5 mai 1764 - Vagabonde
Il était temps pour la Vagabonde de voguer de nouveau sur les flots. Ou sous les flots, tout dépendait. Ilhan était toujours troublé par cette sensation étrange et déroutante, quand le navire plongeait pour prendre plus de vitesse. Ce poids sur sa poitrine alors comprimée, quand ils s’enfonçaient dans les profondeurs, ce bourdonnement dans les oreilles… pas qu’il souffrît vraiment, surtout dans les cabines qui restaient alors totalement sèches et vivables pour eux, pauvres êtres mortels qui avaient encore tant besoin d’oxygène. Mais ses sens en restaient souvent perturbés quelques instants, à chaque descente et chaque remontée. Il fallait avouer qu’il n’avait guère le pied marin non plus et se sentait toujours assez mal à l’aise en pleine mer, devant cette étendue immense qui leur ouvrait alors les bras comme pour mieux les avaler. Son fils semblait moins en souffrir, même s’il lui arrivait encore de pousser un cri ou un pleurs quand le bateau plongeait.
Autre sujet d’étonnement, mais aussi de soulagement : l’attitude de l’équipage à leur égard. Ces êtres si attachés au bateau, si étranges, si peu bavards, prompts au labeur et complètement obnubilés par leurs tâches, étaient également particulièrement attentifs à eux, voire parfois attentionnés. Régulièrement ils leur offraient une remontée, pour que les vivants puissent se balader sur le pont et profiter d’un peu d’air frais. Ils étaient plus encore attentifs à l’enfant.
Forcément, songea l’althaïen, qui avait appris l’histoire du bateau. Il connaissait bien sûr le mythe de Lyssa. Le mythe de leur errance, de l’arrivée des hommes en Ambarhûna. Et le Consciencia lui en avait narré toute l’histoire, les bribes qui lui manquaient. Le bateau était farouchement attaché aux Kohan. Le bateau leur était entièrement dévoué. S’il les acceptait en son sein, s’il les tolérait, c’était entièrement pour le petit être qu’Ilhan tenait actuellement dans ses bras. Ce cadeau inespéré des Dieux, malgré son héritage maudit, ce nom devenu honni, ce nom savamment caché. Mais secret ou non, le bateau, lui, savait. Lyssa savait. Rien ne lui échappait. Un autre cadeau précieux qui assurerait une protection, un asile, s’il le fallait, à son fils, dont la vie pouvait à tout moment être menacée. Ou source de conflit.
À cette pensée, il sentit une onde de tristesse l’enlacer, et la chassa bien rapidement, en caressant le doux duvet sur le crâne de l’enfant. Il se concentra sur des pensées plus positives, plus optimistes, et se promit de tout faire pour lui construire un avenir plus sûr, plus prometteur. Cela commencerait par une protection pour la cité où il allait grandir, Caladon ssurément. Une armée d’Immaculés. Son projet grandissait, mûrissait en lui, et il commençait, doucement, mais sûrement, à avancer ses pions pour en construire les bases, avec l’aide de ses araignées. Il travaillait aussi avec acharnement sur ce sort qui permettrait d’aider à impulser l’immaculation pour qui la désirait vraiment. Et il y avait aussi ce projet de protection de magie. Il sentait que des choses bougeaient. Une poignée de dirigeants, enfin, semblaient écouter et prêts à prendre quelques mesures. Ce ne serait certes peut-être pas suffisant, mais c’était là aussi des prémices pour un projet de plus grande ampleur. Si au moins il y avait quelques convaincus, il serait plus aisé de mettre le reste en place.
Oui, construire un avenir plus prometteur pour leurs enfants. Un travail ardu et acharné, vu les lambeaux qu’était leur monde actuel… Et vu toutes les menaces qui ne cessaient de s'acharner sur lui.
Un autre caresse, un gazouillis lui répondit. Quand soudain, une alerte sonna. Le bateau s’apprêtait à replonger et on leur demandait de retourner dans leur cabine en urgence. Alerte ? Un dragon approchait, lui disait-on. Tout à son enfant et ses rêveries, Ilhan n’avait guère prêté attention au reste du monde. Il releva alors les yeux, décrochant avec difficulté ses orbes sombres de son fils, quand il aperçut la belle silhouette approchant. Oui, un dragon, à n’en pas douter. Et un dragon qu’il connaissait bien… Même très bien. Et qu’il lui tardait de retrouver.
Que faisait-elle ici ? Volait-elle de retour vers son nid ? Et leur chemin se croisant n’était alors que pure coïncidence, lui offrant, même pour un court instant, le bonheur de la revoir, même si de loin ? Il avait su qu’elle était à Cendre-Terre lors des funérailles d’Achroma, même s'ils n'avaient pas eu le temps ni la chance de s'y revoir. En digne fille du lié du défunt, cela était tout à fait logique. Elle aussi avait un lourd deuil à faire, songea-t-il. Il y avait peu de chance que son père survive à cette deuxième perte. La première résilience avait été déjà un prodigieux mystère… mais survivre à la mort de son second lié ? Non, le lien, dans sa malédiction, allait l’emporter, et un autre être de magie allait disparaître de ce monde. Quelle peine, quelle douleur, devait ressentir sa chère Shyven… Une douleur qu’il aurait aimé partager avec elle, si cela avait pu la soulager. Mais pouvait-il, lui, petit immaculé, se targuer de pouvoir soulager la peine d’un dragon ?
On l’intima avec force insistance à se retirer dans leur cabine. Tant que tous deux étaient sur le pont, le bateau ne pouvait plonger. Un instant, Ilhan fut sur le point d’obéir, puis, observant la trajectoire… Non, ce n’était pas pure coïncidence. Shyven volait droit sur eux. Droit sur le bateau. Avec force vitesse qui montrait une réelle détermination à les atteindre. Aussitôt il s’arrêta, leva une main et ordonna qu’on attende. Un des matelots maudits lui demanda s’il était sûr et si cela était bien judicieux. Un regard vers le petit suffit à lui faire comprendre le sous-entendu. Une seconde d’hésitation… qu’il chassa aussitôt. Oui, il en était sûr. Et oui, cela était judicieux. Shyven pouvait être mise dans le secret. Elle était la fille du lié d’un descendant des Kohan. Elle ne ferait aucun mal à l’enfant, encore moins ne trahirait son secret. Au contraire, elle ne ferait que les aider à le protéger, et avoir un dragon à ses côtés pouvait être un atout pour l’enfant plus tard. Ilhan n’avait qu’une pensée, quand il posait les yeux sur son fils : assurer sa protection. Lui trouver des protecteurs fiables, forts et fidèles, qui seraient toujours à ses côtés. Il était bien placé pour savoir que la vie était capricieuse et que Mort pouvait vous faucher au plus mauvais moment. Si l’enfant devenait orphelin, au moins saurait-il vers qui se tourner. Aldaron, Luna… Shyven… Oui, au moins il ne serait pas seul, s’il advenait malheur à ses parents.
– Laissez. C’est une amie qui nous vient en visite. Et une protectrice, fit-il d’une voix grave et profonde.
Qui dénotait son assurance à ce sujet.
– Prévenez Dihya, l’enfant aura bientôt faim.
Il n’avait plus besoin d’entendre l’enfant pleurer pour réclamer, il avait pris l’habitude du rythme du petit. Sans compter que Tela lui soufflait aisément quand le moment allait arriver…
Le bateau ne plongea pas donc et le matelot maudit obtempéra sans un mot, sans un reproche, sans une contestation. Le bateau savait, lui aussi. Lyssa savait. Et que le bateau accède à sa demande de ne pas se cacher de Shyven était un autre gage du bon choix de placer sa confiance en la dragonne.