3 mai 1764, nuit très tard
Pâles rayons lunaires, sombres constellations… Lourd silence mortuaire, odeur âcre de funestes prédations… Aurait-il été devin, qu’il aurait pu lire en ces signes les indices d’un sanglant destin. Mais non, ces signes n’étaient plus le futur, mais le passé. Sanglant, certes, ces signes-là ne trompaient pas, mais un passé révolu, auquel ils ne pouvaient plus rien changer. Tout était écrit, inscrit, jusque dans le marbre noir ensanglanté de Cendre-Terre, jusque dans ses pavés sombres maculés de traces délétères. Un Prince Noir était mort, et un autre était né, baigné dans les cendres et dans le sang, en digne vampire tout en puissance renaissant.
Si Ilhan se sentait encore ébranlé, tout au fond de lui, de l’acte honni qu’il avait dû commettre, il savait aussi devoir y faire face, et avec lui-même être honnête. Tuer de ses propres mains un être vivant souillait votre âme, souillait la sienne du moins. Toutefois, il ne pouvait non plus nier ne pas le regretter. Il avait protégé sa vie et les siens, ni plus ni moins. Et si c’était à refaire, il savait en son for intérieur, qu’il n’hésiterait guère plus… et le referait. Quand bien même ce sang sombre jaillissant sur son visage et maculant ses mains le hanterait à jamais.
Mais pour l’heure, il avait plus urgent que s’apitoyer sur lui-même ou que se plonger en méditation pour mieux réfréner les visions qui l’accablaient. Oui, bien plus urgent. L’inquiétude rongeait son coeur, bien plus que la culpabilité son âme. Oui, inquiétude. Inquiétude pour sa femme, qu’il avait vue, sentie, dans un état catatonique, comme totalement coupée du monde, devenue soudain sourde à tout appel, muette d’horreur et d’effroi en son coeur, sans que l’althaïen ne sache comment l’atteindre. Il avait senti en elle un besoin irrépressible et urgent de solitude. S’il avait hésité quant à la démarche à adopter, comment l’approcher au mieux, comment parvenir à la soutenir et l’aider, un autre appel avait coupé court à tout questionnement. Son fils avait besoin de lui. Inquiétude redoubla alors, pour un autre des siens. Et quand il vit Aldaron se diriger vers la pièce où s’était réfugiée sa femme, Ilhan sut quel choix s’imposait à lui. Impuissance serait son lot pour sa chère et tendre, en cet instant du moins, mais pas pour son enfant. Il l’avait donc quittée, le coeur lourd, lui laissant quelques lambeaux émiettés de son amour désarmé à sa porte fermée, pour se diriger en toute hâte vers ce petit être qui l’appelait.
S’il avait retiré la dague de sa main invalide, il n’avait pas pris le temps de la faire soigner encore, l’enfant étant sa seule priorité alors. Il s’était contenté de la bander et d’essuyer à la va-vite le sang noir qui lui souillait le visage, histoire de ne pas apeurer son fils plus que de raison. Mais tous ses sens s’étaient tournés ensuite vers lui, et uniquement vers lui. Un fils maintenant apaisé qui dormait à poings fermés. Il avait mis longuement à calmer cette crise. Sans doute avait-il eu autant de peine, tant il était lui-même éprouvé. Tant psychiquement que physiquement. Il ne tenait que par sa farouche détermination à faire face et à ne pas céder aux digues de ses traitres émotions. Oui, traitres : en cet instant, elles ne pouvaient être une alliée, quand elles risquaient de le faire glisser sur des terrains minés. Il lui fallait les juguler. Pour le moment du moins. Il y reviendrait plus tard. Quand une accalmie s’offrirait à lui.
Après avoir rapidement cédé aux insistances de Dihya qui avait tenu à lui soigner sa main, quand bien même elle était déjà morte – une main qui semblait d’ailleurs répondre difficilement aux sorts de soins et semblait garder une plaie en partie ouverte même si propre – et après avoir fait un brin de toilette pour ôter de son visage, de ses mains et de son corps cette odeur entêtante de sang, il s’empressa de rejoindre sa femme. Maintenant que l’urgence de son fils était réglée, tout son esprit se tournait vers cette autre source d’inquiétude première, alors qu’il marchait avec célérité vers la demeure des Elusis, trois araignées et cinq gardes vampiriques l'escortant. Silence funèbre répondait à l’écho de leur pas, tandis que leur souffle glacial, du moins pour les vivants, seul troublait la brume ténébreuse qui enlaçait les rues de son austère manteau.
Dès qu’il arriva dans la demeure, il défit baudrier et cape, qu’il confia à une araignée, sans même regarder en sa direction. Son ouïe lui indiqua que cette dernière avait prestement réceptionné le tout. Un lourd silence régnait également dans les sombres couloirs et Ilhan se maudit de le troubler ainsi par les battements de son coeur effréné, qui lui semblait soudain résonner bien trop fort contre ces murs bien trop étroits, ou par ses pas, devenus soudain si lourds… aussi lourds que son coeur, aussi lourds que son âme, ne put-il s’empêcher de penser.
Quand il arriva enfin à la porte d’Autone, il prit une longue inspiration. Il se permit un petit laps de temps, et caressa doucement le bois du battant, avant d’oser l’outrager de trois coups frappés. Trois coups presque sourds. Il ne se voyait pas s’imposer et entrer sans prévenir, mais craignait aussi de la déranger… Voire pire… de la réveiller ? Mais non, elle ne dormait pas. Ses sens de sainnûr entendaient un coeur alerte, un coeur parfaitement vigile, pas de ce battement de coeur calme et paisible du rêveur endormi. Et ce souffle, soudain coupé, qui reprenait tout doucement sa cadence normale, de l'autre côté de la porte… Non, elle ne dormait pas. Il n’attendit donc nul autre signe, pas même qu’elle lui offrit sa permission par des mots, et entra, espérant qu’elle ne lui en voudrait pas pour cette soudaine irruption. Il referma aussitôt la porte derrière lui et, enfin, tout doucement, tourna son regard sombre pétillant d’éclats d’or soucieux vers sa femme éplorée.
– Mon aimée, souffla-t-il en un murmure à peine audible.
Il s’avança encore, puis se posta devant elle. D’un geste tendre, il lui effleura la joue de sa main valide, tandis que sa main gantée mimait le geste d’une caresse sur sa chevelure de flamme. Réprimant la légère douleur que ce simple mouvement infligea à son bras.
Il fut tenté de faire appel à Tela, mais réprima cette envie. Si Autone voulait s’ouvrir à lui, il devait la laisser faire… à son rythme. Il se contenta donc de lui offrir sa présence, son regard, ses quelques gestes tendres, sans insistance… attendant. Simplement. Avec force patience.