Flamme ! Non, vent-flamme plutôt ! La flambée marcheuse qui grimpe, qui bondit, qui saute, qui tord du leste, lestée du crachat pur de l’air qui l’envenime, la foudroie, l’anime. Comment le feu pouvait détruire la roche, fallait-il demander ? D’où venait donc cette force coulante qui soufflait autant de destruction ? Sur ce thème, foi de Ssaadjith, il n’y avait plus grand-chose à inventer. Le dragonnet d’obsidienne, dans ses rêves et bien secrètes pensées, en avait damasquiné les plus splendides fresques. Le feu était l’élément des dragons, la maîtrise de leur quintessence ; ils en agitaient l’éventail, d’un bâillement en libérait l’énergie furieuse ; elle était leur parole inarticulée, un flot impétueux et sauvage dont aucun bipède ne comprendrait jamais une traître braise, si ce n’était celle qui scellerait leur destin.
Alors que le pouvoir ardent de son père brisait le rocher immense en face de lui, Ssaadjith rêva avec convoitise de ce don extraordinaire. Il imagina le tenir dans le creux de ses griffes, dans la courbe fluide de ses ailes, le tenir et même l’incarner, dans son cœur battant, dans son sang échauffé par l’ardeur indocile de contempler une aussi monumentale autorité. Lorsque le dragon rouge talocha le roc de sa queue, celui-ci fila dans une ascension lumineuse sous le ciel assombri. Au moment où il explosa, le dragonnet d’obsidienne glapit de bonheur et se perdit en flagornerie, enchaînant bonds et pirouettes d’une simple impulsion de ses ailes.
En vérité, qu’y avait-il de plus beau que de voir les flammes d’un dragon? La réponse était simple : Voir la magie supérieure de son père vaporiser toute chose sur son passage. Grâce à ses enseignements, Ssaadjith ferait bientôt de même, et plus encore. Il deviendrait fort. Ses écailles d’obsidienne s’embraseraient dans le silence des étoiles. Il deviendrait un phénix dans les ombres et tous admireraient son armure flamboyante.
Bon eh bien alors ! Il n’y avait pas de temps à perdre ! Son petit frère ne pouvait-il pas lui faire un peu de place ? Leur père attendait d’eux des prodiges similaires, et il n’y avait bien entendu que lui pour gratter du pouvoir par ici. C’était désormais à son tour d’épater l’île de ses flammes diaprées !
Mais alors qu’il s’avançait avec la grâce d’un paon au milieu des résidus carbonisés, Ssaadjith fut pris d’un vertige qu’il tenta de réprimer en vain. Il eut la sensation qu’on lui avait arraché un morceau de son âme et qu’on l’avait plongé dans l’eau gelée d’un lac. L’écho insidieux de cette douleur s’exprima comme s’il discourait en hurlant dans le cénacle de son esprit. Bref. Tonitruant. Brûlant. Et puis, ce fut terminé. Le dragonnet d’obsidienne tremblait de la crête à la queue. En relevant le museau vers ses parents, il les vit plonger dans une communication mentale. Il sut alors que quelque chose venait de se passer.
Les deux dragons se tournèrent ensuite vers les dragonnets et leur apprirent que le père de Shyven était mort et qu’il leur fallait en toute hâte retourner sur la terre de Nyn-Tiamat. Cette annonce fut suivie d’une protestation exaspérée de la part de Ssaadjith et il ne tarda pas à leur communiquer des images d’un immense dragon noir perclus d’une colère crasse. Alors quoi ? Un dragon à plusieurs centaines de lieues d’ici était mort et il ne pouvait plus apprendre à se métamorphoser en un dangereux monstre exalté ? Pouvait-il au moins cracher ses flammes pour impressionner la galerie ? Fracasser un rocher de sa taille pour se défouler un peu de cette profonde frustration ? Il n’y eut pas de réponse à ses suppliques, mais le regard de sa mère était éloquent. Au bout de quelques minutes qui leur permit de reprendre leurs esprits, Ssaadjith insista à nouveau, prétendant qu’il risquait de bouder longtemps et de ne rien dire de gentil à Shyven si jamais il ne pouvait pas calciner un petit quelque chose avant de partir. On lui céda finalement une petite leçon.
Mais il n’y eut plus la même verve pour l’enseignement, ni la même ferveur à suivre ses impressionnantes capacités. Sa famille était déjà ailleurs. Bientôt, le même état envahit le dragonnet d’obsidienne à sa grande déception. Du feu hargneux qui couvait en lui ne restait plus qu’un souffle contenu et mince, qu’il projeta néanmoins sur le rocher, parce qu’il était pour lui encore une braise, un feu clos en train de se consumer lentement et qu’en l’attisant un peu, à l’envie, il pensait le mettre à nouveau en flamme, pour le réchauffer un peu sans doute, ou peut-être, pour que lui-même retrouve sa flamme. Mais il s’avéra que les ultimes scories de sa volonté n’étaient plus qu’un brandon timide, aujourd’hui attisées, demain simple cendres.
***
Le voyage fut vertigineusement long et se déroula sous ses yeux mornes. Les ailes de ses parents battaient un air sépulcral sur fond d’un vent siffleur qui ne dénotait d’aucune joie. Il y avait deux choses qui agaçaient relativement Ssaadjith : La première chose, c’était que perché à bord du navire Verith, le dragonnet d’obsidienne s’ennuyait fermement. Parfois il trompait son ennui par le truchement d’une petite fantaisie à l’encontre de leur escl… de Dwëmmer l’araignée mécanique, rien de bien cruel toutefois ; une griffure éraillant discrètement sa cuirasse métallique ; sa queue faisant glisser l’une des trop nombreuses pattes du serviteur, quoique panégyriste serait le bon terme pour désigner ce misérable courtisan de Père. Mais jouer avec l’ennui ne permettait pas de s’en départir.
La seconde découlait de la première. En vérité, voilà une heure que son appétit vorace tendait ses chélicères vers lui :
-Père, pourrions-nous faire un sort à un élan ou un loup ? Je suis affamé et je ne vois que de larges banquets là-dessous ! (Le vent sifflait, rageur, éventait ses paroles dans un tourbillon, mais le dragon rouge devait forcément avoir entendu ses pensées)
Pèèèèèèère, par pitié, à l’aide, au secours, je meurs de faim ! Nous allons voir un mort, ce n’est pas comme s’il allait détaler comme un lapin ! Ajoutons à cela l’irritation enfantée par la raison de ce voyage. Lui qui n’avait reçu que bien peu d’attention ces dernières semaines de la part de ses parents adorés, voilà qu’on tournait maintenant toute mire sur la dépouille de son obscur beau-frère. Tout le réconfort et les élans d’affection de Nephilith pour calmer son orgueil blessé n’y changèrent rien. Qu’y avait-il donc de s’y important à aller voir leur congénère mort ? Ce n’était pas lui qui était trépassé, il n’y avait pas mort d’homme ! Etait-ce pour les confronter à la nature du Lien et à ses conséquences qu’on les forçait à partir en direction du Nord ? De grâce, il n’était plus un dragonnet ignorant. Il avait déjà suffisamment à faire avec le lien fraternel que Nephilith et lui partageaient, ne les autorisant quasiment jamais à avoir de l’intimité. Il savait également que le même sort funeste était arrivé à trois autres de leurs semblables qui avaient eu la faiblesse de se lier à un bipède.
Jamais trois sans quatre, pouvait-on dire.
Et cela continuerait ainsi tant qu’il y aurait des dragons pour être séduit par cette perspective. Ah… les engrenages complexes de son esprit révélèrent enfin une réponse logique et cohérente avec leur voyage : Verith de l’Ire et Keetech Quartzécailles, les deux plus puissants et plus vieux dragons de l’Archipel, escomptaient convaincre non pas seulement lui mais tous les dragons encore vivants de refuser le Lien, son frère compris, et le cas échéant, de s’en détacher. Perspective étrange s’il en était. Mais ils avaient un argument plutôt frappant. Eux-mêmes étaient libres et ils étaient immenses, puissants et vénérables. C’était déjà trois bonnes raisons qui avaient largement convaincu Ssaadjith de ne pas se laisser attraper par le premier mammifère venu, qu’il soit poilu, aux oreilles pointues, imberbe ou blafard comme un cadavre !
Le dragonnet d’obsidienne se leva et huma l’air avec un sentiment de complaisance renouvelé. Il connaissait maintenant le but de ses parents-gigantesques-astucieux-intelligents-sournois et il les aiderait avec joie pour servir l’intérêt des dragons libres ! Bien sûr dès qu’il se montrerait, il paraîtrait évident qu’être d’un tel bord avait de multiples avantages : En premier lieu, ses géniteurs ne pouvaient pas mourir de la malencontreuse fragilité bipède. En outre, on pouvait être un magnifique spécimen tel que lui ! Pas exactement aussi magnifique que lui évidemment, car en ce sujet, on touchait au prodige inné, mais l’on pouvait au moins s’en rapprocher.
C’est avec ces pensées en tête qu’il attendit impatiemment leur arrivée sur l’île. Au même instant, les nuages s'estompèrent comme balayés par le vent glacial et révélèrent le soleil, gigantesque astre déversant sa lumière en un halo blafard et radieux de clarté. Sa silhouette se découpait sur le ciel d'ardoise tel un portail vers un monde de songe et de mélancolie. Les branches des forêts en contrebas, qui jusque-là étaient restées raides et immobiles, accompagnèrent la brise froide et humide, se métamorphosant en des lianes épaisses aux couleurs mystiques, guidées par les faisceaux solaires. Les grands dragons traversèrent ces bois et poursuivirent leur chemin plus haut encore. Ils atteignirent le nadir des nuages et bien vite les grandes montagnes du Nord.
En contemplant enfin les géants de Nin Daaruth, le cœur de Ssaadjith battit une mélodie endiablée. Oh comme il était heureux que ce dragon soit mort en un tel lieu ! Cela lui permettait de revoir enfin ces géants de pierres, ces terres boisées aux énigmatiques énergies, cette froideur tangible du climat de givre. Nyn-Tiamat, comme de juste, abritait cette expression du Figé, ce bonheur du lieu qui se garde intact dans ses périls et sa majesté malgré le temps qui file. Ssaadjith reconnut absolument tout de son dernier passage et en découvrit encore. Finalement ce périple en avait valu la peine au moins pour ça. A défaut de participer à des funérailles moroses, au moins aurait-il ce passe-temps.
Mais lorsqu’ils se posèrent, Ssaadjith se retrouva confronté à la chose la plus improbable qui soit. Au terme de la mort d’un des leurs, alors que le Lien en était le plus parfait coupable, un bipède se dressait de toute son éclatante impertinence devant eux. Le dragonnet d’obsidienne fusilla le vampire du regard avec une haine aucunement voilée. Il avait songé au début que c’était sans doute là leur repas pour tant de lieues parcourues. Il était vrai que lui-même avait fait de gros efforts pour venir jusqu’ici et il eut été heureux de voir un banquet là où se dressaient de timides fougères. En ressentant l’énergie qui émanait de lui, Ssaadjith découvrit toutefois que ce vampire était un lié. Il rugit en direction de la créature maudite en signe d’alerte, mais son père l’avait déjà vu. Excellent ! Il allait y avoir enfin confrontation. Le dragonnet d’obsidienne attendit avec impatience que le Rouge anéantisse l’être pernicieux face à lui. A son grand désarroi, il n’en fut rien. En lieu et place d’une bataille acharnée, quelques paroles furent échangées et son Père se retira. Pas d’effusion de haine. Pas de sang versé. Pas de flammes soufflées. C’en était trop pour Ssaadjith. A quoi pouvait bien servir ces cérémonies si l’on n’y cuisait pas un bipède ou deux ?
La mine ronchon, il descendit du géant de rubis et suivit son petit frère jusqu’à l’entrée de la caverne. En approchant du vampire et de son dragon, Ssaadjith s’arrêta et recula son long cou, sa collerette palpitant tel un lustre secouée par le vent. Il émit alors un vrombissement venu de l’intérieur de son estomac, un grognement sourd auquel il ajouta tout le piquant d’une colère froissée. Ce fut un son subtil certes, quoiqu’assez démonstratif de son état d’esprit, d’autant plus lorsque deux rangées de mâchoires aiguisées étaient là pour soutenir le discret chahut. La pupille vipérine de ses yeux se posa sur le vampire, lentement, comme le faisait son père quand il y avait matière à punir, cherchant son regard, l’accueillant, le goûtant allègrement, comme un met que l’on lèche par plaisir avant de l’engloutir. Que lui importait que son père ait autorisé ce bipède dans leur petit comité, que lui importait son indulgence fanée envers celui-ci en particulier ou que lui importait même la puissance qu’il dégageait. Depuis quelques temps, Ssaadjith était persuadé que loin de les haïr comme il le prétendait, le dragon rouge avait de la sympathie avec certains de ces êtres inférieurs. Ce n’était pas son cas et il décida qu’aujourd’hui il ferait étalage de sa pensée. Il fallait ajouter à cela que la dragonne qui le reliait à leur monde déployait une ostensible collection de magnifiques écailles d’argent. Leur éclat étincelant le rendit mort de jalousie. Il était déjà dur de traîner avec un doré en brillance constante sans avoir à en côtoyer d’autres. En même temps, il songea cette fois que ses propres écailles étaient bienvenues car elles étaient sobres et élégantes. Tout compte fait, l’étincelant n’avait du bon que dans certaines circonstances. Au mieux, il se les ferait peindre en certaines occasions. Il avait déjà vu les Graärh faire de même avec leur tatouage après tout.
Il salua donc la dragonne-liée par respect en émettant un roucoulement enjôleur, ignorant superbement le fait qu’il avait menacé son Lié l’instant d’avant.
Bien ! Ceci étant fait, il rejoignit sa tendre Shyven, rosée à vif par le chagrin. Il fut par la même occasion épié par une créature qu’il n’avait encore jamais vue : une boule d’écailles tout de bleu vêtue qui avait l’air de connaître Nephilith. Comment donc ? Une nouvelle dragonne que son petit frère avait eu l’ambition de lui cacher ? Intéressant ! Charmant ! Attrayant, quoique drôle, mais surtout fascinant ! Le dragonnet d’obsidienne s’ébroua les écailles et les ailes avec un soin particulier. Bien que profondément offensé par le regard élogieux qu’elle porta au doré, son accueil distingué pardonna cette faute. Ssaadjith gonfla son petit poitrail de fierté et eut le désir de lui répondre par la même amabilité : Ses ailes frétillèrent avant de plonger bas, sa patte avant droite se recula tandis qu’il inclinait de façon bien théâtrale sa tête couronnée de cornes. Il se promit évidemment de discuter avec Kaiikathal ultérieurement. Elle découvrirait bien vite que Nephilith n’était qu’un érudit raseur et qu’il était bien plus plaisant de le suivre. Mais tout d’abord, il lui fallait réconforter - si si bien entendu qu’il le pouvait, pas d’inquiétude - la pauvre éplorée. Il se figura un masque de grand malheur et se rendit auprès de la dragonne de l’équilibre. Si ses semblables se faisaient une obligation de ne pas trop la déranger, Ssaadjith fut comme à son habitude l’exception qui confirmait la règle :
-Shyven, fit-il en la couvrant de vagues de réconfort,
ma chère nièce, que de malheur qui t’arrive aujourd’hui ! Je suis navré du sort de ton père, j’en ai l’œil qui luit. Il fila comme un serpent et franchit le barrage d’écailles des autres dragonnets. Arrivant face à la Rose, il passa une longue aile noire au-dessus d’elle et posa sans avertissement son museau contre le sien avant de reculer et de lui dire sur le ton de la confidence :
-Désormais, et je ne te dis pas ça en tant que dictame, tu fais partie de la famille. C’est Mère qui n’ose pas le dire trop fort, mais nul ne sert d’être subtil. Je ne te dis pas ça pour remplacer ton père, car bien entendu voilà, il n’est plus là, mais il est toujours bon de savoir où sont ses alliés… et aussi où sont les nuisibles. Je ne prétends pas tout savoir de tes penchants, ma douce, ai-je parlé du Lien, oui tel est ma cible. Le lien fabrique son gibier. Il fait les proies parmi lesquels il choisit celles qu’il veut dévorer. Penses-y, et n’oublie pas ici ce que je t’ai dit. Un large sourire dessiné sur son museau, le dragonnet d’obsidienne la laissa avec son petit frère et porta un regard au fond de la caverne. Le corps gisait à l’intérieur, maigre et immobile, comme une tapisserie en guenille dont on aurait mal brossé la surface. L’amusement de Ssaadjith s’évanouit et avec lui toute trace d’assurance. A mesure qu’il l’observait, ses écailles furent parcourues de fourmillements extrêmement désagréables et il lui sembla que l’air devenait chaud, brûlant. Si brûlant en fait qu’il sentait ses pensées fondre dans sa tête. Il en oublia presque de respirer et se reprit à grande peine, lui qui avait déjà la sensation d’étouffer dans cette fournaise. Il eut bien tenté de bouger pour reprendre ses esprits, mais faire un mouvement lui donnait l’impression qu’un vent circulaire le fouettait de sa vélocité inébranlable en continu, s’enfonçait dans sa gorge, descendait, disloquait tout sur son passage jusqu’à son ventre. Alors le dragonnet d’obsidienne secoua la tête en grognant, préféra rester stoïque, persistant à regarder ce corps qui jamais plus ne se relèverait, raclant frénétiquement de ses griffes, quoique sans colère, le sol rocheux.
A l’image d’un endeuillé qui venait d’apprendre la perte de sa famille, Ssaadjith ne comprenait pas jusqu’alors ce que cet évènement avait comme portée sur sa vie. Il ne connaissait guère Kaalys et ne s’était jamais intéressé à son beau-frère. Apprendre sa mort n’avait été qu’une nouvelle de plus, sans importance, et de ce fait-là important, qui s’ajoutait à la liste juste au-dessus de « le faon a un meilleur goût que le lapin ». Ce n’était qu’en contemplant sa dépouille dans cette caverne à l’air poisseux que le dragonnet d’obsidienne mesurait à présent l’impact de cette tragédie. La présence de cette silhouette familière, aux écailles noires comme les siennes, lui infligeaient l’horreur d’un sombre présage qu’il détesta au plus haut point. Elle incarnait la figure active et solide de la fin, puisque derrière elle se tenaient les prémisses du déclin de leur race, elle qui sur cet archipel était déjà si prématurément affaiblie par la perte d’une poignée des leurs. Tel était le fardeau que le Lien avait apposé sur eux, au prix d’une joyeuse amitié avec un élu de pacotille. Ssaadjith se félicita de ne pas avoir eu la bêtise de se lier avec un bipède et ne le ferait jamais ! Et dire que l’un d’entre eux attendait tranquillement à l’extérieur, comme un rapace toisant patiemment de son œil aguerri l’arrivée d’un propice dîner.
Il retrouva bientôt ses couleurs, noires sur noires, et tourna dare-dare son cou serpentin vers sa nièce. Il sifflota avec la délicatesse d’un crochet vénéneux :
-Je t’attendrai dehors auprès des miens. Pense à ma proposition, cela t’évitera de cruels lendemains. Il sortit de la caverne en bondissant, léger comme un cabri, sur la roche pleine de suie. Il avait déjà laissé glisser les émotions qui quelques instants auparavant l’avaient pris. Y demeurait encore la colère de ce que le Lien avait forgé au cours des derniers siècles et de ce qu’il représentait. Si son père disait vrai, alors les autres dragons-liés subiraient le même sort, et peut-être, lorsque tous seraient tombés, les bipèdes tourneraient leur regard vers ceux qui étaient encore libres.
Ainsi sortit Ssaadjith de la caverne-tombeau, songeur. Le vampire-lié parla, proposa d’amener le corps du dragon noir sur une île enneigée loin du domaine draconique. Ce bipède posté là lui rappela furieusement la raison de leur venue ici. Une lueur prédatrice fusa dans le regard du dragonnet d’obsidienne. Nephilith sentit ce qui allait alors se produire. Il voulut sortir de la caverne à son tour pour l’en empêcher mais Ssaadjith fut plus rapide, de cette énergie franche qui l’avait toujours animé. Il prit appui sur un rocher qu’il usa comme d’un perchoir, se dressa de toute sa hauteur en prenant un air outré et en clignant des yeux vivement. L’air profondément innocent, il jouait là le rôle fervent d’un dragonnet qui allait poser une question à laquelle il ne pourrait pas comprendre la réponse. Il se tourna vers Keetech et rouspéta avec le ton enfantin d’un mauvais garçon pour que tous l’entendent :
-Mère, quelle est donc la raison qui autorise ce bipède à tremper dans nos pas ? Est-ce donc ainsi qu’autour du défunt nous devons converser en émoi ? Je croyais que les bipèdes-liés étaient de déviants bourreaux patentés. Pour le dire franchement, ne vient-il pas se recueillir devant une tombe qu’un jour lui-même devra creuser ? N’était-ce pas ce que Père avait dit ? Ne l’a-t-il pas mentionné une fois le dernier souffle de Kaalys parti ? Qu’en vérité certains d’entre nous prennent parti pour ce lien, ce second cœur aberrant, tout près d’éclater, qui bat auprès du nôtre. Mais voilà le quatrième de notre peuple pour qui arrive la fin, son deuil aurait pu être évité si du lien il n’était pas devenu l’apôtre. Alors que devons-nous faire pour préserver, protéger, garder dirais-je, ceux pour qui le danger demeure ? Un peu de mesure par conjecture bien sûr nous permettrait d’y voir plus clair qu’à cette heure. Il faisait risette de sa figure de petit angélique. Il avait l’air mignon, le Ssaadjith, mignon comme un poussin avec cette mine et ses yeux d’absinthe. Jouer le rôle d’un dragonnet ingénu et candide avait ses petits avantages. Il espéra que son discours et son attitude feraient mouche, et qu’au moins quelques dragons réagiraient. Il avait en effet le désir qu’à tout le moins dans ce mélodrame, quelques escarmouches éclatent pour le divertir. Pour tout dire, ce funeste moment commençait à l’ennuyer, et il avait envie d’une franche pétarade. Ce n’était quand même pas grand chose à demander que d’avoir un peu d’action !