C’était trop tôt, beaucoup trop tôt. Était-ce de sa faute ? Parce qu’elle avait bu, au début, parce qu’elle s’était battue, qu’elle ne s’était pas tenue tranquille. Et si l’enfant ne survivait pas, Ilhan la pardonnerait-elle? Lui qui avait laissé Délimar derrière, pour choisir cette vie. Mais malgré la peur, malgré ses mains qui tremblaient, la petite dame ne pouvait figer dans la panique. Elle devait bouger, maintenant. Avec l’aide de Luna et de son mari, elle s’était rendue au bateau de sa nouvelle garde du corps, qui l’avait transportée jusqu’à sa chambre. Un brin de soulagement traversa Autone lorsqu’elle songea qu’elle était heureuse qu’ils aient prévus cette chambre longtemps à l’avance. Mais Aldaron, pourrait-il venir, s’ils ne pouvaient se rendre jusqu’à cendre terre? C’est au milieu de la nuit qu’Ilhan contacta son père. Était-ce la dernière fois qu’elle ferait partie du royaume du jour? Aldaron avait dû les rejoindre par projection astrale, ce qui ne rassurait pas la petite dame. Alors ils avaient commencé à naviguer vers Cendre terre. En attendant de pouvoir rejoindre le prince, elle pouvait tenir sa main, et elle y trouvait un peu de courage.
C’était trop tôt, répétait sans cesse Autone, mentalement. Les heures d’inquiétudes furent longues, elle avait pleuré, de panique, de douleur, d’inconfort. Et à un certain point, elle avait demandé à Ilhan de cesser de prendre sa douleur pour elle, parce qu’elle préférait avoir mal que de paniquer à le voir souffrir. La petite dame était convaincue que les hommes ne pouvaient pas prendre autant de douleur que les femmes enduraient, et qu’à un certain point, il pourrait bien finir par perdre conscience. Et elle avait besoin de lui, éveillé, car quelqu’un devrait s’occuper de l’enfant à son premier souffle.
À la fin, elle n’y croyait plus, avait envie d’abandonner. Et elle retenait son envie de dire combien elle ne pouvait pas y arriver. Il y avait trop de sang et elle ne savait plus, comment elle était parvenue à donner ce dernier morceau de force. Mais elle entendit un cri, le croassement agressif d’une corneille et ferma les yeux sur une vision embrumée. À la porte, il y avait Opixiâtre qui criait à pleins poumons.
La corneille ouvrit les yeux, étendue dans un champ d’orge doré, dans sa chemise blanche à présent maculée de sang. Elle était née ici, sous la lumière brûlante du soleil, entre les récoltes. Sa mère n’avait pas eu le temps de se rendre même jusqu’à la porte de leur maison.
C’était l’histoire de son premier souffle. Mais la lumière de midi ne lui brûlât pas les yeux. Elle rêvait.
En tant que marchand, il savait très bien compter. A n’en pas douter, cela ne faisait pas neuf mois pleins qu’Autone et Ilhan avaient conçu cet enfant qui réclamait soudain à naître. Pas vraiment au bon moment. Un né au milieu des trépassés. Il y a quelques jours, un navire empli d’elfes atteint de la Peste de Corail avait accosté à Cendre-Terre. Sa seule survivante, une très jeune elfe d’une poignée de printemps, qui leur avait confié péniblement le sort des siens sur Keet-Tiamat. Les vampires et les pirates préparaient un voyage vers ces contrées dangereuses où la mort portait le silence comme mélodie. Quant à Kaalys, Aldaron sentait à travers le Lien combien le dragon au nacre terni vivait ses derniers jours d’agonie. Très bien tôt, il rendrait son dernier souffle, succombant à ceux qui bafouaient le sacré d’un dragon et d’un dragonnier.
Alors dans les griffes d’une atmosphère de mort, le Prince Noir avait accueilli la nouvelle que lui portait Ilhan avec un esprit très mitigé, comme si l’accouchement de l’Eventail Blanc avait lieu sous de mauvais augures. Le simple fait que l’enfant naisse de façon prématurée renforçait cette prémonition, aussi n’avait-il pas tardé à entrer en transe et à s’accrocher à Autone pour adresser son double. Mais cela ne se présentait pas bien. Il avait tenu sa main et il sentait combien elle la serrait avec force et combien chaque contraction était un pas fait sur le chemin de la mort. Il était un vampire, alors la main d’une humaine lui semblait si faible, malgré qu’elle serrât de toutes ses forces. Et à mesure que la douleur et le sang devenaient abondants, il percevait cette faiblesse avec de plus en plus de fatalité. Ses sorts de soin ne suffisaient pas à porter tout l’épuisement qu’elle accumulait. Son corps s’éteignait. Alors il avait sorti le rossignol de cendre de sa poche et avait absorbé ses dernières mémoires avant de le ranger.
Elle n’avait pas besoin de se souvenir de sa mort. Le vivre une seule fois était bien suffisant. Elle ne se souviendrait pas du premier cri de son enfant, lorsqu’elle se réveillerait. Mais il jurait qu’il ne la laisserait pas mourir et qu’elle entendrait tous les autres à venir. Les mires du Prince Noir se posèrent sur l’enfant et croisa le regard d’Ilhan. Il ferma les yeux, car il était temps de récupérer la petite femme rousse avant qu’elle ne trépasse.
Il cligna des yeux face à l’excès de lumière. Autone De L’été. Il avait presque oublié quand de se lier à Matis, elle avait été une enfant du soleil. Saurait-elle porter le manteau de l’hiver ? Une partie de lui espérait que comme Ilhan, elle connaisse vite le printemps : elle n’était pas destinée à porter les affres de la Nuit. C’était son fardeau à lui. Elle, elle devait briller comme l’incarnation de la liberté. Les fers de la Faim n’étaient pas un cadeau, mais pour l’heure, il n’avait que cela à lui offrir. Il était dans son esprit, alors l’illusion magique était d’autant plus facile à réaliser : le sang laissa place à une robe immaculée. Il préférait qu’elle ne meure pas dans la peur.
Il vint s’asseoir près d’elle, dans les blés craquant sous ses mouvements. « Ilhan a vu ceux qu’il espérait rejoindre, le jour de sa mort. Sa femme et son enfant. Et Althaïa. Il a été difficile de lui faire renoncer à ce qui lui faisait vivre tant de regrets et de peur. Mais il a accepté de renaitre et d’avoir une seconde chance. » Autone et leur enfant qui criait à pleins poumons sur le navire étaient cette seconde chance et il comptait bien faire vivre à Anarorë ce qu’était le doux foyer d’une maison. « Toi, c’est différent. Tu es née en campagne et tu as été écorchée pour survivre. Est-ce que tu as peur, de recommencer à zéro ? Refaire le même trajet de vie ? » Il se pencha au-dessus d’elle et posa sur elle son regard verdoyant : « Tu ne connaîtras plus les bas-fonds de Gloria. Tu as une famille qui t’aime et qui ne t’abandonnera jamais. » Les longs cheveux blonds du Prince Noir tombèrent de son épaule pour s’échouer sur la poitrine de la nouvelle mère. Son ombre portée cachait le soleil comme une éclipse. Il était la nuit venue manger le soleil. « Est-ce que tu es prête ? » Ou pas encore ? Ici le temps n’était pas le temps. Ils pouvaient le prendre à leur guise.
« Je connais Gloria, je connais l’ombre, la fuite, les bas-fonds, la faim et la douleur. Mais je ne connais pas…Je ne comprends pas la gloire, sa lumière éclatante. Et elle m’épouse, elle me suit. Je pourrais fuir. Je pense que j’ai eu plus d’une opportunité de fuir ce qui me faisait mal. Mais c’est toujours le soleil dont je me suis cachée. Je n’ai pas peur de recommencer, mais j’ai peur de tout ce que vous m’avez donné pour vous assurer que je ne retourne jamais à la case départ. J’ai une quantité indécente d’or, une famille à laquelle je suis attachée, une vie publique. Et dans tout cela, je n’ai pas l’impression que je me suis trouvée, finalement. »
Fixant le ciel, Autone ignorât ses mains qui tremblaient depuis que l’ombre du prince s’était portée sur son visage. Elle avait encore peur de lui, malgré la confiance et la dévotion aveugle qu’elle lui vouait. Ilhan lui avait déjà parlé de voir la vie plus en gris, moins en noir et blanc. Mais c’était plutôt comme si tout était rouge et blanc. Le rouge du sang qui transportait la vie et délivrait la mort, le rouge d’un feu qui la ravageait de l’intérieur, tant qu’il la gardait en vie. Ce n’est pas qu’elle voyait en tout et rien, c’est qu’elle ne pouvait faire autrement que d’incarner les deux à la fois. L’excès et le néant.
Mourrait-elle, réellement, ici? Tout serait-il plus facile, ou plus difficile, maintenant ? Sans qu’elle n’en sente la chaleur ou la brûlure, sa peau s’embrasât, comme lors du rêve où elle avait vu Dawan. Et ses yeux aussi, comme une opale de feu. « Toujours à l’intérieur, et à l’extérieur. » Dit-elle, avant de détourner ses yeux du ciel, pour regarder dans les iris du vampire. Il n’y avait pas de paradoxe à regretter, l’humanité en était faite. Aldaron, finalement, était venu tant pour la détruire que la créer. « Alors tu ne peux pas m’abandonner. » Répondit-elle enfin, posant sa main sur la joue du prince. Et c’est seulement à ce moment qu’elle remarqua sa peau parsemée de braises.
Lorsqu’Autone voulut enfin dire qu’elle était prête, elle sentit un collier autour de son cou, ne sachant trop quand il était apparu. Elle ferma les yeux, portant ses mains au fer qui entourait sa gorge. Et revoyant la pièce de ses premiers pas à Gloria, elle laissa le feu consumer le bois et la pierre. Et bientôt, la contrainte autour de son cou s’envolât en braises et en cendres. Enfin, elle parvint à rencontrer le regard d’Aldaron.
Ce qu’il mirait, les mots qu’il entendait, le rescapé de Morneflamme les connaissait assez bien. Beaucoup de personnes n’étaient pas faites pour vivre à la lumière. Ilhan, Aldaron et même Autone étaient de petites mains de l’ombre, s’évertuant à n’être personne pour mieux s’épanouir. Mais ils étaient aussi les plus efficaces, les plus impliqués. Si bien que cela ressurgissait à la lumière et un beau jour, ils se rendaient compte qu’ils n’étaient plus du tout à l’ombre. Son cœur se pinçait, doutait, s’interrogeait : il rêvait à son bonheur, mais ce qu’il lui donnait, elle n’arrivait pas à en être heureuse. Était-ce de l’ingratitude ? Il en doutait. Il ne voyait là que les affres qui avaient fini par plonger Eleonnora dans sa démence. Donnait-il trop ? Plus que ce qu’on pouvait recevoir ? Plus que ce qu’on devait recevoir ? S’estimait-elle sans mérite de tout ce dont elle bénéficiait ?
Et pourtant, il lui avait demandé si elle voulait partir loin de lui. Mais elle ne le pouvait pas, autant qu’il avait besoin d’elle et toutefois, elle ne trouvait, dans ses largesses, aucune source d’épanouissement. Elle était prête et pourtant, il ne bougea pas. Il laissa en suspens le silence, les yeux plongés dans les siens. Il vint poser une main artificiellement chaude sur celle qui devenait froide d’Autone et qui avait rencontré sa joue. Il n’avait jamais eu cette tendresse avec elle, même s’il la désirait, parce qu’il ne voulait pas réveiller en elle de mauvais souvenirs. « Nous avons fait des choses horribles, dans le volcan, Autone. Nous le savons et c’est parce que nous le savons que nous pensons ne pas mériter tout ce que l’abondance nous offre. En cela, nous n’avons pas perdu la raison. Je ne peux pas t’abandonner mais je peux t’écouter et accepter que tu refuses ce que je te donne. Je peux me contenter d’être un veilleur, ne pas intervenir et te laisser avancer à ta guise. Je n’attends rien de Caladon, si ce n’est qu’elle reste indépendante et je sais… Je sais qu’entre tes mains, elle restera libre. Je n’ai pas besoin d’agir pour cela. »
Car c’était ce qu’elle avait au fond de son âme. Il ne désirait ni alliance, ni soumission. Le Marché Noir continuerait d’être un bon marchant qui nourrit la famille de la nuit, mais du reste ? S’il n’avait pas laissé autant de liberté à Eleonnora, c’était parce qu’elle ne croyait pas en la liberté autant qu’Autone. C’était même tout le contraire. « Je serai là, si tu as besoin de moi. Je ne serai pas là, si tu n’as pas besoin de moi. C’est toi qui le décideras. » Son nez vint effleurer la peau de son cou, sentant l’odeur factice d’un songe et des blés. « Je t’aime, Autone. Je t’aime tellement. » Un murmure, qui serait oublié. Ou gardé ? Et il ne voulait pas qu’elle soit malheureuse, alors il s’effacerait, il cesserait de donner autant. Elle aurait Ilhan : ce serait bien suffisant. Les crocs dans la chair s’enfonçaient comme dans du beurre. Ne relâchant pas sa proie, il aspirait le sang de sa psyché, détruisant, vorace, tous ses souvenirs, des plus chers aux plus douloureux : il ne faisait pas de tri. Elle était sa fille, maintenant mais il la voulait libre.
Il ouvrit les yeux et il était sur le navire. S’il chavirait, ce n’était pas tant par les vagues que pas l’assaut de sa tristesse. Il commettait tant d’erreurs. Il demanda de l’eau et lui lava le corps jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sang : il l’avait déjà vue dans un pire état. Il l’habilla, couvrant le ventre déformé par le vide d’un enfant né. Il la porta dans ses bras, le temps qu’on change ses draps. Elle était si légère et ses mires ne parvenaient pas à quitter ce visage endormi. Parfois, des spasmes de douleur la secouaient. Cela passerait, avec le temps, quand la transformation serait achevée. Il la couvrit, avec soin, bien que ce soit inutile, vu sa peau glaciale mais… Le geste était purement paternel. Puis il avait disparu.
La dragonne s’était posée sur le pont quelques jours plus tard. Autone ne devrait plus tarder à se réveiller, alors il s’isola avec elle, fermant la porte à clé derrière lui. De longs jours de première éducation l’attendaient. Il s’adossa à la porte. Les Asts, comme eux deux, ne se nourrissaient pas de sang. Ils étaient les apôtres du rêve et des aspirations. Lorsqu’il était né, Aldaron s’était nourri d’Artane Nordan, s’abreuvant tant de toutes ses ambitions, de tous ses rêves qu’il ne laissa rien à cet esprit faible. Rien d’autre que son désespoir, si bien qu’Artane s’était explosé le crâne de lui-même et se frappant, à plusieurs reprises, la tête contre un mur. Mais Aldaron avait un esprit bien plus solide que cela. Tout comme Achroma les fit avec lui, il accepterait ses assauts et la laisserait se repaître de toute sa Faim dévorante. Jusqu’à ce qu’elle se calme enfin.
Tout ce qu’elle mangerait c’était l’espoir qu’elle soit heureuse, que les Elusis, leur famille, soient heureux, que leur peuple survive. Il y avait aussi sa colère et sa propre Faim, ce qui le rongeait et appelait la mort. Il laissa son dos glisser contre la porte, jusqu’à finir assis et il attendit, son esprit s’enfuyant dans des souvenirs qui n’étaient pas les siens. La couronne qu’il portait lui permettait d’accéder à la mémoire des défunts vampires. Il cherchait, chez les Anciens, des conseils pour appréhender le réveil de sa nouvelle née.
Elle n’avait pas réalisé que ses inquiétudes pouvaient montrer une ingratitude. Mais ce n’était pas qu’elle n’en voulait pas. C’est qu’elle se sentait perdu dans ses paradoxes. Mais finalement, quand Aldaron lui tendait Caladon, quand il détruisait tant qu’il donnait, elle voulait tout cela. Elle voulait Caladon, elle voulait Aldaron comme père, autant qu’elle avait peur de lui. Elle l’aimait, autant qu’elle le craignait. Peut-être était-ce la nature d’un prince de cendres?
Elle aurait serré sa main, mais peut-être à cause de son corps qui perdait toute sa force, elle n’y parvenait plus. La petite dame posa une main sur l’épaule du prince, comme pour s’accrocher. Elle ne ferma pas les yeux, parce que tout autour était beau, et qu’elle voulait voir le ciel de son enfance lors de son dernier souffle. « Je t’aime. Reste toujours. » Eût-elle le temps de murmurer une dernière fois avant d’être mordue. Et comme son esprit ne parvenait pas à laisser des crocs y pénétrer, et un vampire boire ses souvenirs, ses rêves, et tout ce que contenait sa psyché, elle se débâtit. C’était plus fort qu’elle, et elle aurait préféré rester immobile, mais quand elle sentait tout s’effacer, son corps éthéré voulait se battre, en vain. Et même sachant que c’était une bataille perdue, elle ne put, jusqu’au dernier instant, cesser de se battre, s’immobiliser. Quand enfin elle tomba dans l’orge, Aldaron disparût, et le ciel aussi.
Il faisait noir, et froid, comme au premier Chaos, il n’y avait plus que les étoiles et leur feu. Et il y eût un feu, dans ses poumons, qu’elle sentait dans chacune de ses bronches, dans chacune de ses veines. Pendant ces longs jours, elle se sentit entière brûler, une partie du corps à la fois. La plus douloureuse fût les os, la moins peut-être la peau. Elle eût senti Aldaron la tenir, s’était accroché mentalement à cette qui lui semblait naturelle, comme celle d’une mère. Elle aurait voulu qu’il reste, tous ces jours, il lui semblait qu’il aurait dû être là. Et c’est là qu’elle réalisa qu’il manquait quelque chose. Il y avait un vide, dans son ventre, mais aussi tout autour d’elle. Comme un fœtus séparé de sa mère qui continuait de grandir loin d’elle. Un vide qui se comblait un peu lorsqu’elle sentait, floue, la présence d’Ilhan. Elle ne savait pas qui il était, mais à son cœur, il sentait la cannelle, l’anise, le clou de girofle et la lavande. Il sentait fort et doux et aigre. Elle ne savait rien de cette présence sinon qu’elle la voulait, plus près d’elle. Quand elle ouvrit les yeux, le vide se fit plus poignant, comme s’il la mangeait depuis son ventre, jusqu’à son cœur. Elle remarqua la trame, sans pouvoir la nommer, étourdie par la perception de ce qu’elle avait compris jadis, mais qu’elle ne connaissait plus à présent. Enfin, elle parvint à mettre un nom sur le vide dévorant qu’il l’habitait. Faim. Alors elle se leva et son instinct fût plus fort que sa psyché. Avant même de se poser une seule question, elle porta ses yeux dans ceux d’Aldaron et altéra sa soif.
Et elle aurait voulu prendre plus, quand sa faim eût diminué assez pour que la raison fit surface, elle regretta. Quelque chose, peut-être un instinct, lui hurlait qu’elle avait fait une erreur, qu’elle n’aurait pas dû se nourrir là. Peut-être parce qu’Aldaron n’avait rien d’une proie et qu’il était définitivement plus grand et plus fort qu’elle, sur bien des dimensions. Elle ne quitta pas le prince des yeux, mais dans son regard d’ambre clair il y avait une peur qui demandait à être rassurée, et des questions qui demandaient à être répondues. Avait-elle mal fait?
Si son premier instinct fût de se nourrir, son second fût de fuir. Elle observa le volet, qui n’était pas une option, et quand elle réalisât qu’elle était sous l’eau, un vertige la prît. Entre les vagues sous ses pieds, la trame autour d’elle, la rage, le feu et l’Espoir d’Aldaron et son esprit qui faisait un effort de mémoire chaque fois qu’elle analysait une nouvelle possibilité, le monde se faisait trop flou, trop ouvert. Elle ouvrit la bouche pour prononcer un « Qui », qui, finalement, aurait pu être un « Quoi ». Mais cette question restât en suspens quand, après ce seul mot, elle s’étouffa dans une quinte de toux. La nouvelle née cherchât l’aide de son père en s’accrochant à ses avant-bras, ses yeux embrouillés dans sa détresse. Le poids dans sa poitrine la fit tomber, et le monde redevint sombre à nouveau. Lorsqu’Autone se réveillât, l’air passait dans ses poumons à nouveau, sans lui faire mal. De toute la douleur des derniers jours, et de son corps qui avait atteint et dépassé sa limite plusieurs fois, elle laissât retomber un long soupir et quelques larmes. La nouvelle immaculée pu enfin prononcer sa première question.
« Pourquoi est-ce qu’il fait…vide? » Près d’elle était ce vampire aux cheveux clairs. Elle avait, pendant ses jours de transformation, prit plusieurs cheveux blancs. Presque toute la partie inférieure de sa tête en était couvertes, et plusieurs mèches claires traversaient ses boucles rousses. Ses yeux jaunes étaient maintenant clairs, imitant la couleurs que, lorsqu’elle était humaine, ils prenaient au soleil. Ses yeux tendaient maintenant sur le vert d’Aldaron, plutôt que le marron qu’elle avait alors.
Les veines qui avaient toujours été visibles sur son visage pâle étaient maintenant cuivrées. Et sur son cœur, une cicatrice s’unissait à ces marques cuivrées pour dessiner une éclipse.
S’il y avait une chose que presque tous ses nouveaux enfants vampiriques avaient en commun, c’était leur premier repas. Nombre d’entre deux s’en trouvaient violents, d’autre plus sages, mais tous goûtaient, de leur Faim dévorante, à l’ambition vivace de leur père que de les protéger. De les rendre heureux. Lorsqu’une femme accouchait de son petit, elle lui donnait le sein et à ce contact maternel, les pleurs de l’enfant s’estompaient. Ils se sentaient en sécurité. Ils sentent que leur mère subvenait à leurs besoins et probablement était-ce qu’il essayait de recréer, artificiellement. Que ses petits sentent et s’abreuvent de sa volonté inflexible à vouloir veiller sur eux et sur leur bonheur. Dès lors, ils ne pouvaient qu’y croire, car ils avaient goûté par eux même cette ambition. Ils en connaissaient toute la force, toutes les saveurs, chaque nuance sur la langue de leur Faim. Ils connaissaient l’âpreté et les tourments, la joie et l’oscillante balance du destin qui s’amusait tantôt à lui faire connaître le bonheur, et tantôt la douleur. Bâtir une famille était un engagement et s’il y mettait tout son cœur, la fatalité et la perte venait un jour lui ôter un époux, et peut-être un autre jour… Un enfant ?
Aldaron se leva, pour la rejoindre, lorsqu’elle commença à paniquer. Quand elle vint à lui, il la serra dans ses bras. Quelques mots doux, pour l’apaiser, franchirent le pas de ses lèvres, mais il doutait qu’elle l’ait entendu. Il comprit vite pourquoi : elle était brûlante et chez une vampiresse, cela ne pouvait signifier qu’une chose et cela s’appelait l’immaculation. Il la porta à son lit et veilla à ce que son front soit humidifié régulièrement par un linge frais. Plus tard, alors qu’elle se réveilla et que les larmes coulaient, il lui avait apporté un repas, sur un plateau qu’il avait posé sur sa table de chevet avant de s’asseoir sur le bord du lit, attentif et silencieux. Il lui prit sa main, la caressant avec douceur, probablement pour la rassurer. Il avait beau faire cela plusieurs fois, il se sentait toujours empoté. Comme si c’était nouveau, comme s’il n’avait jamais aidé ces amnésiques qui se posaient tant de questions. Autone n’échappa guère au vide de sa mémoire.
« Tu étais mourante, après ton accouchement. Pour te sauver, je t’ai transformé et cela a effacé ta mémoire. C’est pour cela que tu as cette sensation de vide. Même rien n’est irrémédiable vraiment. J’ai ta mémoire, et je peux te la rendre quand tu le voudras. Je peux aussi demander à ce qu’Ilhan… Ton mari, vienne avec votre enfant. » Cela faisait beaucoup d’information, il en était conscient. Et pourtant il avait déjà essayé de parler en des termes trop compliqués comme ‘vampirisation’, ‘haute magie’, ou quoi que ce soit qui mérite de plus amples explications, au final. « Tu t’appelles… Tu t’appelais Autone. Tu n’es pas obligée de t’appeler ainsi, à nouveau. Je peux te nommer comme tu le souhaites. Et je peux aussi te donner un prénom. » Il se mordit la lèvre inférieure et poursuivit : « Je suis Aldaron, et je suis ton père. »
Il lui prit la main, semblant comme mal à l’aise, Autone se demandât d’où venait cette impression. Pendant un temps, elle n’avait plus respiré, elle était vivante, mais son corps lui ne l’était pas. Puis maintenant, l’air passait dans ses poumons, ses os ne brulaient plus. Qu’est-ce qui avait changé? Était-il déçu, que les choses ne soient pas comme au début? Confuse, la nouvelle immaculée ne savait plus par quelle question commencer. Elle n’avait pas envie, en vérité, de tout demander. Le vide était à la fois étrange, effrayant, mais d’une manière aussi réconfortant. La petite dame songea à quelque chose qui parlait de revenir au vide, mais elle ne parvenait pas à se souvenir de plus.
Elle eût de grands yeux curieux en écoutant les quelques réponses que son père lui amenait. Elle était donc mariée, et elle avait donné naissance. Posant une main sur son ventre, la petite femme se demandât pourquoi elle ne pouvait pas sentir de déformation. Elle se retint de retirer sa chemise pour voir s’il y avait des marques. Quelque chose s’éveillât dans son cœur, elle voulait voir son enfant.
« J’ai donné naissance ? » Prononça-t-elle, sans vraiment poser la question. Puis relevant les yeux pour trouver refuge dans ceux d’Aldaron, elle tentât de se calmer.
« Tu étais là, au début. Ça sentait comme, les cendres, le feu, mais aussi comme … un foyer. »
Elle se trouvait dans un peu de synesthésie. Personne ne sentait réellement comme elle les décrivait, mais c’était la manière dont elle parvenait à comprendre leur présence pour l’instant. « J’aurais voulu que tu restes, ça brûlait…mais ça ne me dérangeait pas de brûler quand tu étais là, parce que c’était comme le ventre d’une mère. »
Autone s’embarrassât un peu de sa candeur. « Aldaron. » dit-elle pour elle-même, de la même manière qu’un elfe l’aurait prononcé. Pour l’instant, elle ne savait même pas ce que c’était qu’un elfe, un vampire ou un humain. « Je veux le voir…mon enfant. Et… mon mari. » Ça allait être étrange, elle avait un peu peur. Autone prit la main d’Aldaron entre les deux siennes. La main du prince était bien plus grande. « Comment m’appellerais-tu? » Elle avait envie de rester près de lui, pour un temps. Il y avait de la nourriture sur la table de chevet, et elle avait envie de la manger. Mais elle ne voulait pas lâcher son nouveau père.
Dès que les premières secousses de la naissance avaient fait trembler leur monde, appréhension l’avait enserré en un étau. Le moment était venu. Si fatidique, si critique. L’ultime adieu peut-être. Le renouveau de deux êtres. Parmi les deux êtres qui lui étaient les plus chers à son coeur.
Il n’avait pas flanché toutefois et avait été là. Cette fois. Quand bien même son coeur rugissait en écho à chaque spasme de sa femme, il avait été là, lui tenant la main.
Peur.
Il avait tenu sa promesse, et avait gardé ses yeux noirs mordorés dans les siens ambrés. Il était resté soutien en silence, roc tout en patience. Ses émois battaient chamade, mais ses traits restaient de marbre, pour ne pas affliger sa moitié du maelström qui l’agitait. Elle avait bien trop à faire, bien trop à lutter…
Douleur.
Il s’était contenté de lui tenir la main donc. De soulager sa douleur par moment quand il le pouvait ou qu’elle le lui permettait. Il pouvait bien partager cela. À chaque spasme qui créait un cataclysme dans le corps de son aimée, il sentait son admiration monter encore d’un cran, jusqu’au plus haut sommet. La naissance était toujours un moment éprouvant, pour la mère et l’enfant. Mais là plus encore, alors qu’un petit immaculé semblait déchirer les entrailles de sa maman.
Effroi.
Il était resté là, ses orbes sombres ancrés dans ses perles magnifiques. Même quand le sang avait coulé, son regard avait su ne pas flancher et rester sur sa reine si unique. Mais il avait beau ne pas voir ce traitre carmin s’échapper du corps éprouvé, il en sentait toute l’âcre odeur et en avait même la détestable saveur, ses sens de sainnûr alors submergés.
Désespoir.
Et quand vie rugit son cri, mort sonna son glas. Il la sentait partir. Il la sentait s’échapper. Déjà dans un rêve salvateur par son père entrainée. Il avait dû lâcher sa main. Et malgré ses pleurs tout en silence, il avait pris sa fille dans ses bras… et les avait laissés tous deux, dans ce berceau d’une autre essence. Guidant sa fille sur un autre chemin.
Peine et joie.
Sa faute. Par sa faute, chaque mère de ses enfants semblait mourir. Depuis la première et encore aujourd’hui, comme un sceau de famille frappé d’un sinistre avenir. Chaque mère qui lui offrait un si magnifique cadeau, ces enfants si beaux, lui était ensuite enlevée pour le royaume de mort. Trois femmes, en un sens, et toutes trois… encore, et encore…
C’est sur ces pensées qu’il berçait son enfant. Les premiers soins lui furent donnés et un sein pour le nourrir lui fut trouvé. Un enfant… un sourire, l’avenir, et à cette vue se mêla à sa peine une indicible joie, toutes deux dansant ensemble, enveloppant son âme au bord du trépas.
Mais aujourd’hui, cela serait différent. Aujourd’hui…
Espoir.
Aujourd’hui, son père était là, veillant. Son père lui avait assuré ne pas la laisser mourir, pas tout à fait. Il permettrait à son aimée de le rejoindre dans l’éternité. Aujourd’hui, elle renaitrait. Différente, sans doute, mais de nouveau il serait à ses côtés. Il fallait juste… attendre. Patience, constance… Il n’en était pas dépourvu, mais ce serait mentir de dire que ce ne fut pas ardu.
Et enfin…
Soulagement.
Il entendit son père l’appeler en son esprit, d’une voix tendre, une caresse calmant son agitation honnie. Elle voulait le voir. Lui et l’enfant. Une joie sans nom l’enveloppa, alors qu’il se rapprochait d’elle, le coeur battant à chaque pas.
Renouveau.
Là, elle était là. Bien vivante, le teint pâle, mais peint de veinules cuivrées, ses beaux cheveux de cheveux de quelques mèches blanches striés… Là, vivante, les yeux pétillants, plus clairs qu’à l’accoutumée, l’observant avec un réel intérêt. Et il crut soudain que leurs deux coeurs battirent de concert quand leurs yeux se croisèrent.
Il s’avança, hésitant. Le reconnaissait-elle seulement ? Sûrement pas. Pourtant elle l’avait mandé. Lui et l’enfant. Il lança un rapide regard à son père, empli de gratitude pleine et entière. L'Ast pouvait aisément sentir toutes ses pensées et surtout l'amour qui en lui pulsait. Il l'avait sauvée. Il avait promis et promesse était réalité.
Puis il s’assit sur le bord du lit, sans un mot, en un sourire attendri.
– Je suis heureux de te voir, ma Reine. Je suis Ilhan, ton époux, et mon âme est tienne.
Se disant, il se permit, à gestes lents et tendres, de venir replacer une mèche de cheveux, comme il avait si coutume de le faire antan, quand ils n’étaient que tous deux, puis de lui redessiner rapidement les traits du visage, en une caresse fugace et volage.
– Voici notre fille, Amaranthe, ajouta-t-il en tendant l’enfant vers sa mère. Nous avions choisi ce nom ensemble, symbole d'amour et d'éternité, mais s'il ne sonne plus à tes sens, nous pouvons le changer...
Et déjà deux petites mains se tournèrent vers le sein maternel. En ce lien indicible qui les liait déjà, ce lien là aussi éternel.
Le réflexe maternel avait été de se toucher le ventre, comme pour vérifier, mais la vampirisation avait du avaler l’excédant de chair sanglante, comme pour la soigner des affres de la grossesse. Il acquiesça doucement, de la tête, et répondit : « Oui, une petite file. » Il eut un sourire en coin : « Elle te ressemble beaucoup. » En plus jeune et plus ‘bébé’ certes, mais elle avait son visage, sans l’ombre d’un doute. Ses lèvres se pincèrent, un instant, lorsqu’elle parla du feu et des cendres. Lui aussi, il se souvenait un peu de Morneflamme. Le reste n’étaient que des souvenirs factices et c’était bien suffisamment. Il n’osa lui en parler, jugeant que ce n’était pas encore le moment pour évoquer les traumatisme d’autrefois. Il sentait déjà que son contact l’avait perturbée. Mais les mots qu’elle prononça ensuite lui fit du bien au cœur. Ils étaient réconfortants. A bien des égards, il rêvait d’être le cocon sacré qu’était le ventre d’une mère et plusieurs fois, il s’était demandé pourquoi il n’avait pas été élu spirite de hippocampe. Cela semblait presque comme une évidence et puis… Il se rappelait qu’Achroma n’était plus là, alors avoir des enfants sans lui, ça n’aurait pas le moindre sens.
« Je suis là maintenant. Je n’étais pas vraiment là, j’avais envoyé une projection de moi, au début. Je suis venu ensuite à dos de… » Il pouvait dire dragon ? « Dragon. » Et bien voilà, c’était dit. « Je vais les appeler... » Mais il ne bougea pas de sa place pour venir caresser doucement l’esprit de son fils et pour l’inviter à venir. Elle avait du le prendre pour un clown, de ne pas bouger de sa place. Il se contenta de rester près d’elle, et un sourire sincère vint même à naître quand elle lui demanda comment il l’appellerait. Ilhan aussi l’avait demandé. Pas immédiatement parce que sa vampirisation ne s’était pas passée comme prévue mais… Il lui avait répondu qu’il était son levé de soleil. Il était un homme qu’il aurait voulu voir rejoindre la nuit, être enfin à ses côtés… Mais Tryghild l’avait gardé, jusqu’à ce qu’elle le déçoive. Aujourd’hui, ils étaient réunis d’une autre manière. Il avait une idée en tête, mais lorsqu’il ouvrit la bouche pour répondre, ce fut la porte qui s’ouvrit également, laissant entrevoir un Ilhan qui avait été émotionnellement baloté, ces derniers jours. Il se leva pour accueillir son fils d’une main posée sur l’épaule alors que celui-ci s’adressait à Autone pour se présenter.
Il recula d’un pas pour les laisser se retrouver. Cette famille était étrange et magnifique à la fois. Ilhan avait été son fils de crocs, et maintenant, c’était Autone. Et il y avait cette petite enfant, entre les deux sainurs. Ils formaient une belle famille à laquelle s’ajoutaient le fils d’Ilhan et les jumeaux d’Autone. Le portrait ferait plaisir au peintre qui mettrait en couleur une toile vierge. S’il était observateur, il verrait la lumière et la chaleur de ce foyer en devenir. Un foyer appelé à gouverner Caladon, en un sens…
Aurait-il dû s’échapper à ce moment pour laisser au couple l’opportunité de se retrouver ? Avec Achroma, pour sa part, cela avait été immédiat. Mais il avait été un Inséparable. Son âme même avait été appelée à aimer cet homme et à le suivre jusqu’au bout du monde. Les voir ensemble le remplissait de joie autant que cela lui rappelait sa propre solitude. Il chassa cette pensée de sa tête avant qu’elle ne l’assaille et préféra se concentrer sur la question qu’Autone lui avait posée un peu plus tôt.
« Nous avons tous les deux le feu en commun. La brûlure a forgé notre rencontre, autrefois, et ce que nous sommes. Je suis le feu consumé, ce qui reste après l’embrasement. » Et qui n’a plus rien à brûler. Il était las, épuisé, sec et froid, désillusionné. Il n’avait de croyance qu’en son devoir et parfois, cachait de mourantes braises sous la cendre. « Je suis la cendre, que tu sentais… » Couronné par les cendres et dévoré par elles. Mais elle, elle avait encore de cette fougue de la déception n’a pas encore lourdement brisé. « Toi, tu es la flamme. Elle te ronge comme elle t’anime. Elle te fait vivre. » Elle avait des convictions, en avance sur son temps. Elle croyait en la liberté.
« Naira. » L’essence de la flamme, c’était de l’elfique : elle comprendrait vu qu’elle avait su prononcer son nom. Ce genre de chose ne s’oubliait pas. Naira, c’était le cœur au sein du feu. Naira, c’était le nom qu’il avait choisi pour elle.
Une fille. Autone sentit son cœur se serrer, sans pouvoir expliquer tout ce qui se tissait autour d’elle. Autant d’anticipation que de peur. Elle entendait résonner au fond d’elle le mot « Fille » de manière colérique, agacée, découragée. Mais elle n’était pas d’accord, elle voulait rencontrer cette enfant.
Puis le mot « dragon » retentit, fit naître un peu de confusion dans l’esprit de l’infante. Elle avait une idée de ce que c’était, mais n’était pas certaine de la raison pour laquelle cela soulevait une certaine intensité. Le mot dragon venait avec la peur, le respect, la grandeur, mais aussi un lot de complications. Autone releva son regard un peu perdu vers la porte qui s’ouvrit. Assise, elle demeura immobile en observant son père accueillir l’étranger, et cet homme s’approcher d’elle. Elle remarqua les yeux sombres d’Anarore, reconnut son odeur de lavande, de magnolias et de clous de girofle. Non, il n’y avait pas réellement ce parfum dans la pièce, mais elle, le sentait. Elle entendit leurs cœurs battre, si fort ensemble. Pourquoi ne pouvait-elle pas percevoir le battement de cœur de son père? Autone ne parvint pas à se détacher des yeux sombres et dorés, alors qu’elle aurait voulu se retourner vers les yeux de son créateur pour les interroger. Mais elle restât attachée au regard de son mari, alors qu’elle rougit à son geste et à ses mots. Sa reine, était-elle reine? Ou n’était-ce qu’une manière affectueuse de l’appeler? Autone fût un peu surprise, ou curieuse, de la dévotion que cette première phrase montrait. Son âme, rien que cela. Enfin elle baissât ses yeux sur l’enfant, qui fût déposée dans ses bras. Autone sentit grandir dans sa poitrine une fébrilité. C’est à peine si elle ne tremblait pas, mais elle savait comment la tenir, tout cela lui venait naturellement. Était-ce leur premier enfant? La petite femme caressa les quelques cheveux sur la tête de la petite, l’observa longuement, redessinant ses traits. Elle était si petite, trop petite. Son cœur se serrât, quand elle remarquât le battement de cœur de l’enfant. Autone détacha la ficelle qui tenait le col de sa chemise, et approcha l’enfant de son cœur, qu’elle puisse venir s’y coucher. « Amaranthe. » murmura-t-elle en souriant. Non, c’était parfait. Et ça sonnait si doux.
Elle avait tant de questions, mais elle n’avait pas envie de les poser. Autone releva la tête quand son père fût prêt à répondre à sa question. Naira, Autone. Elle ne pouvait pas choisir, elle était les deux. Elle avait l’impression de naître, là, maintenant, alors que son prénom fût prononcé. Elle le sentait encore bien plus que lors de son premier repas, l’amour et l’espoir. Assez pour lui faire verser quelques larmes en se repliant sur sa fille, tout doucement. Et quand elle se redressa, elle fit : « Nous avons une fille. Aldaron, tu as une petite fille. »
La petite femme releva les yeux vers son mari, encore un peu médusée. Son charisme ne la laissait pas indifférente, mais surtout la laissait curieuse. Comment étaient-ils tombés amoureux? Étaient-ils seulement mariés par amour ? Ça lui grattait, toutes ces questions, et l’idée de retrouver sa mémoire. Mais elle ne voulait pas, pas tout de suite. Regardant son enfant, elle songea à combien les nourrissons avaient besoin qu’on les prenne, qu’on les berce. Quelque chose en elle avait besoin de cela aussi, mais il y avait bien plus qui manquait. Il y avait un vide, plus grand que ce nourrisson si petit, plus béant que sa mémoire manquante. Elle ressentait de l’amour au point de ne pouvoir le contenir, mais il y avait un manque indécelable, et irréparable. La perte de tous ceux qui étaient partis trop tôt, et trop violemment. Tous ceux que les dernières guerres avaient pris avec eux. Naira ne pouvait pas l’attraper, ce deuil, elle ne pouvait qu’en déceler les contours informes. Sa tête prenait vertige quand elle tentait de comprendre, quand elle força pour trouver réponse en elle-même. Comme un mur, lui interdisant l’entrée. Ces deux hommes, elle savait qu’elle les aimait, que rien ne pourrait changer cela, comme un sort insoulevable. Mais regardant son enfant, elle savait aussi qu’elle ne pourrait jamais l’abandonner. Rien que la tenir, elle savait qu’elle l’avait créée, qu’Amaranthe lui appartenait, qu’elle ne laisserait personne l’en déposséder.
« Est-elle en santé? elle est…trop petite. » Demanda-t-elle, inquiète. « Elle ira bien? » Autone passait sa main sur les traits de l’enfant, encore et encore. La jeune immaculée ne savait pas encore à quoi elle ressemblait, mais elle reconnaissait la peau plus sombre d’Ilhan, et un œil noir également.
« Ma mémoire… Je ne sais pas. Il me semble que c’est trop grand. »
Elle ne savait pas s’ils comprendraient ce qu’elle voulait dire. Rester avec Amaranthe, ici, c’était se contenter de la plus petite chose que son cœur pouvait comprendre. Il n’y avait rien de contre intuitif à la prendre, à la nourrir. Mais le vide qu’il y avait devant, il était grand, et il recelait toutes les possibilités. « J’aimerais ne pas avoir envie de savoir. » Et ce n’était pas le cas. « Naira, Autone. Les deux me semblent vrais. Ensemble. » Elle marqua quelques secondes de silence «Peut-être que je suis trop petite, moi aussi.»
La main paternelle sur son épaule l’enivra d’une force, d’une sérénité, qu’il aurait aimé connaître vingt ans plus tôt quand il avait vécu des affres similaires. Non, solitude n’était plus son dû ni son lot. Il avait maintenant une famille, du soutien, l’amour des siens. Il posa en retour sa propre main sur celle pâle et froide de son père, lui transmettant à son tour toute la chaleur de son amour. Et la serra doucement, comme pour mieux sceller ce qui les unissait tous en cet instant.
Puis Autone ravit toute son attention. Ou plutôt Naira. L’essence de la flamme, tel le feu ardent du soleil. L’aurore naissait avec lui et le jour s’embrasait avec elle, après la nuit de cendres appelant à la renaissance. Leur famille formait réellement un cycle éternel à elle seule, une boucle infinie, que rien ne semblait plus pouvoir rompre. Et cette image enflamma son esprit, sans qu’il ne tente d’en retenir la joie enivrée et la folle fierté.
Une joie qui pulsa bien plus fort encore, devant sa femme prenant son enfant. L’instinct maternel semblait ancré en elle. Voilà quelque chose dont l’amnésie n’avait pu avoir raison. Peut-être devraient-ils réapprendre à tisser leur vie ensemble, mais à la voir bercer leur fille il était confiant. Il ne la sentait nullement réticente à ses gestes, ni à ses discrètes marques d’affection, autre signe d’encouragement. Amaranthe sembla se lover contre sa mère, enfin apaisée de retrouver ce contact tant désiré. Car même si son père avait tenté de lui offrir attention et affection, rien n’égalait ce lien maternel. Un lien dont il aurait pu être un brin jaloux, lui qui père ne pourrait jamais le lui offrir, mais au contraire soulagement et tendresse l’enlacèrent, en couvant du regard ce magnifique tableau. Un tableau qu’il n’avait jamais pu connaître antan. Un tableau qu’une seconde vie lui avait donné la chance de pouvoir contempler.
Il leva alors un regard empreint de vive reconnaissance à son père. Sans lui, il n’aurait jamais connu cela. Sans lui, il n’aurait jamais pu renaître. Sans lui, sa femme serait morte, et brisé serait son être.
Mais la voix de sa femme, teintée d’un écho d’inquiétude, et plus même, attira son attention.
– Oui, elle va bien. Elle est née un peu plus tôt que prévu.
Doux euphémisme.
– Mais elle semble forte et s’accroche à la vie avec faim. Et elle aura amour et attention pour prendre soin d'elle.
Un léger sourire s’esquissa alors qu’il regardait sa fille avaler goulument le lait maternel. Le lait de l’amour, certainement bien meilleur que le lait d’une nourrisse.
Le reste des paroles, presque confuses, de sa femme, aviva à son tour une inquiétude en son coeur. L’althaïen ne chercha pas même à masquer ses pensées soudain agitées, ce qui aurait été futile et inutile en présence d’un télépathe tel que son père. Il lui lança d’ailleurs un fugace regard empli de questions. Il se força toutefois à garder un visage aussi calme que possible et à chasser de ses traits toute marque d’émoi alarmé, pour éviter d’ajouter aux affres de sa femme les tourments de ses pensées.
Il comprenait en un sens ce qu’elle devait ressentir. Après tout, il était passé par là. Le vide, cet immense espace s’offrant à vous, semblant vouloir vous happer, ce grand vide en vous, que vous étiez censé connaître, qui avait été comblé jadis d’un grand tout et n’était en ce jour qu’un grand rien. Cette immensité du monde qui vous ouvrait les bras, sans que vous en compreniez l’essence, et ce sentiment d’être si petit en comparaison, de n’être qu’un vermisseau et une coquille vide de sens. Tel avait été son ressenti du moins, pendant longtemps. Et cet écartèlement entre vouloir savoir, comprendre, ce qu’il avait été, tout en le redoutant aussi, instant après instant, à chaque révélation et âpre vérité.
Il se permit alors de lui caresser doucement le visage, redessinant ses traits comme il le faisait si souvent avant. Il fit de même avec sa fille, puis les enlaça toutes deux doucement, à gestes lents, pour permettre à Autone de s’esquiver si ce contact l’importunait.
– Petite ou grande, ceci n’est que subjectivité de nos esprits. De petites personnes peuvent projeter de grandes ombres, et seule compte vraiment la taille de leur coeur et de leur âme. Or ton coeur et ton âme sont immenses tous deux, et ta fille en est le plus beau témoin.
Une fille qui regardait en cet instant sa mère avec amour et dévotion.
– Savoir viendra en son temps si tu le désires. Et avec toi nous resterons, autant que tu le souhaiteras, et nous te soutiendrons, dans toutes les épreuves que tu affronteras.
Se disant, il tendit une main vers son père pour qu’il se joigne à l’étreinte.
– Nous formons une famille. Tous. Ensemble. Une nuit de cendres, de laquelle nait une nouvelle aube, pour qu'en ce jour nouveau notre flamme embrase le monde avec ardeur.
Oui, voilà ce qu’étaient les Elusis. Ardente renaissante pour une nouvelle ère, sous l’égide d’une famille unie grâce à l’amour d’un père.