9 mai 1764
Kaiikathal émergea du sommeil de façon très agréable, par paliers imperceptibles, tandis que le monde extérieur s’infiltrait graduellement dans sa conscience. À la dernière étape du processus, elle finit par ouvrir les yeux et vit un soleil éclatant percer l’univers.
Elle dressa la tête dans ces premiers instants juste à l’aube, alors que le monde dormait encore, et regarda la ligne d’horizon se préciser à l’endroit où elle touchait le ciel. Elle lui paraissait très éloignée. Elle avait laissé l’océan derrière elle durant son vol la veille au soir, et rien ne dissimulait plus le bord du monde sinon quelques arbustes évoquant des balais plantés la tête en haut, ainsi que des collines basses. L’aube grise s’attarda un moment, éclairant le sol, soulignant les touffes d’herbe pâle et les buissons plus foncés qui se détachaient sur la terre sombre.
Puis, progressivement, le bleu se répandit à travers le ciel immense en avant du soleil, et la couleur réapparut - mais une couleur étrange et terrible. La terre sablonneuse qui les entourait était aussi rouge que la partie visible d’une côte cassée, à croire qu’on l’avait peinte avec un pinceau. Les herbes étaient jaunes comme le foin, jusqu’au dernier brin : au-delà des canyons, dans les quelques nappes rouges et ocres qui ponctuaient le sol, on n’apercevait pas la moindre touche de vert.
Il n’y avait pas un nuage dans le ciel, pas une goutte d’eau en vue, et pas le moindre souffle de vie alentour. C’était la région la plus déconcertante que Kaiikathal eût jamais vue : même certaines régions de Nyn-Tiamat, aussi désertiques et froides soient-elles, ne dégageaient pas une pareille sensation d’étrangeté - on trouvait au moins des épicéas et de l’herbe digne de ce nom ; quand il n’y avait pas d’eau, rien n’y poussait et l’aspect de son sol n’avait rien de plus curieux que de la roche, de la neige et quelques arbustes desséchés.
Kaiikathal marmonna pour elle-même. C’était des sermons à son encontre, ce qui était exceptionnel pour sa personne.
C’était un instinct qui l’avait conduite ici, ou plutôt une intuition, un message invisible réceptionné au plus profond de son âme et qui avait fait chemin jusque dans sa tête pour y germer comme une idée sortie de nulle part. Elle avait donc quitté le nid-flottant pour s’aventurer dans ce milieu hostile, mais l’entreprise s’avérait ardue et déjà, elle voulait faire demi-tour et troquer son escapade insensée contre sa paillasse au soleil, celle où elle faisait ses meilleures siestes.
Mais un sentiment de futilité l’habitait depuis qu’elle était arrivée ici, qu’elle repoussa péniblement : elle se dit qu’elle devrait s’estimer heureuse d’avoir quelque chose à faire, même si elle ne savait pas par où commencer.
Du sommet de son perchoir, elle avisa le dédale rocheux qui s’étirait sous ses yeux, immobile, stoïque. Ceci, elle le savait très bien, n’était que la partie exhumée de ce labyrinthe, dont les galeries obscures s’enfonçaient dans l’intimité de la terre. Oh, elle avait suffisamment entendu parler des Karapt pour se tenir raisonnablement éloignée du fond du canyon, qui était de toute façon trop étroit pour qu’elle puisse y loger les deux épaules.
Elle déploya les ailes et l’air vint gonfler les deux membranes qui la firent décoller. Elle repéra l'ancien camp pirate, leva les yeux sur l’horizon pour analyser sa position par rapport à celle du soleil levant et décida intuitivement d’une trajectoire à suivre. Que le vent la porte, elle irait là où il la conduirait.
Dans cette région-ci, le canyon se courbait et se recourbait en des centaines de crevasses et parois qui épousaient la forme ondoyante d’un serpent géant. Du côté qui marquait la grande frontière avec les grandes plaines de Néthéril, les monts opposaient au souffle brûlant de la savane une façade abrupte et noble érigée en arc de cercle. Elle suivit donc un chemin aérien qui faisait parallèle à cette même falaise, en faisant cap sur le sud.
Plus d’une demi-heure qu’elle parcourait les canyons et une excitation fébrile la fit frissonner en dépit des rayons mordants du soleil sur sa nuque. Elle avait aperçu un pic rocheux plus haut que les autres sur lequel se poser : lorsqu’elle l’eut atteint, elle s’y percha à la manière d’un lézard et contempla l’enchevêtrement de galeries en contrebas : c’était très élevé, assez pour qu’elle se blesse si elle se laissait tomber.
“Qui se jetterait du haut de cette falaise comprendrait que le monde est amarré en contrebas” déclara-t-elle avec philosophie, avec pour tout auditoire sa propre suffisance et se demandant d’où lui venaient de telles paroles, et pourquoi elle les avait énoncées tout haut.
Était-ce un rêve, une pensée intime, un message mental ? Cette motivation infondée la frustrait autant que la raison du pourquoi elle l’avait réceptionnée. Elle aurait juré qu’il ne s’agissait pas de son imagination, elle qui était bien trop pragmatique pour imaginer plus que des rhinocéros laineux en bas frangés de laine rose. Était-elle la seule a avoir perçu cette intuition ?