce magnifique nexus de magie qu’était la douce Shyven. L’immaculée fille des neiges éprouvait peine et jalousie. Les bipèdes lui avaient appris l’empathie, son instinct l’avait faite d’arrogance. Comment Kaalys osait-il préoccuper sa fille ? Comment osait-il la rendre chagrine, quand il avait l’insigne honneur de présider aux pensées de celle-aux-écailles-sucrées ? Elle, Nahui, fille de Nessie, Liée d’Aldaron, se devait de prendre la place qui lui revenait. Tout dragon indigne de diriger une nuée se devait d’être défait et remplacé. Il était juste moins courant que cela ne passât point par un combat en bonne et due forme. Les fonctionnements intrinsèques des esprits étaient davantage le royaume de sa part bipède. Aussi l’écouta-t-elle avec tout l’intérêt d’un coeur ronflant d’amour, pulsant d’une justice sans loi.

Réconforter. Une idée bien vague, à laquelle Nahui fut ravie de pouvoir associer une action. Elle transmit à Aldaron une sensation d’offense exagérée à l’insinuation selon laquelle elle manquait de délicatesse. Tous deux savaient qu’il avait raison - et Nahui n’avait guère honte de cet attribut-là. Sa délicatesse à elle n’était pas celle du corps. Sa délicatesse était celle de… Celle de… Mh. Elle en avait sans doute. Encore indescriptible.

Forte des conseils de son Lié, ragaillardie par la confiance infinie qu’elle avait en lui, Nahui s’avança donc vers cette si belle magie qui l’attendait. Réconfort. Museau. Nuée. Famlle. AImer. Les mots tournaient dans sa tête. Museau. Réconfort. Nuée… Aimer. Aimer. Elle n’avait jamais pensé à ce mot en particulier. Un mot qu’Aldaron utilisait pourtant souvent. Cela la déstabilisa quelque peu. Aimer. Il avait utilisé ce verbe pour Achroma jadis. Nahui savait les implications de ce mot. Les attacher à Shyven… Cela ressemblait à deux bris de roches que l’on assemblait par mégarde mais qui formaient de nouveau la pierre initiale.
Dès lors, chaque pas de la dragonne aux yeux pâles apporta de nouvelles questions et, si elle n’avait pas pris tant d’élan, sans doute se serait-elle arrêté sous l’effet de l’assurance qui s’effritait. Les mots de Lié se mélangaient. Museau, famille, réconfort… Quelle taille devait-elle arborer pour se présenter à Shyven ? Devait-elle apporter de la nourriture également ? Tout le monde aimait la nourriture. La douce pitaya se sentirait-elle écrasée si Nahui se faisait grande ? Etait-il possible de lui parler d’amour en étant plus petite qu’elle ? Aimer. C’était toujours aussi surprenant. L’imagination de Nahui lui portait enfin des idées autour desquelles elle avait tourné sans jamais parvenir à les atteindre jusqu’alors, comme une piste que l’on aurait estompé. Des possibilités que les siens n’envisageaient même pas qui, pourtant, s’accordaient à merveille avec tout ce qu’elle pouvait apprécier. Elle se voyait chérir Shyven comme Aldaron avait chéri Achroma. Elle se voyait la défendre, la protéger, mais également l’élever, la faire reconnaître comme le présent au monde qu’elle était, la faire respecter comme elle le méritait. Créer avec elle, créer des bonheurs juste pour elles deux.

Une sensation de douleur lointaine lui parvint. Nahui murmura à Aldaron la fierté qu’elle avait à savoir qu’il travaillait à s’endurcir. Ses poings bientôt se couvriraient d’écailles aussi fortes que les siennes. Rien ne les briseraient. Ils seraient les seuls à pouvoir briser. Invincibles, de feu et de glace, ils anéantiraient leurs opposants comme autant de figures de verre.

Ses pas l’avaient amenée devant Shyven, mais son esprit, lui, était dispersé aux quatre vents. Une partie auprès d’Aldaron louait son entrainement, une autre part calculait encore comment se présenter au mieux à Shyven, un autre recoin d’esprit implosait de multiples fois autour du verbe “aimer” et, enfin, une petite part d’elle-même tentait de retenir les conseils de Lié. Nuée, museau… Parlant de museau, elle était désormais assez proche pour ressentir la chaleur et l’odeur de Shyven. Un étrange frisson partit en étoile du centre de son petit crâne.

Ce fut la fin. La fin des haricots, des carottes, et des bavettes. Tout se mélangea. Bientôt, Aldaron pourrait reconnaitre en elle le tumultueux mélange de ses découvertes sentimentales, des mots qu’elle tentait de retenir, de ses pragmatiques inquiétudes et de louanges qui n’avaient plus ni queue ni tête. À tout cela s’ajouta un vent de panique. Bien consciente que rien n’était prêt, Nahui se retrouvait pourtant à devoir prendre des décisions. Shyven n’allait pas l’observer en silence pour une éternité. La taille ! Quelle taille ? Pas le temps pour la taille ! Lié avait dit museau ! Museau !

Nahui colla son museau et son chanfrein à la tête de Shyven avec un peu trop d’empressement.
Cela n’arrangea pas sa panique. Aldaron reçut les pensées alarmées et tournoyantes d’une bébé dragonne qui peinait à avoir le contrôle de la situation. La délicatesse ! Par l’esprit-dragon, pourquoi n’avait-elle pas entrainé sa délicatesse plus tôt ! Et pourquoi la délicatesse ne venait pas d’elle-même à elle ? Pourquoi était la douce Shyven qui avait toute la délicatesse du monde ? Pourquoi avait-elle tout ? Le sucre, le coeur et l’esprit de Nahui, étaient entre ses pattes. La fille de Nessie tenta de prendre une longue inspiration pour se calmer et ordonner le cyclone en elle. Cela ne fit que lui rappeler l’odeur délicate de Shyven. Avant que tout son être ne reparte pour un tour de panique, elle chercha à se saisir de quelque chose, n’importe quoi, une action à faire pour assurer ses arrières, le temps de parvenir à aligner de nouveau ses réflexions. Lié avait donné bien des conseils. Quels étaient ces mots déjà ?

“- Invincibles. Feu et glace. Famille.” Les mots étaient venus dans son langage à elle, quand bien même elle savait que Shyven préférait les mots des bipèdes. Alors elle chercha en elle les fameux mots, qu’elle utilisa : “Nous sommes une Nuée. Je suis là pour toi. Tu peux y arriver.”

Elle avait repris la même intonation qu’Aldaron avait utilisée, pleine d’espoir et de tendresse. Une belle façade. Aldaron, lui, recevait désormais de frénétiques appels à l’aide. Nahui lui expliquait qu’elle avait oublié les mots, qu’elle n’y pouvait rien, que Shyven sentait bon et, par les huit, qu’elle n’était pas prête pour tout cela. Elle invoqua sa sagesse. Sans attendre davantage de consentement de Lié, elle lui transmit toutes les réponses qu’elle pouvait recevoir, dans l’espoir que cela aide Lié à la guider. Si elle avait pu lui laisser le contrôle le temps de rester en arrière et courir en rond, elle l’aurait fait.

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Shyven ouvrit les yeux, levant son museau qui était enfoui dans ses écailles-plumes. Sans doute s’était t-elle assoupie un moment le temps que son invitée du jour arrive.

A vrai dire, c’est le signe de sa présence qui la réveilla : quand elle sentit l’empreinte magique de la dragonne, avec toutes les subtilités qui l’imprégnait, elle ouvrit les yeux. Puis quand elle vit ses écailles d’un blanc cristallin presque immaculé et ses yeux bleux elle se redressa enfin.

Mais la dragonne ne vint pas vraiment à sa rencontre tout de suite. Ce qui fit un brin sourire Shyven : allons, celle qui se vantait d’être Invincible, Intrépide, Invaincue, et encore plein d’adjectifs commençant par In, avait-elle peur de retrouver une de ses congénères ? A vrai dire, cette attitude prenait Nahui de plus en plus souvent, à tel point que l’Opale ne s’était pas demandé si elle lui faisait réellement peur.

Mais le fait est que cela ne dura jamais bien longtemps, et aussitôt Shyven avait-elle transmis des pensées questionnant l’état de la dragonne blanche à celle-ci qu’elle sortit de sa petite cachette, d’un pas décidé.

La petite-fille de l’Orage ne compris pas de suite ce qu’il se passa. Elle sentait une confusion visible dans l’esprit de sa congénère, sans pour autant élucider vraiment à partir d’où ce sentiment naissait. A vrai dire, c’était presque comme si la dragonne blanche sentait beaucoup trop de choses à la fois.

Shyven pencha un petit peu sa tête sur la droite au fur et à mesure qu’elle vit Nahui se rapprocher inéxorablement d’elle. Ne voulant pas gêner la dragonne elle la prévint cependant, trouvant sa “charge” quelque peu étonnante :

“Attention Nahui tu vas finir par me rentrer ded…”

Mais elle n’eut pas le temps de finir sa phrase, qu’elle trouva le museau de la dragonne littéralement devant ses yeux. L’Opale eut un petit rire, alors qu’elle lui intimait les sensations d'invincible, feu et glace, et famille. Voilà quelque chose qui ressemblait un peu plus à la dragonne qu’elle connaissait ! Shyven déploya une aile comme pour saluer sa congénère, avant de la poser gentiment sur ses écailles dorsales.

“Nous sommes une Nuée. Je suis là pour toi. Tu peux y arriver.”

Shyven eut un petit sourire malin. On ne pouvait décidément rien cacher à un autre membre de son espèce : son désespoir était-il si visible que ça ? Probablement. Mais les mots de la Blanche la rassurait, au moins pour un temps. Savoir que des gens la comprennaient, et la respectait pour ce qu’elle était, à savoir un dragon, était quelque chose de réconfortant.

Comme quoi il n’y avait pas forcément besoin d’hurler et de brûler moult villages comme son grand père le faisait pour se faire entendre par la population. Mais il fallait au moins reconnaître que cela était efficace : bien que l’approche était aussi subtile que cette salutations de Nahui, on obtenait facilement les résultats escomptés.

Après tout, en regardant ses congénères, Shyven ne se demanda pas si elle devait agir ainsi, plutôt que d’être relativement passive comme elle l’était d’habitude. Nahui faisait preuve de bien peu d’état d’âmes au sujet de tous ceux qui n’étaient pas dans son camp, tout comme ses parents et sa famille.

Shyven répondit à la Blanche :

“Nous pouvons y arriver, mais à quel prix Nahui ? Devons nous vraiment nous battre, tous, pour avoir ne serait-ce que le droit d’exister ? A quel point le monde en est rendu pour que nous en soyons réduits à ça ?”

Shyven poussa un petit soupir. Au moins, l’Opale avait eu la chance de naître confortablement d’un père aimant. Ce n’était pas vraiment le cas de Nahui qui elle avait dû se battre même avant sa naissance pour survivre, dans son oeuf, pour éviter qu’on ne commette des atrocités sur elle.

Le Tribunal Vivant arqua sa tête sur la droite, et croqua gentiment la petite corne de Nahui, chassant de vilaines pensées qui venait gâcher un moment privilégié avec un de ses seuls soutiens. Elle se leva, avant de faire quelques pas pour décoller à quelques mètres du sol, faisant du sur place pour l’heure.

Elle transmit à Nahui dans son langage ses envies du jour : la blanche préférait-elle changer des constructions de bipèdes en pitayas géantes, chasser des créatures mystérieuses dans les alentours de cette toundra, voulait-elle visiter la grotte qui lui servait de nid et ses alentours, ou bien tout simplement voler jusqu’à ce qu’elles ne voient plus que les nuages à l’horizon ?

Elle était spéciale en ce jour, en tout cas Shyven voulait qu’elle se sente comme telle : elle avait donc le choix de ce qui allait les occuper pendant les prochaines minutes qu’elles passaient ensemble !

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    L’eau froide soulageait ses articulations mises à rude épreuve alors que déjà, les plaies cicatrisaient. Il avait senti le moment de bascule, simple, logique et chaotique à la fois, lorsque Nahui avait senti la présence de celle qu’elle aimait. Il serrait et desserrait ses poings dans l’eau, sans rien dire. Il ignorait s’il devait rassurer sa dracène ou au contraire laisser ses sentiments croître. Il était importants qu’ils soient là, ces sentiments, qu’elle ne récite pas comme un automate ce que lui avait dit le prince noir. Il était aussi important qu’ils ne prenne pas trop de place. Rentrant sa tête entre ses épaule, crispé par le choc – car oui, on pouvait clairement parler d’un choc quand on désignait la prise de contact des deux dracènes – et le visage tordu par une grimace d’inconfort. Ce n’était pas tout à fait ce qu’il avait eu en tête et bien qu’il hésita à pouffer de rire sur la situation à la fois mignonne et hilarante, il tâcha de conserver du mieux qu’il le pouvait son calme placide. Nahui était déjà bien assez paniquée toute seule, il n’était pas utile de rajouter une coucher. Elle avait besoin de lui, de son soutien, pas de son abandon.

    Il l’intima alors mentalement de respirer tranquillement, et de laisser Shyven réagir. Ils verraient très bien si la rosée l’avait mal pris – auquel cas il faudrait confectionner de belles excuses – ou si elle allait passer l’éponge et même… En rire ? L’aile de la prochaine orpheline se posa sur le dos de Nahui, tel un soutien et il sentit sa Liée fondre mentalement. Bien, les meubles étaient sauvés : Shyven n’avait pas pris le chaos de tout cela de façon négative, au contraire même. Il fallait dire que Nahui avait quelque chose de particulièrement attachant, car dans toute sa maladresse, elle était sincère, authentique et pleine de bons sentiments pour Shyven. Cela transparaissait naturellement. Sortant ses mains de l’eau, l’Ast vérifia que ses mains étaient à nouveau en état de frapper ‘’l’Empereur’’. Il les sécha et enfila à nouveau ses gants. Mais lorsqu’il se tourna vers le sac, il n’avait plus envie de frapper. Il se sentait vide et désabusé. Il avait le sentiment que frapper encore aurait quelque chose de vain. En était-il à nouveau rendu là ? Comme lorsqu’il s’était évadé de Morneflamme ? A désespérer ?

    Il ne le pouvait pourtant pas. Il n’avait pas le droit de faillir. Il devait continuer de se battre, chaque jour un peu plus, pour son peuple. Il ne doutait pas qu’à sa mort, un profiteur prenne sa place, il n’avait pas de toute quant à sa remplaçabilité. Ses doutes se portaient sur ce que deviendrait ces hères si promptes à la violence, lorsqu’ils n’étaient pas correctement canalisés. “Nous pouvons y arriver, mais à quel prix Nahui ? Devons nous vraiment nous battre, tous, pour avoir ne serait-ce que le droit d’exister ? A quel point le monde en est rendu pour que nous en soyons réduits à ça ?” Il se posait la même question, au sujet de son peuple. C’était à croire que chacun regardait les siens en pensant à la même chose et en voyant en l’autre celui qui fait l’erreur, reproduisait le même faux-pas délétère. L’autre, le coupable. Et soi ? « Nous sommes tous les architectes de ce désastre. Mais je comprends que lorsqu’on souffre, on n’ait pas forcement envie de voir de qu’on a fait de mal. » Son regard verdoyant coula sur le sac de frappe. Lui-même avait mal. Il était plus facile pour lui de concentrer sa haine sur Claudius, sur son désespoir, mais il savait aussi se regarder en face.

    Claudius avait eu à choisir entre son amitié et son peuple. Aldaron aurait probablement fait le même choix, à sa place. Il était simplement difficile à encaisser pour lui. Le sentiment de trahison devenait étouffant, à plus forte raison qu’il avait également subi celui de sa mère et que celui de sa fille, Eleonnora, commençait à se montrer problématique. Il était écœuré d’avoir donné sa chance à Toryné, d’avoir supplié Achroma de ne pas la tuer. Et pour quoi ? Pour ça ? Un abandon aussi glacial ? Il était écœuré d’avoir donné à Eleonnora l’opportunité de réaliser ses rêves et de l’extirper ainsi que la chute piratesque où elle s’engouffrait. Même Achroma… Il l’avait abandonné. Il avait fait des choix où Aldaron resterait. Il n’y avait rien de pire que de rester. D’être celui qui erre sur des terres vides de sens, sans l’autre. L’éternité n’avait plus rien d’attrayant sans lui. « Les dragons ont donné. Ils ont ouvert leur cœur, et leurs terres, aux elfes, aux humains, aux vampires. » Ils avaient donné, comme Aldaron avait donné. Et ils se faisaient cracher dessus pour leurs erreurs ou leur mouton noir qu’avait été le Tyran Blanc. Un dragon. Un seul, parmi des milliers. Aldaron avait aussi commis des erreurs, et avait été lié à Achroma. Ils avaient mordus la main qui donnait.

    « Et aujourd’hui ? Ils oublient. Ils oublient que les dragons, comme les vampires, les ont aidé. On ne retient que les trahisons, les erreurs. On ne retient que les fautes. Nous ne sommes pas différents de ceux qui nous font du mal. » L’on pouvait alors se morfondre, ou se battre. Son poing s’abattit sur ‘’l’Empereur’’. Lui, depuis le cœur de Morneflamme, il avait choisi de se battre. La frappe était aussi régulière que violente, la peine aussi puissante que ses coups. Si bien que la chaîne finit par s’arracher de la poutrelle et le sac vint s’écraser au sol, un peu plus loin, avec fracas, éventré. Les billes d’acier roulaient sur le sol « Non. » fit-il en sentant la joie s’élancer dans le cœur de Nahui à l’idée de transformer les maisons de Cendre-Terre en pitayas. Il ne doutait pas qu’elle devait se sentir déçue de ce refus… Mais il n’était pas possible pour Aldaron que sa cité soit démembrée par ses propres unités. « Transforme plutôt les arbres de la forêt si tu y tiens. ce sera plus impressionnant. » proposa-t-il, avec une douceur presque paternelle devant l’envie de son enfant à faire des bêtises. Il ne la dissuaderait pas : il la canalisait.

    « Les sapins sont plus hauts que les maison, cela fera de remarquable pitayas. Du reste, il serait peut-être une bonne idée que tu accepte qu’elle te fasse visiter son nid. Quand une dame t’invite chez elle… C’est assez bon signe. » fit-il, la mine goguenarde. « Il est peut-être aménagé avec de bon souvenirs : ce sera alors pour toi l’occasion de l’interroger dessus, pour savoir ce qu’elle aime, ce qui lui plaît. Tu pourrais aussi apporter ta touche personnelle et lui offrir quelque chose à mettre dans son nid qui ferait qu’elle pense à toi, même lorsque tu n’es pas là ? »

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Nahui s'apprêtait à paniquer encore un peu plus - car oui, c'était bien possible. Son esprit s'était déjà rapproché d'Aldaron, prenant une grande inspiration comme à l'approche de l'un de ces cris qui projetaient hors des corps les émotions en ébullition. Elle se tint immobile, Lié possédant déjà les réponses qu'assurément la dragonne de sucre recherchaient. Tous deux connaissaient et partageaient la souffrance abyssale du bris de l'immortalité rêvée. Peut-être aurait-il fallu que tous deux se vussent, que tous deux trouvassent en l'autre le miroir et la force dont ils avaient besoin, qu'ils échangeassent leurs sagesses respectives. Peut-être, oui, que Nahui arrivait au mauvais moment.

Non ! C'était la peine qui arrivait au mauvais moment. Nahui avait été là bien avant. Shyven et Aldaron auraient tout le temps de vivre leur peine plus tard ! Pour le moment, la rencontre était entre elles. Nahui aussi avait quelque chose à offrir, bien que très différent des idées de Lié. Elle avait ce tourbillon sans nom entre ses côtes, ces élans d'énergie dans son crâne. Elle savait posséder des étincelles qui ne demandaient qu'à embraser... Embraser quoi ? Qu'attendait-elle de Shyven ?

Elle ne savait pas. En revanche, ce qu'elle savait, c'était qu'elle n'allait jamais y arriver si tout le monde continuait sur cette voie pleine de vérités et d'informations essentielles. Non pas qu'elle n'écoutât point Aldaron, au contraire. Lié put sentir tout le poids d'une écoute attentive. L'agitation interne de la fille des neiges l'empêchaient par ailleurs de porter une réelle réflexion ; elle buvait les mots de son Lié sans les filtrer, à grandes goulées. Son approbation était tout aussi sincère et délicate qu'elle. Elle aurait suivi Lié les yeux ferm... Mh.

Malgré tout cet amour infini pour Lié, ses tourments n'avaient pas perdu de vue leur objectif. Aussi tout se déversa d'un coup sur le malheureux bipède lorsqu'elle s'autorisa à exprimer de nouveau son ressenti. La panique, encore, sauvage, revint contre lui avec l'absence d'empathie d'un réel désespoir. Il n'était plus question que de simple maladresse, de son côté. Nahui était très consciente que la conversation n'allait pas du tout dans le sens nécessaire pour qu'elle parvienne à ses fins, pour qu'elle fasse comprendre à l'enfant de l'équilibre combien elle valait la chaleur du soleil embrassant le monde. Tous deux s'approchaient de sujets trop importants, quand elle voulait quelque chose de beaucoup plus... Physique ? Immédiat ? Viscéral ? Quelque chose qui ne concernait que eux. Que elles. Qu'elle.

Shyven intervint à temps. Nahui perçut par le déplacement de magie et de vent l'envol. Les propositions qui lui furent faites furent instantannément transmises. La panique changée en véritable bond de prédatrice sur une occasion rendit le contact contre l'esprit d'Aldaron presque violent, sans porter cette fois d'émotion négative. Une idée très précise avait accompagné tout cela, que Lié refusa avec une rapidité surprenante, entrainant la fausse bouderie mentale de Nahui. Bon, pas de maison pitaya. La proposition d'arbres-pitayas, en revanche, était parfaite. Contre l'esprit d'Aldaron vint beaucoup de reconnaissance, d'affection, et quelques... Papillons mentaux ? Nahui ne prit pas le temps d'analyser quoi que ce soit. Suivant l'exemple qui lui était donné, elle s'envolait.

Elle apaisa un peu sa communication avec Aldaron, n'ayant plus besoin de la rendre aussi vivace, mais lui permettant tout de même de suivre son aventure. La dragonne Liée affirma à l'objet de tous ses émois qu'elle avait une idée : elle allait lui chasser une pitaya plus grande qu'une maison pour l'amener dans son nid ! N'était-ce pas fabuleux ? La pensée était, en tout cas, pleine d'assurance (exagérée), de fierté (draconique) et de joie (papillonesque). Sans plus attendre, elle s'élança vers la forêt.

A force d'habitude, elle savait plus ou moins s'orienter dans les alentours de Cendre-Terre. Il y avait également cette technique particulière qu'elle avait développé, qui consistait à "goûter" l'air du bout de la langue, siffler subtilement, et utiliser le retour de vibrations, les changements dans l'air, pour s'orienter. La technique s'affinait de plus en plus, gonflant d'orgeuil la fille de Nessie. Rien ne lui échapperait, désormais ! Les êtres de magie n'était pas invisible à ses sens, elle avait la sensibilité au monde vivant de tous les dragons, et l'inanimé était désormais à portée de souffle !
Cette fameuse technique avait cependant le désavantage de mieux fonctionner à basse vitesse. Toute à son enthousiasme, Nahui rencontra, encore une fois, sa cible de façon plus prompte que prévue. Pas question néanmoins de laisser entendre à Shyven que c'était une erreur ! Faisant fi de la vague de douleur dans sa tête, Nahui se concentra pour changer cet arbre-là en pitaya.

Elle y parvint. C'était une belle pitaya. Bien parfaite, d'un rose éclatant qu'elle ne pouvait voir, gonflée de chair sucrée. Elle était d'autant plus parfaite qu'elle dépassait de loin tout ce que Nahui avait pu produire de pitayesque pour l'heure. En revanche, elle avait un défaut : elle bougeait. Normalement, les pitayas n'avaient pas de jambes. Un nouvel instant de panique prit la jeune dracène qui, propulsée par un instinct qu'elle s'ignorait, prit quasiment instantannément une taille largement supérieure à son habituelle. Le sol était pentu, et une pitaya de cette taille menaçait de causer des dommages en contrebas, sur le territoire de Lié. D'un bond aussi précis que ceux qui lui permettaient de chasser les bavettes, Nahui se saisit de la pitaya entre ses pattes, ses crocs. Du jus gicla quelque peu aux alentours (sur quelques mètres, mais qui allait le remarquer ?). Le drame étant écarté, elle se tourna mentalement de nouveau vers celle dont l'avis sur ses capacités était soudainement très important. Elle ne lui demanda pas si elle avait constaté ses exploits, ne lui demanda pas si elle avait souligné ses qualités, mais espérait secrètement obtenir sa muette approbation.
Nahui demanda à Shyven, d'un ton doux, feignant la normalité, de la guider vers son fameux nid.

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Shyven repris une mine plus enjouée quand elle constata que Nahui avait une idée, et de taille : celle-ci se donnait le défi de trouver une pitaya encore plus grande qu’une maison pour qu’elle le ramène à la Gorge du Monde. L’Opale eut un léger rire mental : pas un brin moqueur, mais plutôt de surprise. Elle devait admettre que c’était amusant, et touchant de voir la liée d’Aldaron se donner autant de mal pour elle. Elle appréciait sincèrement, et le fit aussitôt comprendre à la blanche.

Ni une ni deux, Nahui fit un petit bond à toute vitesse dans les airs, et se dirigea vers la forêt. Si l’essentiel du trajet se passa bien, la dragonne libre suivit de près la liée, soucieuse qu’elle ne se fasse pas mal malgré son handicap. Bien qu’elle ne le fit pas savoir : Nahui serait sans doute trop fière pour comprendre ce que disait Shyven.

L’essentiel du trajet se passa bien, et la fille de Kaalys fut soulagée de voir que Nahui, faisant pendre sa langue, se trouva à s’orienter correctement. Le Tribunal Vivant s’apprêta à pousser un petit soupir de soulagement, quand elle vit soudainement que la Liée fonçait avec grande conviction droit vers un arbre, qui n’était pas tout à fait si loin de Cendre-Terre.

L’Opale voulut lui dire de faire attention, qu’elle risquait de se faire du mal, mais elle ne fut pas assez véloce, car prise d’une soudaine énergie, Nahui percuta la flore locale de plein fouet. Shyven eut une petite grimace, et envoya une onde mentale à sa camarade : allait-elle bien ?

Il n’y eut pas de réponses immédiates, elle sentit toutefois Nahui se concentrer, et puis un grand éclair de magie transperça l’arbre d’un coup, et celui-ci se changea … En une pitaya géante. Shyven eut un petit sourire : est-ce que ce manège était tout à fait prévu ? La dragonne eut un petit doute, mais elle en conclut que la blanche avait sans doute pris de la filouterie et du sens de l’adaptation de son lié, pour tout prendre à son avantage.

Quoiqu’il en soit, la dragonne se rapprocha, et fut surprise de constater que peu à peu … La géante pitaya pencha, pour entamer tranquillement une descente vers les maisons des vampires habitant la capitale de leur Royaume. La rosée retint sa respiration et s’apprêta à aller prêter main-forte la blanche … Mais il fallait croire qu’à toutes péripéties, Nahui avait une solution sans que Shyven ne bouge une griffe. Celle-ci bondit, faisant grandir sa taille d’un coup, et planta vaillamment ses crocs et ses propres griffes dans la pitaya pour arrêter sa folle course vers la ville.

Shyven eut un petit sifflement, proprement impressionnée par les agissements de sa compagne, qu’elle regarda désormais en levant la tête. Elle lui fit curieuse :

“Tu m’avais caché ça ! Il faudra que tu me racontes comment tu fais pour grandir comme ça !”

Tout en lui donnant un petit coup d’aile gentiment sur son ventre. Elle entendit la question de la liée, et lui montra la plus haute montagne de la chaîne Nin-Daaruth qui se trouva au loin face à elles.

L’interrogation de Shyven n’appela pas de réponses immédiates, et celle-ci présenta plutôt sa tanière :

“C’est tout là-haut que se trouve mon nid, dépendamment des jours nous sommes presque au-dessus des nuages !”

Elle acquiesça fièrement. “Nous” car Kaalys vivait encore là-bas, mais Nahui ne le verrait probablement pas : pour éviter que ce moment à deux ne devienne déprimant, Shyven avait prévu de l'emmener dans un coin différent de la montagne. Un endroit plus … Personnel ? Que Shyven avait investi quand les deux étaient revenus de Calastin à Nyn-Tiamat.

Nahui saurait sûrement appréciée cet endroit, que Shyven se surprit excitée à l’idée qu’elle le voit. Elle laissa filer cette excitation à l’esprit de la blanche, avant de venir lui mordiller encore une fois la corne.

Elle remercia Nahui de lui avoir offert une si grande pitaya, dans lequel elle planta ses crocs ensuite. La saveur sucrée lui fit du bien et lui réchauffa le coeur, puis elle se tourna vers sa comparse : il restait un problème de taille, en présence de cette pitaya géante. Elle interrogea la dragonne : avait-elle une idée de comment la transporter ? Elle ne douta pas de sa force, mais c’était malgré tout un très grand fruit, et cela demanderait certainement de l’adresse … Shyven proposa son aide : pouvait-elle faire en sorte que le trajet soit plus simple ? En lui indiquant la voie la plus optimale peut-être, ou en volant avec elle tout en soutenant le grand fruit ?

Shyven sourit gentiment à Nahui, qu’elle regardait de plus en plus intensément : ce cadeau lui avait vraiment fait plaisir, et elle était curieuse de savoir comment elle pouvait ainsi tromper les règles de la Nature en grandissant à ce point. Son esprit fourmillant, Shyven se rapprocha un peu plus de la blanche : Était-ce là l'œuvre du Lien, ou une artifice de son Lié ? Allait-elle tout lui raconter ou bien garderait-elle mille et un secrets pour elle ?

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Elle avait le souffle rapide de l’effort soudain, l’esprit embrumé de pulsions sauvages. Le sang de la pitaya ruisselait le long de ses crocs, sa langue, ses écailles. Si le monde autour d’elle se parait d’ombres, en rien cela ne l’éloignait de sa nature. Elle avait lutté plus que nombre de ses congénères pour y parvenir. L’accomplissement n’en était que plus délicieux encore.

Le sifflement admiratif de Shyven valait tous les efforts du monde. Une vague de chaleur se répandit dans le torse de Nahui. Du bout de l’esprit, elle réclama l’attention de Lié. Qu’il constatât leur victoire. Du moins, les premiers pas de leur victoire. Ainsi que la survie de son territoire. La situation était encore fragile, pouvait basculer d’un moment à l’autre. La douce congénère ne disposait en ces mémoires que nulle petite erreur n’altérait, qui forgeaient les identités. Nahui ne pouvait voir la montagne que lui indiquait sa si désirée camarade, mais n’en avait pas besoin. Déjà, elle la jalousait. Qu’avait donc cet amas de cailloux de plus qu’elle ? Cette place qu’il avait, dans la voix de Shyven, Nahui la voulait. Si son habitude était d’obtenir tout ce qu’elle désirait, devoir douter de cet état de fait était fort inconfortable. De nouveau, son esprit vint contre celui de Lié. Elle avait besoin d’assurance, là, tout de suite.

Les petits crocs sur ses cornes ne parvinrent qu’à moitié à adoucir ses pensées de vaillante dragonne en chasse d’attention. Tout juste parvinrent-ils à diviser son attention pour qu’une part d’elle fonde de joie devant la marque d’affection.

Le défi fut lancé de transporter la pitaya. Shyven paraissait bien embêtée. Nahui ne tarda pas à lui répondre à sa façon, enveloppant l’esprit de sa sucrée congénère de la confiance et du calme qu’elle pouvait lui offrir, ignorant combien il était aisé d’entendre les battements frénétiques de son palpitant jusqu’à la surface de sa voix mentale. Ce message-là étant passé, elle indiqua à Shyven de s’écarter. Ou de monter sur son dos, au choix. Lorsque la merveille eut fait son choix, la fille des eaux nocturnes entreprit une lente et prudente croissance. Plusieurs minutes furent consommées par le soin que prenait la Liée des cendres à ne rien plier ou écraser autour d’elle. De longues secondes qui chacune posaient la question de la suivante. Décimètre par décimètre, la dragonne s’affranchissait des lois de la nature et du vivant. Nahui voulait pousser ce don à son maximum. Elle dépassa les arbres les plus hauts, plusieurs fois. Quand enfin le don parvint à la limite de ce qui lui était possible, la magie ne répondant plus, la dragonne étendit les ailes, son envergure masquant le soleil à une partie de ces bois. Elle veilla à ce que Lié puisse l’entendre quand elle expliqua à Shyven, fière :

“- Ceci est le don de ma mère. Ces liens ancestraux nous apportent leurs forces dans nos corps. Le lien que j’ai avec Lié apporte sa force dans nos esprits.”

Était-ce du prosélytisme ? Peut-être. Un message à demi-mots pour Lié rongé par la peine ? Peut-être aussi. Elle n’avait cependant pas l’intention d’expliciter l’un ou l’autre. Le chemin que chacun avait à faire était en leur propre coeur, il aurait été malvenu de se mêler à d’aussi intimes questions. Satisfaite de sa performance et de son trait d’esprit, Nahui se saisit de la pitaya entre ses crocs, la portant aisément au-dessus des bois comme un nouvel astre pour ceux d’en bas. Restait une question, un peu plus gênante pour elle. Elle fit de son mieux pour ne rien laisser paraître lorsqu’elle incita Shyven à la guider, d’une façon ou d’une autre, jusqu’à l’endroit où l’immense fruit devait être déposé. Parallèlement, elle demanda un peu d’aide à Aldaron, lequel devait déjà plus ou moins connaître l’endroit, afin d’être certaine de ne pas rencontrer inopinément la roche si par mégarde Shyven l’entrainait vers quelque raccourci fort peu pratique. Nahui refusait que sa différence poussât la pitaya à la considérer d’une autre façon., à agir avec elle d’une autre façon. Elle faisait tout aussi bien que les autres dragons ! Elle faisait même mieux ! Cela méritait de l’attention. Cela méritait du temps passé ensemble. Cela méritait qu’elles profitent de l’existence, leurs esprits l’un contre l’autre, leurs identités pleines de bonnes grâces l’une pour l’autre. Nahui avait beaucoup à offrir - mais pour cela, il fallait que la dragonne de sucre lui octroie des droits très spéciaux

”- Tu pourras manger pendant plusieurs mois, avec une telle pitaya.” Constata-t-elle, non sans fierté. Y avait-il quelque intérêt pour elle à pousser Shyven à remarquer son habilité à nourrir d’autres qu’elle ?

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Aux mots sur la taille de la dragonne, l’Opale fut invitée à s’écarter où à monter sur le dos de la dragonne. Prudente, Shyven décida de s’écarter d’un coup d’aile vers l’arrière. Bien qu’elle n’avait rien contre les sensations fortes, elle connaissait le tempérament un brin casse-cou de sa congénère blanche, dû au fait que celle-ci était d’une solidité à toute épreuve. Shyven n’était évidemment pas en reste, car après tout ses écailles étaient plus solides que n’importe quelle armures bipèdes, mais il était simplement question là de préférence. Elle ne voulait pas gâcher ce beau moment, par exemple en prenant un arbre dans le museau qui la ferait s’évanouir.

Elle regarda toutefois silencieusement Nahui s’exécuter, et en levant de plus en plus les yeux, puis le cou, au fur et à mesure qu’elle grandissait : elle avait beau être une jeune dragonne, elle maniait décidément des pouvoirs résolument impressionnants. Elle n’arriva pas non plus à la taille de Mamie-Montagne ou Papi-Colère, qui étaient des dragons autrement plus âgés qu’elle, mais n’avait rien à leur envoyer sur ce plan là, tant elle semblait impressionnante d’en bas. Shyven retransmis à nouveau quelques bribes d’admiration par la pensée à sa congénère.

Elle écouta également attentivement sa congénère qui lui expliqua les origines de ce don :

“Ceci est le don de ma mère. Ces liens ancestraux nous apportent leurs forces dans nos corps. Le lien que j’ai avec Lié apporte sa force dans nos esprits.”

Shyven eut un brin de sourire quand elle entendit cela : elle était Liée, et elle en était fière, cela se sentait. Mais la conversation s’arrêta là pour l’instant, et Shyven comme Nahui prirent leurs envols pour voguer à travers le ciel toujours couvert de Nyn-Tiamat, l’une libre comme l’air, et l’autre, une géante pitaya accrochée aux griffes. L’image fit un brin sourire l’Opale, tant celle-ci semblait peu commune dans l’esprit de la dragonne.

Bien vite, ils progressèrent, Shyven guidant gentiment Nahui à travers les vents agités de l’île à l’hiver quasi éternel. Ils passèrent la forêt de Licorok en un rien de temps, pour finalement arriver à l’orée de la forêt. Là, Shyven se permis d’expliquer quelque chose à Nahui :

“C’est ici que j’ai croisé pour la première fois mes oncles-zigotos, Ssaadjith et Nephilith ! Tu les connais ? Ils étaient encore tout petits à l’époque ! Qu’est-ce que nous avons ri, ce jour où nous avions chassé des chèvres … Bien que ceci ait légèrement tourné au vinaigre, heureusement que Mamie-Montagne et Papa-tout-chaud étaient avec nous !”

Ces instants de bonheur familiaux avaient une place toute particulière dans la mémoire draconique de l’Opale. Elle voulait à nouveau connaître ces joies, pendant de longues années, et demanda implicitement à Nahui ce qu’elle en pensait, quand celle-ci parla du fait que cette pitaya donnerait suffisamment à manger pour plusieurs mois. Il est vrai que la Blanche lui avait donné de quoi nourrir toute une nuée : elle l’aurait volontiers partagée avec elle, si elle le désirait, ou Kaalys ou bien d’autres membres de sa famille. Souhait-t-elle être présentée ? L’Opale laissa ces quelques questions en suspens, alors qu’elles entamèrent la lente ascension vers les Gorges du Monde.

Elle questionna finalement Nahui sur une chose, peut-être d’ordre un peu moins terre-à-terre mais qui l’aiderait à comprendre certaines choses :

“Tu dis que le Lien que tu as avec ton lié t’apporte la force dans vos esprits. De ma courte vie, j’ai toujours entendu de la part de nombre de personnes de ma nuée, que le Lien n’était que corruption et danger contre les Dragons. J’aimerais comprendre ce qu’il t’apporte vraiment, et pourquoi tu y tiens autant. Le Lien est une part importante de l'équilibre de notre race, il suffit de sortir de l'œuf pour le constater. Et j’aimerai comprendre pourquoi celui-ci peut engendrer autant d’Ordre que de Chaos.”

Laissant un temps pour Nahui d’y réfléchir, l’Opale invita tranquillement la Blanche à prendre un courant d’air chaud, qui montait pour rejoindre les sommets de la chaîne de montagnes : l’ascension promettait d’avoir quelques rebondissements pour les deux dragonnes.

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    Accueillir la panique de sa Liée avec une douceur fraternelle était instinctif. Aldaron faisait montre de patience et ne faisait que trop souligner combien Nahui était exceptionnelle et combien Shyven ne pouvait que l’aimer. Elle avait besoin de cela pour avoir confiance en elle, devant la dragonne sucrée et l’ast n’avait pas besoin de mentir ou de la flatter. Sa dracène était véritablement exceptionnelle et lui donnait chaque jour l’envie d’avancer et de tenir debout, malgré ce qu’il traversait.

    Calmant ses coups, il finit par poser son front contre ‘’l’Empereur’’, dans un geste à la fois accablé et résigné. Les Havremont avaient été ses frères : il était à la fois simple et difficile de les haïr. Il avait les motivations en son cœur saignant, mais il avait aussi toute cette histoire séculaire entre l’elfe qu’il fut et les Hommes. Rien n’était jamais facile… Sauf avec Nahui. Tout était si limpide avec elle, tout pouvait être d’une confiance absolue. Alors Shyven n’avait aucune raison de la rejeter : elle ne le ferait. Elle verrait clair devant elle en posant ses mires sur les écailles nacrées de la blanche aveugle.

    Et une pitaya. Une énorme pitaya. Une pitaya pour nourrir tout un régiment ou, éventuellement, le peuple sélénien, quand on y pensait. Devait-elle rester le montre de flammes que les humains craignaient tant ? Elle n’était pas cette horreur, elle avait été son aide vengeresse. Elle était toujours là pour lui comme il l’était pour elle. Une part de lui avouait sans peine sa faiblesse : il avait besoin d’elle pour tenir encore debout. Oui, le Lien apportait sa force à leurs esprits. Indéniablement. Probablement était-ce tout ce que Verith n’avait jamais compris, en restant à l’extérieur du Lien. Il voyait les conséquences quand la mort de l’un emportait l’autre. Mais n’était-ce pas cela l’amour ? N’existait-il pas le même genre de conséquences pour un spirite de l’Inséparable ?

    « Parce que Lien, c’est de l’amour. Il est issu de l’âme même, il en est le fruit. C’est un amour si puissant, qu’il est capable de tout, tant d’un côté que de l’autre de la balance. Et toujours avec un poids immense. » Il parlait dans l’esprit de Nahui, mais peut-être que la fille de la montagne transmettrait, soit avec ses mots, ou avec l’écho de sa parole. « C’est pour cela qu’il fait peur à ceux qui ne sont pas à l’intérieur. Le grand-père de Shyven est à l’extérieur. Il ne voit que les siens tomber, jamais la manière dont cela fait vibrer leur âme d’une raison d’être, d’une raison de vivre et d’avancer. Une raison aussi de tomber : lorsqu’on aime quelqu’un démesurément, alors nous mourrons avec lui. Ce n’est pas le Lien qui a inventé cela : cela existe depuis la nuit des temps. Mais Verith ne voit que cela parce qu’il a perdu beaucoup des siens, emportés par le chagrin et lorsqu’on souffre, on se met souvent à rechercher le premier coupable qui nous vient sous la main. »

    Il redressa sa tête, mirant ‘’l’Empereur’’ comme jamais un sac de frappe n’avait été regardé de sa vie. Lui aussi avait trouvé son coupable, l’homme sur lequel il focalisait sa haine. Il comprenait assez bien ce que pouvait ressentir Verith, ce besoin brûlant de cracher sa rage contre quelqu’un ou quelque chose… Mais cela était souvent un avis biaisé. A travers sa colère, le Prince Noir avait cette lucidité et il regrettait de ne pas être plus ignare, moins clairvoyant. Cela aurait été plus simple de détester Claudius en ignorant qu’il se fourvoyait. Tout comme il était plus simple de détester le Lien. « Je préfère vivre un seul jour avec cet amour intense et mourir par lui, que de vivre toute une éternité avec des fragments d’amours. Aussi beaux et sincères soient-ils, ils ne sauront jamais égaler l’intensité de l’éclat d’une âme Liée. Une âme sœur. Ce qu’apporte le Lien, jamais une personne extérieure ne pourra le comprendre… Ni même le changer ou le détruire. Il faut être à l’intérieur pour cela. »

    Cela n’était pas pour rien que les dragonniers d’exception pouvaient rompre un Lien. L’amour ne se détruisait pas avec de la haine. Mais avec un amour plus fort encore, capable d’en saisir toutes les subtilités et d’en mesurer tous le poids.

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L’histoire des Oncles-Zigotos convenait à Nahui. En temps normal, sans doute aurait-elle été inquiète que ses congénères aient encore besoin de protection - y compris Nephilith, qu’elle appréciait. À cet instant précis, néanmoins, savoir qu’elle seule savait protéger et nourrir Shyven comme elle le faisait, avec quelque aspect rassurant. Elle pouvait être Spéciale pour sa pitaya par ce biais ! Sous son aile, nul mal ne l’atteindrait !
Oui mais. Quid de l’hypothèse où Shyven préférait les dragonnets amusants plutôt que les protectrices ? Non. Impossible. Shyven préférait… Elle préférait l’équilibre. Par le dragon-esprit, c’était là le secret !

La dragonne des neiges n’eut davantage de temps à accorder à cette épiphanie et ses implications. De nouveau, tendre-sucre la questionnait sur des sujets importants. Il était touchant de se voir accorder la confidence d’aussi intimes considérations. Hélas, de grandes responsabilités impliquaient une grande avalanche d’émotions. Son esprit partit vite chercher celui d’Aldaron. Toute sa joie, son excitation, ses doutes et craintes, rencontrèrent avec leur franchise habituelle la confiance inébranlable de Lié. Et quelle belle chose c’était que d’avoir, dans sa vie, depuis sa venue au monde, un être pour toujours croire en elle, pour voir en elle tant le potentiel que les sommets déjà atteints. Le tourbillon de sentiments qu’était Nahui s’apaisa subtilement à son contact, lui renvoyant de l’affection comme un remerciement.

“- Parce que le Lien, c’est de l’amour…”

À peine avaient-ils eu besoin d’échanger pour qu’Aldaron vienne en renfort, lui souffler quelques mots en l’honneur du Lien. Car il était bien question de vanter ce dernier. Que Shyven voie combien elle, Liée des Cendres, possédait non pas une faiblesse, mais une force. Combien Aldaron, en apparence frêle bipède, était dans les faits le feu de ses flammes.
Ce n’était pas qu’elle manquait d’arguments. Mais là, tout de suite, son encéphale ne fonctionnait correctement. Un vrai drame, pourtant incroyablement agréable de légèreté.

Elle répéta ce que susurrait son Lié. Cela lui permit de prendre confiance en elle, de nouveau, accorder du temps à ses pensées. Cependant, elle réalisa bien vite que Shyven risquait de voir dans son petit jeu. Il fallait qu’elle s’approprie davantage les mots. Lorsque le sujet Verith vint, ce Verith qu’elle n’avait point connu, Nahui estima que c’était le moment de prendre un peu la main. Changer la forme pour garder le fond.

“- ...C’est pour cela qu’il fait peur à ceux qui ne sont pas à l’intérieur. Ta Nuée a vu les Liés tomber sans jamais s’enquérir de ce que leurs âmes avaient vécu. Le Lien est une ascension sans fin. Il abolit la notion d’impossible. Les Tiens n’ont encore jamais partagé leur esprit avec une raison d’être, un second coeur, battant plus fort que celui du monde. Les Liés tombent de plus haut. Mais… Pour rien au monde je ne me détournerais de mon Lié.”

Son esprit approcha celui de Shyven, d’abord dans une demande. Acceptait-elle de voir à travers elle ce qu’était le Lien ? Petit à petit, Nahui lui transmit toutes ces certitudes qui n’avaient pas même de nom. L’éternelle présence de quelqu’un qui était elle tout en étant autre. Son meilleur ami, son frère, son âme-soeur, son monde. Elle lui présenta l’océan de confiance et d’amour qu’ensemble ils avaient créé. Elle lui fit traverser des forêts où chaque arbre était une victoire acquise, ou certaine. Elle la fit voler sur les courants de leur amour. Puis elle l’écarta lentement de son monde, la laissant retrouver sa solitude spirituelle de dragonne libre.

“- ...Et lui, comme moi, préférons connaître un seul jour d’existence avec ce Lien, et mourir par lui, que vivre une éternité en ne connaissant que des semblants d’amour. Comprends-tu ?”

Elle était prête à expliquer encore. À trouver de nouveaux arguments, s’il le fallait. Plus guerriers, si la situation l’imposait. Mais dans le même temps, elle se rappelait très bien de ce qui était important. Laissant à Shyven du grain à moudre, elle s’adressa à Aldaron seulement, dans la confidence.

“- Je t’aime, Lié, mais autant que j’aime à parler de nous, je crois que cette dragonne-si-douce a besoin de diversité pour s’épanouir. Il me faut l’amuser ! Plus que les Oncles-Zigotos ! Tu connais une… Un de vos jeux de mots de bipèdes, qu’elle pourrait aimer ? Une… Plaisanterie ? Ou même un jeu ?”

Son esprit revint contre le sien, présentant principalement son affection, cette fois. De la reconnaissance plus directe, car elle lui demandait beaucoup… Et car parler du Lien lui rappelait combien il lui était précieux.
Précieux et, hélas, mortel.

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Shyven songea en son for intérieur à ce que venait de dire Nahui. A l’image de Verith qui était le premier et le porte-parole de tous les dragons qui s’opposaient au loin, Nahui était …

« Vous êtes résolument les bannerets de ceux qui défendent le Lien, Toi et ton lié. »

Voilà. Banneret. Ce mot était venu spontanément à l’esprit de Shyven pour décrire le comportement d’Aldaron et Nahui : un mot aux sonorités militaires, qui résonnaient dans l’esprit de Shyven comme la fougue, l’implacabilité, la confiance et la passion dans ce Lien. La dragonne d’Opale jugeait en tous les cas les arguments avancés comme convaincants. Encore qu’elle eût encore du mal à comprendre en quelle mesure une âme bipède, par définition inférieure à une âme draconique pouvait créer une telle émulation dans le cœur de Nahui. Car c’était vraiment de ça dont il était question, encore plus quand Shyven pu explorer les sensations de la blanche-liée.

Certes, Aldaron n’était pas non plus le plus stupide des Liés, très loin de là, mais il avait ses sentiments, sa vision des choses … En vérité, elle se demandait à quel point l’influence de l’esprit d’Aldaron se faisait sentir dans la psyché de Nahui, et inversement. Tant de choses encore qu’il lui restait à découvrir, mais avoir les ressentis de sa compagne du jour sur la question l’éclairait déjà un peu plus quant à l’avenir qu’elle réservait à cette question.

« A t’entendre et à voir tout ce que cela t’inspire, j’imagine que je ne pourrais vraiment comprendre qu’après avoir vraiment essayé. »

Shyven pris un courant ascendant, et arqua la tête sur la gauche, comme pour regarder sa griffe sur sa patte gauche. Cet objet transpirait le Lien, et était porteur d’Ordre et de Chaos. Pour comprendre totalement ce dernier, devait-elle faire comme son ancêtre très lointain et accepter de se lier avec un Bipède ? Et si oui avec qui … ?

Shyven agita sa petite tête, et revint à elle, en regardant droit devant soi. Là était plutôt des choses qui la concernait, et elle ne voulait pas envahir l’esprit de Nahui avec ses doutes, elle s’était déjà trop emportée sur la question.

L’Opale tâcha de changer de sujet, car plus l’ascension de la montagne se faisait, plus elle commençait à distinguer les pics de neiges éternelles où elle et son père avaient élus domicile. Elle les regarda avant de dire à sa camarade mal-voyante, qui n’avait pas vraiment la chance de contempler tout ce beau spectacle :

« La chaîne est tout enneigée et donc blanche ces derniers temps ! Tu pourrais presque t’y cacher dedans, sans qu’on ne remarque rien ! »

Shyven eut une pensée amusée, en imaginant ce qu’un tel camouflage provoquerait sur des bipèdes tentant l’ascension, mais aussi sur les quelques animaux qu’elle croisait ici de temps en temps. Étrangement, elle avait une vision très claire de cette scène, qui pourrait être une scène de son quotidien … Plus tard, quand elle ne serait plus contrainte de revenir au chevet de son père pour s’assurer de son état de santé. Elle voyait bien sa vie avec Nahui, ou jouissant au moins d’une certaine liberté comme l’air, où elle serait à nouveau libre de faire ce qu’elle voulait, ce qui était propre à un dragon libre après tout.

A ce sujet, Shyven proposa quelque chose à son amie :

« Que dirais-tu que nous nous arrêtions non loin de mon Nid ? Je sais qu’il y a quelques endroits où des cavernes naturelles se sont formées, suffisamment grandes pour nous accueillir toutes les deux … Si tu rétrécis un peu, bien sûr. Précisa Shyven un petit sourire aux lèvres. Non pas que je n’ai point envie d’y retourner tout de suite, mais nous serons peut-être plus … Tranquille, toutes deux. A moins que tu tiennes à saluer Papa-Tout-Chaud, mais, tu sais, il n’est plus comme avant. »

Nahui comprendrait très certainement où Shyven voudrait en venir. L’Opale agita son petit corps, sentant un frisson la parcourir : était-ce elle, où se mettait-il soudain à faire froid, dans cette montagne où elle s’était pourtant toujours sentie chez elle ?

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Sentir l’affection de sa Liée lui faisait du bien. S’il aimait ses enfants, c’est aux côtés de Nahui qu’il trouvait la force de survivre et de passer au-delà du marasme que cause la perte. Achroma était son Inséparable, le Lien, peut-être plus inséparable encore, le retenait parmi les vivants là où son âme souffrait sa peine. Entendre sa compagne à écailles parler ainsi du Lien lui faisait beaucoup de bien, dans ce monde où les Liés étaient haïs et massacrés comme la dernière des vermines. Tant qu’eux croyaient en la force qui les unissait, alors peut-être qu’il y aurait encore de l’espoir ? Il secoua la tête de gauche à droite. Il lui faudrait des alliés, car ils ne s’en sortiraient pas tous seuls. Ils étaient isolés et même avec une armée derrière le Prince Noir, est-ce que cela suffirait ?

Il ferma les yeux et laissa la rage l’envahir, frappant avec véhémence le sac qui servait à cela. Il haïssait ce monde qui ne tournait pas rond. Tout un chacun se regardait le nombril. Il ne blâmait sans se fustiger lui-même. Ne portait-il pas les mêmes vices ? S’il ne les portait pas, il serait probablement mort. Frapper, c’était tout ce qui lui restait. Frapper de toutes ses forces, frapper à s’en briser les phalanges et serrer les poings à s’en faire blanchir les jointures. Un cri de rage et il éventrait par ses poings le sac de frappe. Est-ce que cela le calmait ? Absolument pas. Et c’était probablement ce qui l’agaçait le plus dans tout cela. L’impuissance et l’incapacité qu’il avait à trouver les paix, à se sentir rassuré pour la sécurité de ceux qu’il aimait.

Les billes de métal, à l’intérieur du sac, se déversaient comme une marée, roulant et rebondissant dans la pièce, agitées par la chute. Des bannerets ? Pour pouvoir défendre de telles idées, il fallait y donner sa vie et tous les martyrs, de Cynoë à Firindal, étaient ignorés. Cela ne déclenchait aucune vive réaction, aucun sursaut face à la catastrophe qui les submergerait. Avaient-ils tous perdu la tête ? Il trempa ses poings sanglants dans l’eau, à nouveau, laissant les plaies se refermer. Celles de sont âmes ne guériraient jamais aussi bien que celles-ci. Une blague ? Nahui lui demandait, une blague ? Entre son deuil et sa rage, il n’était pas d’humeur à la plaisanterie. Il quitta la salle d’entrainement, se couvrant de sa cape. Il ordonna qu’on range le bazar qu’il avait mis avec le sale de frappe éventré.

La proposition de Shyven à ne pas aller au Nid était assez naturelle. Dans l’état où devrait être Kaalys, être en sa présence, c’était renoncer à sourire. Et l’Opale avait probablement envie autant que besoin de se changer les esprits. Aussi Aldaron fit-il un effort, repoussant sa colère pour aller taquiner sa Liée. « Ok, très bien, répète après moi : C’est l’histoire de Nahui, elle rentre dans un bar. » Elle répéta, et il eut un fin sourire en coin. « Puis dans une table. » Elle répéta, mais vu qu’elle n’avait pas compris, il poursuivit : « Puis dans une chaise. » Elle commença à répéter et à cet instant, elle comprit. Il lui adressa à ce moment autant d’affection que de ricanements. Être ensemble les sauverait tous.

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N’était-elle pas adorable, la petite Shyven, quand le monde l’émerveillait ? Sans même réfléchir, sans même pouvoir réfléchir, Nahui ne répondit à ses remarques sur la neige que par une approbation sans mots enroulée dans de l’affection teintée d’adoration. Non, elle ne lui dirait pas que se cacher n’était pas dans ses habitudes, qu’elle avait abandonné le concept d’embuscade depuis fort longtemps, faute de pouvoir estimer convenablement ses cachettes.

Il était de bon ton que la dragonne de sucre présenta tant d’enthousiasme à la conversation, à un moment où il était complexe pour Nahui de l’entretenir. Son esprit avait beau être contre le sien, en marque de soutien, il était également très occupé à rester blotti contre celui de son Lié, comme si ce dernier risquait de s’envoler, comme si évoquer, même vaguement, même de loin, l’absence du lien, donnait froid au coeur. Certes, elle était également dans l’expectative de la fameuse Blague qui devait lui permettre d’obtenir l’intérêt de sa belle, et il était également bon que toutes deux aient de quoi s’occuper pendant ce temps. Mais sur ce point, Nahui pouvait faire montre de patience et de maitrise de soi.

Le nouveau sujet de conversation fut accueilli à ailes ouvertes.

“- Allons donc ! Là où tu vas, je vais, à ta suite, ne t’en fais pas.” Il y avait dans sa voix mentale une assurance qui défiait celle des monts alentours. “Ma taille n’est pas un problème. Du moins, pas autant que…” Elle dirigea leurs communes attentions vers l’énorme fruit qui occupait ses pattes. Ceci ne pouvait plus changer de taille. A part par quelque filouterie. “Mais ne t’en fais pas pour ça ! J’ai eu une idée. Je vais m’en occuper.”

Sans doute ne leur restait-il que quelques coups d’ailes à donner. Ce fut ce moment que Lié choisit pour revenir avec le fruit de sa réflexion. Paniquant brièvement, retrouvant ces émotions papillonnantes et indomptables qui la surprenaient chaque fois qu’il était question de l’écho de son être dans Shyven,  Nahui demanda à Lié quelques instants, pour introduire la blague :

“- Shyven !” Une apostrophe, délicate, qui réclamait plus sincèrement son attention et la portait sur ce qu’elle allait dire. En elle, l’appréhension tourbillonnait, bousculant pensées et émotions comme une tornade. Sans vergogne, et avec moult chaos. Comment bien amorcer la Blague fabuleuse que Lié allait apporter ? Fallait-il une introduction ? Lié n’avait rien dit en ce sens. Alors elle répéta les mots bipèdes, d’abord sans réfléchir : “C’est l’histoire de Nahui, elle rentre dans un bar…” ...Mais, attendez. Nahui, c’était son nom, dans la langue des sons. Mince alors, sans doute valait-il mieux faire attention. “Puis dans une table…” Mais pourquoi rentrer dans un bar ? C’était le bar qui rentrait dans Nahui, et pas l’inverse ! A moins qu’il ne fut question de ces sons aux multiples sens dont les bipèdes se font une spécialité, pour le plaisir de perdre leurs interlocuteurs. Ce ne pouvait être une barre… Ah, un bar comme ça ! Soit. Et donc une table ensuite. Mais… “Puis dans une chaise…” Mais ! On ne peut rentrer dans une table ! A part de façon imagée, et…

“LIÉ ! CETTE HISTOIRE EST STUPIDE !” Le cri mental était audible pour le Lié, ainsi que pour tous les alentours de la fille des glaces. Un cri offensé, outré ! Comment osait-il moquer ainsi ses capacités ! Dans un moment aussi crucial, devant quelqu’un de si important ! Sous le feu  de la colère, Nahui avait eu quelques vifs mouvements d’ailes, punissant les airs d’une violence qui ne leur était pas destinée. Toute ronchonne, elle fit mine de détourner son esprit de Lié, boudeuse. Oui, elle savait que ce n’était pas méchant venant de Lié, oui elle savait son amour. Tout au fond de son petit coeur écaillu, elle avouait même à mi-voix que le trait d’esprit était un peu cocasse. Mais elle avait envie de bouder, par instinct, pour apprendre à ce bipède à la respecter et la soutenir mieux que ça.
Elle ne savait pas bien faire. Tout juste eut-elle l’air de grommeler plutôt que lui répondre, tout juste faisait-elle semblant de ne pas l’écouter et ne pas rester en contact. Elle ne parvenait pas même à bien faire mine de ne pas ressentir son amour et lui renvoyer la pareille.
Foutu bipède.

Le pire, dans tout cela, c’est qu’en plus elle devait gérer sa propre panique face à la situation dans laquelle il la mettait. Qu’allait penser doucécailles ? Que son Lié lui dictait tout ? Ce n’était pas vrai ! Bon, si, un peu. Mais il ne fallait surtout pas que cela ternisse l’image qu’elle avait d’elle ! Rapidement, Nahui expliqua à Shyven, avec tout le panache d’un orgueil blessé :

“- ...Il voulait absolument que je partage son histoire. Maintenant il va se débrouiller tout seul s’il veut communiquer quoi que ce soit.”

Elle s’apprêtait à se montrer toute ronchonne devant la Sucrée. La fin de leur périple l’aida à se concentrer de nouveau sur son objectif. S’aidant de la pitaya pour calculer la distance entre ses pattes et le sol, Nahui put atterrir avec une délicatesse toujours aussi relative. Du bout du museau, elle estima la taille de la caverne que proposait Shyven. Après une brève réflexion, la dragonne, qui n’avait toujours pas quitté son immense taille, s’échina à mordre et griffer la pitaya -le fruit, pas la toute-douce- sur tout son diamètre, jusqu’à pouvoir, en forçant un peu, la diviser en deux énormes moitié, dévoilant la chair fraîche et l’odeur délicate à toute la montagne environnante. Elle déposa une de ces moitiés dans l’intérieur de la grande, divisant la surface habitable cette dernière de façon conséquente.
Ceci fait, Nahui se mit à creuser vigoureusement la neige, jusqu’à pouvoir y enterrer la seconde moitié de pitaya. En tout cas, dans son esprit, c’était enterré. Elle présenta mentalement cela à Shyven comme une façon de garder du stock pour une durée plus prolongée. En Cendre-Terres, il commençait à se murmurer que le froid aidait à conserver la nourriture.
Forte de ses prodiges, Nahui changea enfin de taille, se mettant exactement à celle de la tendre Shyven. En quelques bonds, elle fut dans la caverne, assise, sage, attendant d’y être rejointe.[/color]

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Shyven n’eut point grand-chose à faire pour que Nahui obtempère, et elles admirent rapidement toutes les deux qu’il valait mieux se rendre dans une caverne aux alentours autour du nid de Kaalys. La petite dragonne eut une petite pensée émue pour lui, et se dit qu’elle profiterait pour aller le voir, mais un peu plus tard, quand Nahui serait partie. Pour l’heure, elle avait envie de profiter de ce moment pour toutes les deux.

Alors qu’elles mirent encore quelques temps pour rejoindre ladite zone d’atterrissage, Shyven fut attentive à la petite histoire que Nahui raconta : elle pencha la tête d’abord, ne saisissant pas immédiatement pourquoi la dragonne narrait ainsi une anecdote de sa vie, de façon assez peu naturelle … Mais la rose eut un petit sourire aux lèvres de suite après, comprenant qu’il s’agissait d’un calembours imaginé par les deux têtes pensantes cohabitant dans la tête de Nahui présentement. Du moins c’est ce qu’elle en avait compris de l’indignation de sa compère draconique qui s’était fait fortement vocale.

Shyven tourna sa tête vers elle, réprimant un petit rire. Elle lui expliqua alors que Aldaron tenait absolument à ce que l’Opale entende ce calembours. La dragonne libre eut un grand sourire là encore, avant de faire à sa comparse vexée par la petite histoire :

« Tu sais, il ne disait pas cela sérieusement. Et si ta vision n’est pas semblable à la nôtre, celle-ci est très utile en de nombreuses autres situations. Tu es capable de voir des choses que les autres ne peuvent pas voir. »

Shyven en voulait pour preuve toutes ces fois où le « don » de Nahui de voir seulement à travers l’énergie magique de chaque chose s’était trouvé très utile. Bon, certes, cela la rendait un peu maladroite parfois, mais de dragon à dragon, on finissait par s’y habituer.

« Au moins, tu peux voir tes semblables Nahui, et te concentrer sur les choses que tu aimes ou qui sont réellement importantes pour toi. Dis-toi simplement que ce que tu ne vois pas n’est pas digne de ton intérêt. »

Et en faisant cette petite métaphore, l’Opale savait qu’elle englobait Aldaron, ses semblables draconiques, les bipèdes dignes de son intérêt … Mais aussi toutes ces petites choses comme ce socle de couronne pour lequel Shyven savait qu’elle s’était éprise un jour. Cela avait d’ailleurs beaucoup fait rire la dragonne libre. Mais c’était une autre histoire.

Shyven se tut par la suite et se concentra plutôt sur la fin du trajet. Les vents les portèrent finalement vers une surface à peu près plane au milieu de la chaine de montagne, où les deux dragonnes purent s’installer tranquillement. L’atterrissage de Nahui ne fuit cependant pas très « tranquille », dans la mesure où le fruit énorme qu’elle portait avait fait un bruit caractéristique en se posant dans la neige. Shyven, pas très inquiète, mais un peu quand même, regarda rapidement le sommet pour voir si l’atterrissage de ces deux êtres et de leur butin avait provoqué de l’activité glissante potentiellement nuisible de la neige, mais il n’en fut rien.

La dragonne soupira de soulagement, et se concentra plutôt sur ce que Nahui lui disait, en enterrant son gros morceau de pitaya dans la neige : elle lui présentait avec application, une technique de conservation très en vogue chez les bipèdes d’en bas de la montagne, bien sous tous rapports, et qui permettait de profiter du froid mordant de la région. Shyven eut un petit sifflement très admirative, et remercia sa compagne du jour pour le partage de connaissance.

Shyven rejoignit sans trop tarder sa comparse qui s’était déjà installé dans la grotte, et vint s’installer d’un geste doux contre elle, posant ses écailles « plumeuses » sur celles de la solide blanche. Elle lui fit d’un petit clin d’œil :

« Je pense que rester ici un moment ne nous fera pas de mal. Il fait si froid dehors ! Je ne dis pas non à ce que nous nous réchauffions un peu comme cela … »

L’Opale pointa son bout de museau vers la pitaya, avant d’apostropher Nahui, lui laissant l’honneur de se servir une première part. Après tout, c’était le fruit de sa « chasse », elle avait bien mérité d’en prendre une bouchée.

Et quoi de mieux pour se réchauffer et partager un moment ensemble, qu’un peu de nourriture ?

« Il faudra que tu me montres d’autres endroits où tu te nourris, à l’occasion. » Songea Shyven, soudain pensive « où nous pourrions faire d’autres choses ensemble, si tu as envie. Je crois que j’aime bien quand tu es avec moi. » Conclut la dragonne en un soupir, avant de poser sa tête contre le visage de sa compère.

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Le monde était parfait. Bon, ou presque. Mais plans de domination du monde draconiques à part, l’instant ressemblait fortement à un instant parfait. Il y avait un Lié à bouder, une part de pitaya bien trop grande pour que ce soit raisonnable, ainsi qu’une dragonnette rose toute sucrée. Les miasmes qui avaient embourbé son esprit paraissaient s’être dissipés pour laisser davantage de place à la dragonne Liée. Elles pouvaient dès à présent mener la meilleur de leurs vies, quoi que cela veuille dire.

Nahui ne s’était pas attendue à ce que Shyven se rapproche. En même temps, elle ignorait un peu à quoi elle s’était attendue. Avait-elle un jour attendu quelque chose ? Raisonnablement, il lui semblait que oui. Dans les faits, son cerveau s’évapora d’un coup (une sublimation, donc), emportant avec lui toute pensée qui fut cohérence ou qui s’en était un jour rapprochée. Ne demeuraient que des émotions, toutes très occupées à tourbillonner, à s’emmêler, à se confondre. Nahui parvint au moins à identifier la joie, comme valeur constante.
N’eussent-elles guère communiqué par leurs esprits, la pâle dragonne aurait trouvé le moyen d’interpréter de travers le mouvement de tête de sa congénère. Par la grâce de l’Esprit-Dragon, cela n’arriva pas. Le bout de son museau se posa délicatement sur la pitaya, avant d’en arracher un morceau de chair, davantage pour s’occuper que pour réellement en profiter. Elle n’en sentit pas même le goût. Le monde entier avait la saveur de l’esprit de Shyven.

Il lui fallut un temps bien trop long pour intégrer et comprendre le dernier message que lui avait communiqué sa congénère. Sa tête si proche de la sienne n’aidait absolument pas. Le contact, la chaleur, le souffle, étaient autant de délices qui achevaient l’imbroglio de ses sentiments. Cela aurait pu durer longtemps, très longtemps, sans que Nahui ne s’en lasse. Quelles raisons valables pouvait-on avoir de quitter un moment de parfaite harmonie, de parfait équilibre ?
La raison de Nahui était simple : d’encore meilleurs moments. Un peu maladroitement, ses pensées rendues floues par les émotions enchevêtrées entre chacune d’entre elles, elle expliqua à Shyven que son terrain de chasse était partout. Alors, il allait falloir qu’elles aillent partout ensemble, savourer chaque nouvel aspect du monde ensemble.
Son cou s’enroula autour de celui de sa congénère avec un soupir de soulagement. Shyven s’était liée à elle, mais s’était surtout liée au futur. Alors qu’Aldaron se moque d’elle ou non, Nahui était victorieuse.

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