22 juin 1764
Les nouvelles, qui étaient parvenues de Calastin aux oreilles pointues du Prince Noir, étaient assez mitigées, alors que les navires, venus de l’Empire, quittaient Cendre-Terre, plus chargés que prévu. La trêve qu’il venait d’accepter avec Claudius de Havremont était une étape plus sereine dans le marasme politique qui s’était produit, depuis l’attaque de Sélénia, à la mi-avril. En moins de trois mois, la configuration des forces avait complétement basculé, alors que les dragons et dragonniers agonisaient. Le Royaume Vampirique était encore leur dernière terre d’accueil, la seule qui ne les prenne pas pour des bêtes à tuer. C’était la raison pour laquelle Orfraie et Luna étaient ici.
Après l’assassinat de Firindal par le monstre assoiffé de sang qu’était Naal du Néant, Orfraie, l’épouse de Luna, avait trouvé la mort, l’âme déchirée par un Lien dévasté. Dragons et Liés étaient unis dans la vie et dans la mort et pourtant, Orfraie avait été ramenée à la vie. Une âme déchirée était néanmoins une âme déchirée et cette piètre tentative de la sauver allait conduire la princesse elfique à nouveau vers le trépas. Elle avait été placée en stase par un spirite de l’escargot, puis enfermée dans la glace par Aldaron, comme pour figer le temps… Et en gagner. Car Orfraie était une spirite de l’inséparable, liée à Luna. Emporterait-elle sa femme dans sa tombe ? Luna se laisserait-elle mourir de tristesse ? Probablement qu’elle tiendrait pour son enfant et pour son Lié, Alkhytis… Mais à quel prix ? Pour quelle quantité de souffrance ?
Aldaron ne savait que trop bien combien le lien spirituel de l’Inséparable était puissant, ayant lui-même été l’un de ses élus. Mais pour protéger sa dragonne Liée, Nahui, Aldaron avait renoncé à son amour pour Achroma, pour lui survivre. Et il avait bien fait, car Achroma avait été tué à Sélénia. Kaalys, dont Achroma avait été le dragonnier, dépérissait chaque jour un peu plus. Et si le lien de l’Inséparable, qui unissait Aldaron à Achroma, n’avait pas été rompu en amont, le nouveau Prince Noir serait d’ores et déjà mort et Nahui serait dans le même état de Kaalys. Un triste sort pour les dragons-liés et leurs dragonniers qui s’en trouvaient massacrés. Combien en restaient-ils ? Plus que lui et Nahui, le Roi des Pirates Nathaniel et sa chère Kaiikathal, ainsi que Luna et Alkhytis.
Trois couples de Liés. Il ne restait plus que cela. Et pourquoi ? Par haine. Les chimères avaient pu être conduites en ce monde parce que le Lien avait rendu cela possible. Alors, plutôt que de diriger leur haine contre les infâmes chimères, les peuplades avaient décidé de vouer une haine aux Liés. Et de les éliminer. Un comportement qui ne manquait pas de révulser Aldaron qui assistait à ce massacre et essayait d’y survivre, tout en protégeant Nahui. Mais quand il voyait Luna pleurer sur le cercueil de glace qui maintenait en pseudo vie Orfraie, il craignait que ses efforts ne soient pas suffisants, malgré tout. Le Prince Noir secoua la tête de gauche à droite, dépité, rongeant son frein, refusant de céder à sa colère. Le peuple humain, il l’avait aimé, adoré. Mais plus il le regardait et plus il le trouvait hideux. Qui les avait sauvés du Tyran Blanc ? Qui les avait sauvés de Néant ? Qui leur avait permis de survivre ? Les dragons et dragonniers. Mais les humains étaient éphémères et leur mémoire tout autant. Ils oubliaient : il était plus facile d’être ingrat que juste.
Et paradoxalement, ils n’oubliaient pas combien les vampires incarnaient le mal à leurs yeux. En vérité, les humains devaient avoir une mémoire sélective, assurément. Ils ne prenaient que ce qui les arrangeaient. Si bel et si bien que cette race qu’Aldaron avait adoré finissait par le répugner au plus haut point. Ils étaient une honte mais… Ils finiraient par s’éteindre là où les immaculés dont il serait le Prince, grandiraient pour l’éternité. « Navire elfique en vue ! » Elfique ? Cela faisait des millénaires que les elfes et les vampires se haïssaient. Que faisait un navire du beau peuple dans les eaux du peuple de la nuit ? Le Prince Noir quitta ses quartiers. La ville, tout juste refaite de bâtiments imposants, se muait d’activité à l’annonce du navire elfique. La neige recouvrait encore les pavés, même en ce mois de juin, par ce climat polaire qui peinait à sortir de l’hiver.
« Bonjour Alkhythis. » fit-il à l’attention du dragon de cuivre lorsqu’il le vit sur son chemin au niveau d’une école mise en place par l’Etat vampirique pour lutter contre la pauvreté. Qu’y faisait-il ? Il savait le Lié de Luna très prompt à se montrer joueur. Leur racontait-il quelques blagues ? Jouait-il avec eux ? En avait-il seulement le cœur ? Ou les regardaient-il d’un air nostalgique ? Il n’eut pas le temps de lui poser la question qu’un soldat vampirique se présenta à lui : « Le navire elfique a l’air à la dérive, Prince. Il y a de la brume autour de lui, peut-être de la magie. Mais l’équipage n’a pas l’air de bouger. Doit-on préparer la défense ? » L’Ast arqua un sourcil : « Contre un seul navire ? Nahui aura tôt fait de le réduire en cendres s’ils se montrent belliqueux. » Il fit signe au dragon cuivré : « Venez, Alkhytis, on ne sera par trop de deux dragons, s’ils nous attaquent, mais… Les elfes sont le peuple d’Orfraie. Peut-être qu’ils ont appris pour son état et qu’ils sont là pour elle. »
« Mais ils sont à la dérive, Prince. » Aldaron porta son regard sur le vampire : « Ils ont peut-être été attaqués par les pirates… Au fond, l’accord de mon alliance avec Nathaniel stipule qu’il doit protéger mes mers. » Car les vampires n’avaient pas encore retrouvé assez de force pour le faire eux-même. Cela viendrait, en son temps. « Allons voir cela. » fit-il à l’attention du Cuivré : « Cela vous changera peut-être les idées. » Car les nouvelles de tueurs de dragons n’étaient pas très bonnes. Aldaron avait réussi à sauver la vie du Lié de Cynoë et en avait fait son fils, par morsure. L’amnésie vampirique et la magie du défunt Achroma étaient parvenus à défaire le Lien qui l’unissait au dragon d’améthyste. Il avait réussi à le sauver… mais pour Orfraie, il était beaucoup moins optimiste.