20 juillet 1764
Ce qu’il fallait reconnaître de Ssaadjith, c’était que ses sentiments jamais ne stagnaient dans la houle de son esprit. Ils flottaient au contraire, toujours à découvert sur ses écailles, dans le tracé pur de ses yeux d’absinthe, vif, extatique, comme un horizon crachinant des émotions par gouttes. De temps en temps, il en attrapait une, s’en faisait un désir et mettait toute son énergie à rendre la chose possible, quitte à faire l’impossible. On ne pouvait savoir si le dragonnet d’obsidienne parvenait à s’arrimer sur ce flot riche et incessant ou s’il ne faisait que dériver sans cesse. Il était peut-être plus certain de dire qu’il était balloté entre les deux extrémités, tantôt un prédateur avide de nouvelles sensations, tantôt fixé sur un objectif, alimentant sa curiosité à l’ivresse.
Ce jour-là, le dragonnet d’obsidienne avait retenu un désir ; un désir fou qui s’était d’abord coincé entre deux de ses crocs, avant de le picoter dans la gorge puis de lui brûler carrément le cœur. Il lui taraudait tant l’esprit que le petit caméléon qui déambulait imprudemment près de son long corps d’obsidienne n’eut même pas l’honneur de remplir son estomac. Curieux non ? C’est que c’était un désir exclusivement tourné vers le sentimental, et par bien des aspects.
Ssaadjith était jaloux !
Voilà qui était dit. Surprenant, il devait l’admettre. Bien heureusement, il ne se le disait qu’à lui-même ce qui nécessitait bien moins de détermination que de le révéler à un public tout entier. L’humiliation en aurait été trop grande. Mais voilà, il fallait le dire, de longues semaines avaient passé depuis que son frère et lui avaient atteint la spleen-triste-morne-jaunâtre-assommante Néthéril. Ah, il avait oublié un mot : rasante. Cette île était d’une platitude mortifère ! De ce fait, Ssaadjith s’était longtemps absenté dans l’intérieur de la caverne familiale, se contentant de jouer à chasser les chauves-souris, quelques papillons, et à se distraire sur le haut galet de granit que Père lui avait bâti comme trône. Pour lui, il était intolérable qu’une telle terre ait droit à obtenir sa présence pendant plus de quelques instants. Recroquevillé dans son antre, il avait donc laissé son frère-coquille, le petit, le cadet, le gentil et doré-quoique-sablé Nephilith partir seul à l’aventure. Le dragonnet d’obsidienne ne se serait alors jamais douté que son frère trouve qui que ce fut faisant montre d’un peu d’intérêt durant ses longs voyages hors de la montagne. Cela ne lui serait pas même venu à l’esprit.
À l’évidence, il lui arrivait de se tromper. Au retour du doré, Nephilith avait fait la fierté de sa mère sur les longues distances parcourues, sur ses ailes qui grandissaient à vue d’œil. Puis, son petit frère lui avait raconté avoir rencontré un pirate qui séjournait dans une crique et avec qui il avait partagé de grandes conversations, combattu au côté d’une Graärh chassant des bipèdes pour le compte de sa légion et avec qui ils avaient erré dans le désert. Et plus encore, il avait eu droit à des leçons de Nynsith, leur sœur-aîné, sur la mer de Reshenta, durant lesquelles ils avaient chassé et passer le plus clair de leur temps à manger des proies autrement plus attractives que du gnou. Du gnou ! Ce nom même était une insulte à son estomac. Du gnou ! Pourquoi pas du crottin pendant qu’on y était ?
Autrement dit, les péripéties de son frère faisaient déjà grand bruit dans leur famille. Certes, Ssaadjith devinait que cela ne plaisait pas à Père que le doré aille à la rencontre d’humains, mais pour le reste, ça n’en demeurait pas moins de grandes choses.
Et lui alors ? Ne méritait-il pas un peu d’attention ? Sur cette île déserte où le sable était maître, où l’on pouvait se perdre tant les traces laissées par ses griffes se dégradaient au fil du temps, l’attention même ne pouvait-elle pas avoir l’obligeance de venir à lui ?
Le dragonnet d’obsidienne ne pouvait rester inactif plus longtemps. Il devait aller aval, battre la Savane tant qu’elle n’était pas trop fade et se présenter au monde entier pour que celui-ci le reconnaisse comme la merveille qu’il était. Mais lui, il n’irait pas rencontrer un petit pirate perdu sur une île ou des crevettes dans la mer. Ni même une chasseuse Graärh. Non.
Il allait rencontrer les Graärh. L’heure était venue pour lui de rencontrer la légion dont son Père était devenu le seigneur. Il avait essayé tant bien que mal d’y parvenir, par sa verve fluide et virtuose, et son salut royal que n’aurait pas démérité un roi. Hélas, les petites boules de poils ne l’avaient semblent-t-ils pas entendu à l’époque. Nephilith lui avait dit que c’était des graahron et que de ce fait ils ne pouvaient comprendre toute la finesse de son discours. Quant à leurs surveillants, ils s’étaient montrés rustres et discourtois car ils n’avaient pas levé la petite patte non plus pour lui répondre.
Grand bien leur en fasse ! Ssaadjith ne comptait pas en rester là pour les salutations. Maintenant que les Garal le savaient existant, maintenant qu’ils avaient eu la distinction d’entendre, apprécier dirait-il même, le son de sa voix, il était temps qu’il se manifeste officiellement auprès d’eux.
Ainsi donc, Ssaadjith se tenait sur sa « dune de scène », parmi les plus hautes de la Savane, non loin de là où il s’était installé il y a quelques jours avec Nephilith pour observer la légion des Garal. Il s’était d’abord mis à épousseter les cailloux foisonnants et les galets à l’aide de sa queue. Quitte à ce que l’île soit couverte de sable, autant que la place où il se présente le soit ! Le sol devait être parfaitement en place pour que se griffes ne ripent pas sur un caillou et pour que le noir de ses écailles resplendisse. De même, il attendit que les quelques nuages blancs épars qui se trouvaient dans le ciel fasse leur remue-ménage, disparaisse, levant le rideau pour lui laisser le champ libre.
Tout.
Devait.
Être.
Parfaitement.
En.
Place.
Cela prit un moment. Il mentirait s’il n’admettait pas avoir passé quelques heures à des activités frivoles ; se triturer l’arrière de la crête pour y déloger quelque poussière par exemple ou se lécher l’intérieur des griffes pour les rendre plus rutilantes. Mais c’était aussi l’attente qui poussait les redoutables chasseurs à se saisir de la meilleure des proies. Et la sienne était de taille. Bientôt, sa patience porta ses fruits. Il remarqua non sans plaisir que quelques félins près de leur wigwams avaient commencé à le remarquer d’en haut. En un éclair, il se vit tel que son public devait le voir : un dragon à la mise extrêmement soignée, bien plus que toutes les autres créatures qu’ils avaient pu contempler de leur vivant, en fait bien près d’être divin. Et jeune, surtout très jeune. Ssaadjith eut le sentiment d’avoir éveillé leur curiosité. On le toisait, murmurait l’omniprésence de sa silhouette, on faisait des suppositions sur sa présence, inventait des histoires sur ce dragon qui les regardait d’en haut. Pour tout dire, Ssaadjith en était flatté rien qu’à imaginer ce qu’on pouvait dire sur lui. Mais il attendit encore. Il attendait un dernier spectateur qui devait s’annoncer bientôt. Il l’aperçut dans le ciel au bout de quelques minutes et alors, sa joie se fit extase, son excitation se fit fièvre, à l’excès, irritante presque, proche de la frénésie. Son Père, le Grand Dragon Rouge, Le Colérique, le Soleil Rougeoyant, l’Aile de mort, Feu de l’Ire sans lyre mais Libre toutefois, Voie Carmine et Ecarlate Flocon venait d’entrer en scène. Il poussa un grondement qui fit bondir son petit cœur de dragonnet et se posa avec sa simplicité extraordinaire sur un terrain de sable au milieu de la légion. Voilà ! C’était l’heure ! Il savait que son père serait ici à la légion. Pour quelle raison ? Il l’ignorait. Avait-ce une quelconque importance ? Certes, non ! Car c’était aussi lui que Ssaadjith voulait impressionner par son arrivée. En le voyant faire, son Père serait fier de lui. Il oublierait même les escapades proscrites dont le dragonnet d’obsidienne s’était rendu coupable avec son frère-coquille.
Mais il avait aussi les boules de poil qui le regardait. Il laissa leur curiosité grandir, prenant son temps pour agiter ses ailes à la membrane sans aucune déchirure. Il sentit leur attention s’aiguiser devant l’apparition de ces voiles de ténèbres. Puis il se tint immobile, comme un pan à l’affût. En détournant un peu la tête, il exposa son cou écailleux au miroitement du soleil, fier d’avoir repéré le rayon fugace qui léchait ses écailles et les parait tels des joyaux.
C’était son moment. Son père. Sa légion. Son public.
Soudain il s’arc-bouta, sa queue culminant au-delà de la pointe de ses cornes. Puis Ssaadjith décolla dans les cieux. Un souffle de sable embrassa à grande peine son départ. Il fit quelques pirouettes dans les airs, prit un courant ascendant et engagea une poussée pour grimper dans le ciel. Il se découvrit aux yeux de la légion, sans astreinte aucune. Il virevolta, dansa, gifla un courant de son aile avant de s’élever à nouveau avec panache. Bien qu’il n’ait pas encore beaucoup d’expériences en vol, il savait comment impressionner les gens d’en bas ; ceux qui n’avaient jamais vu leur pitoyable île des hauteurs. Il faillit oublier de doubler la cabriole aérienne avant de faire volte-face. Ce n’était qu’une petite erreur bien maigre. Le reste devait être incroyable à observer pour des boules de poils ! D’autant plus que son frère doré n’étant pas là, il n’y avait que lui pour être admiré. Lorsqu’il se serait posé, il demanderait à ces félins comment on disait dans leur langue : « Rapace des ombres » car cela lui irait bien comme titre ! Justement tout ceci devait s’achever désormais, car ses ailes fatiguaient. Lorsqu’il vira vers les dunes, il se rendit compte toutefois que sa « dune de scène » était trop lointaine pour qu’il puisse l’atteindre avec quelques battements d’ailes. Or, il était fatigué maintenant ! Qu’importe ! Il allait faire mieux ! Il allait se poser sur une de leur maison et s’accrocher au pan de la toile avant de rugir glorieusement.
Ssaadjith fit quelques cercles concentriques autour d’un wigwam qui lui plaisait bien. Sa couleur était de vert nervurée d’or et correspondait bien à l’absinthe de ses yeux. Il tendit les griffes pour s’accrocher à la demeure. Cela aurait pu être une bonne idée. Les wigwams étaient solides. Ils tenaient chaud la nuit, subissaient les vents de l’ile et parfois, les tempêtes.
Mais rien n’avait préparé un wigwam à l’atterrissage d’un dragonnet de plus de trois mètres.
Quel ne fut pas sa surprise lorsqu’il sentit que le wigwam était d’une légèreté consternante ! En vérité, ses griffes se prirent dans la toile et le dragonnet d’obsidienne dégringola, emprisonné dans la bâche, écrasant la demeure sous son poids. Se sentant agressé, Ssaadjith fit la seule chose qu’un dragonnet dans sa condition et dans son état d’esprit pouvait faire, il cracha une langue de flamme ; le feu verdoyant nimba la toile de son éclat grésillant et le wigwam s’embrasa en quelques secondes avec un bruit terrifiant.
Le dragonnet d’obsidienne rugit de colère, déchira les pans de la toile et sortit de la demeure en réitérant ses rugissements. Il se retrouva alors nez à nez avec une dizaine de Garal qui l’encerclait. Le reflet chatoyant des flammes éclairait leur pelage d’un vert émeraude. Des lances et des armes d’hast se tendirent vers un Ssaadjith complètement stoïque. Soudain, il bomba le torse et pencha la tête de côté avec un large sourire :
-Noble auditoire, bonsoir ! Quelle nuit ensoleillée, ne trouvez-vous pas ? Hum… il me semble par mégarde avoir éraflé une de vos habitations (les piliers soutenant le wigwam en question se brisèrent et celui-ci s’effondra dans un nuage de poussière). Hélas, certes, à part ce somptueux ballet, je n’ai pour vous guère d’autres consolations. Mais enfin, avouez qu’il y avait de quoi admirer ! Car ce que vous n’avez pas senti par vous-même, je ne pourrais par la raison vous en persuader…
Il vit alors une immense ombre revêtir le ciel et le campement. Le sourire de Ssaadjith s’étira comme une ravine. Ses yeux d’absinthe luisirent et son museau s’adoucit en un masque d’innocence pure :
-Père ! Je suis si heureux de vous voir ! Je ne savais pas que vous étiez là. Qu’avez-vous pensé de ma représentation là-haut ?