24 Mai 1764
- Attention p'tite moustache !
La voix d'Archi, le capitaine du petit bateau de pêcheurs retentit tout juste avant que je n'évite un grand Gräarh musclé chargé d'une énorme caisse de poisson. Les oreilles brûlantes de gêne, je me déplaçais sur le pont en faisant un signe à la voix venant de la barre. Le regard concentré pour ne déranger personne sur le modeste petit rafiot, je montais un peu plus haut pour me rapprocher du capitaine.
- Tu parles pas beaucoup, c'est le moins que l'on puisse dire...
Archi était un vieux Gräarh, le pelage abîmé, avec une oreille déchirée et des cicatrices tout aussi nombreuses sur son dos cambré que pouvait l'être celui de Nyana.
- On arrive, déclara-t-il en montrant d'une griffe la cité couverte par un épais ciel orageux.
Mon cœur s'emballa aussi vite que l'éclair et un frisson me parcourut l'échine en me voyant de retour à Caladon la Revenante.
- Même si l'esclavage a été abolis, vous continuez de travailler en mer, commençais-je le regard rivé vers la Revenante. Vous n'avez jamais voulu revoir les vôtres Archi ?
Le vieux poilu ricana en toussant presque avant de me jeter un coup d’œil vitreux.
- Rien ne m'attend plus là d'où je viens. Tout ces anciens esclaves.
Je regardais les pêcheurs plus bas, tous des Gräarhs sauf quelques exceptions.
- N'ont plus rien non plus. La vie est plus clémente avec nous, maintenant que nous pouvons marchander librement. Mes poissons se vendent aux meilleurs prix tu sais !
Mes babines s'étirèrent en un petit sourire.
- Et toi petite moustache, pourquoi tu reviens ici ? Combien de temps son passé ?
Mes pupilles s'étrécirent et se plongèrent de nouveau vers l'énorme nuage noir grondant. « Quelques mois à peine. Le temps de me remettre. Mais tant de choses s'était passé que cela faisait bien des années dans mon esprit ».
- Trop de temps sans doute... déclarais-je le regard sombre.
Les événements s'étaient enchaînés bien vite depuis le passage des Couronnes de Cendres au domaine Baptistrale. Mon départ de la Légion de Néthéril avait fait quelques lésions dans ma tête, enfin surtout avec la séparation difficile que j'avais subie avec Nyana. Si je ne ressentais pas de culpabilité, je ressentais une certaine tristesse. Plutôt particulière même, qui ne me brisait pas de chagrin comme j'aurais pu le vivre dans le passé, mais qui ne m'apportait pas la paix que j'aurais souhaitait. Les derniers mots de la Gräarh sombre m'avaient fait mal. Dès lors, j'avais chassé dans un recoin de mon esprit tout ce sujet pour ne penser qu'à l'instant présent. J'essayais ainsi de renier ma peur de l'inconnu car je voulais ressortir de cette expérience plus forte, comme la Gräarh que je m'étais fixé de devenir.
J'avais donc voyagé à bord du navire Impériale, alors que l'empereur lui-même avait bien accepté ma venue sur Calastin. Le voyage sur les eaux m'avait permis d'affiner ma détermination. Je m'égarais peut-être en quittant Néthéril qui, après tout, renfermait de très grand sujet sur les Couronnes de Cendres. Pourquoi Calastin ? Mise à part les connaissances que je pouvais avoir dans des récits je sentais pourtant que c'était là que je devais aller. M'ouvrir à ce monde était aussi un souhait.
J'avais donc pu un peu me mettre à jour sur les événements de Calastin. Si les Couronnes étaient passées sur Néthéril, je ne m'étais pas doutée qu'il s'était passé autant de chose ici aussi. À force d'être plongé dans cette vie de Légion souffrante à cause des pirates, je ne m'étais plus concentrée sur le reste. Ma compréhension de ce qu'étais un nouvel Empire, ou bien encore un nouveau système était intéressant. Je n'avais en tout cas, absolument rien à dire de négatif sur le nouveau dirigeant de Sélénia. De... Portus Regius ? Enfin de la nouvelle cité en construction.
De nouveau sur Calastin, je n'avais pas voulu abuser d'une certaine hospitalité. Pas plus de quelques jours dans la ville qui avait tant souffert, j'avais chaleureusement appris qu'un certain Maître Valmys était dans le coin pour aider aux rénovations et constructions.
De mon faible savoir, j'avais vite envoyé une lettre à Belethar Espérancieux, qui, si ma mémoire était correct, logé pour l'heure à Caladon la Revenante. L'idée de le revoir me donnait du baume au cœur, car même si cela ne faisait pas si longtemps que nous nous étions quitté, j'avais sincèrement besoin d'un ami qui pourrait écouter ce que j'avais sur le cœur. Après tout, c'était peut-être ridicule, c'était de ma détermination qui m'avait valut d'entreprendre un tel voyage. Mais voilà, j'étais maintenant en Calastin, et je n'avais nulle part où aller. Je devais commencer quelque part, et quelle ironie de revenir à Caladon la Revenante, cité que j'avais fui en me promettant que je n'y mettrais plus jamais les pattes.
Caladon, qui avait déjà changé grâce à la toute nouvelle bourgmestre, Dame Falkire aux cheveux enflammés.
- P'tite moustache, rêves-tu ?
Je me réveillais de mes songes, en remarquant alors que le petit rafiot entrait dans le port. L'immense port de la Revenante. À côté d'immense navire, le bateau d'Archi paraissait des plus ridicules.
Je prenais soin de payer le Gräarh qui avait eu la gentillesse de me prendre à bord, lui qui était en missive commerciale à Sél... Portus Regius. Ignorant les battements de mon cœur qui cognaient de plus en plus fort au rythme que les sons de la ville s'intensifiaient.
Mon lourd sac sur mes épaules, je quittais ainsi le bateau, calant la grande capuche d'un manteau de dissimulation sur ma tête pour échapper à la fine pluie de ce début d'orage. J'avais trouvé ce vêtement dans ma tente, peu avant mon départ. Si je connaissais les effets, je ne savais de qui cela pouvait bien venir. En tout cas, cet individu avait vu juste, car le porter me rassurait, sachant que je pourrai m'en servir si cela venait à tourner mal... N'importe où.
Je retrouvais l'immense port et le poids de la nostalgie m'écrasa. Dans un coin plus loin, j'avais fait la rencontre de Seigneur Avente. Je prenais une ruelle qui était habituellement bondé par les marchandises, commerçants et fournisseurs. Le tonnerre gronda et la pluie s'intensifia, faisant courir les derniers Caladonien à l'abri. La réponse de Belethar dans une patte, je relisais encore une fois l'adresse en me prenant par la même occasion un homme trempé en plein visage. M'excusant, celui-ci semblait bien pressé et continua sa course alors que je m'arrêtais devant une bâtisse. On aurait cru que Caladon était plongé dans la nuit, alors que le soleil ne se coucherait pas avant plusieurs heures.
Une bourrasque humide s’immisça dans la rue me faisant avancer d'un pas vers la porte.
Je resserrais une dernière fois mon grand manteau autour de mon coup en plaquant mes oreilles sur mon crâne lorsque ma capuche se retira brusquement vers l'arrière. C'était étrange de me retrouver ici, dans ce tonnerre, devant la demeure de Belethar Espérancieux. Vraiment étrange.
Je frappais donc trois coups sur la porte en essayant tant bien que mal de mon autre patte de rattraper la capuche derrière ma nuque.