12 Août 1764
Légion de Vat’Aan’Ruda
Le silence régnait. Les ombres ondulantes des paravents flottaient sur le sable poudré du carmin de l’aurore. Le vent attisait un sifflement scabreux qui se dérobait sur la courbe des demeures Graärh. Dans la cité, les sentinelles organisaient leur bal de ronde au milieu des allées, des tentes et des huttes installées. Ils ne se pressaient pas à leur tâche. Ils n’avaient pas non plus toute leur attention tournée vers la patrouille. Les derniers mois n’avaient pas laissé traîner beaucoup de grabuges ; quelques anicroches de-ci de-là, des disputes sans importance pour la majorité ; des ashuud un peu trop scrutateurs ; des prédateurs un peu trop proches des environs. Ils avaient bon espoir qu’il en serait ainsi pour les prochaines semaines à venir. En vérité, tous avaient de brefs pétillements d’excitation dans le regard. Ils attendaient la cérémonie des moussons qui marqueraient la fin de l’été suffoquant du désert. Magie et spirites feraient la part belle aux spectacles. A défaut du silence, ils auraient alors droit à de la distraction.
Ainsi, loin de leur attention, Asolraahn se glissa à l’abri dans l’obscurité d’une toile tirée. Il se faufila sous leur inspection et descendit de la colline du conseil avec l’aisance d’un chat sauvage. A l’aide de son spirite du chat, ses bruits de pas se turent. Il n’avait enfilé en tout et pour tout qu’un pagne destiné à masquer son pelage opalin, facilement repérable même dans les recoins les plus sombres. Il portait également une bandelette en cuir noir pour porter son bâton dans son dos. Il escomptait ne pas attirer l’attention avec un tel artifice. La discrétion était à son goût une partenaire indolente ; elle ne se prêtait pas à ses avances et se destinait très peu à ses derniers usages. L’apparence qu’il avait développée pour cette escapade, il ne l’avait utilisé que rarement, à des moments où les autres possibilités se conglutinaient en d’impossibles solutions. D’ordinaire, même des humains étaient capables de le repérer dans le noir le plus profond. C’était encore plus difficile quand les personnes qui pouvaient vous dénicher étaient des êtres aux sens bardés de talents comme ceux de son peuple.
C’était donc peu de dire qu’il fut satisfait de la tournure exceptionnellement bonne de son expédition nocturne.
Il arriva face à un wigwam niché dans un petit vallon de terre, où le spectre limpide des premières lueurs ne parvenait pas encore à gratter la surface de son toit. Le géant opalin ne s’annonça pas, il ne perdit pas de temps en hésitation non plus. S’il avait réussi jusque-là à tromper la vigilance de quelques sentinelles, il ne fallait pas pousser la chance. Il entra sans mot dire. A l’intérieur, un jeune Graärh leva un museau irrité dans sa direction, l’air las et vaguement ennuyé. Mais lorsqu’il le reconnut, il se leva d’un mouvement en miaulant avec maladresse :
-Tribyoon, vous m’honorez…
-Silence, petit.
Le félin s’interrompit à son ordre, parut s’alarmer d’avoir commis la plus honteuse des bévues, puis hocha la tête avec obédience. Il n’avait manifestement pas l’habitude de tremper dans de tels complots, et en dépit de son assurance, Asolraahn n’était pas sûr d’être guère plus à l’aise. Il se défit néanmoins avec des gestes minutieux du sac qu’il portait sur le dos. Il l’ouvrit et farfouilla dans son contenu avant de sortir un petit drap en lin. Il le tira d’un geste, si bien que l’objet dissimulé dedans creusa une forme dans le tissu. Il le tendit au jeune Graärh. Ce dernier le récupéra en observant le drap avec intérêt. Le géant opalin feula lorsqu’il se pencha pour examiner l’amulette à l’intérieur :
-Ne le défait pas ! murmura-t-il. Transmet-la à celui qui t’a amené à moi.
-Et que devrai-je dire à l’araignée, Tribyoon ?
-Je crois que dans cette affaire, moins tu en diras mieux cela vaudra, répondit Asolraahn avec un ronronnement amusé. Remet-lui simplement le drap et il comprendra. Il comprendra que j’ai trouvé l’Epervier, celui qui porte la Blessure pâle. Il comprendra que j’aurai enfermé ce bien de puissance dans la prison qu’il m’aura fourni.
-Ce sera fait, promit le jeune félin.
Asolraahn lui jeta un ultime regard avant de sortir du wigwam en silence.
* * *
Le jour se levait. Après avoir accompli sa tâche, la cité des wigwams lui parut soudain étrangement déserte. On n’entendait au loin que le son étouffé des bâtisseurs Garal qui s’affairaient sur le comptoir de commerce destiné à la délégation sélénienne. Depuis qu’il était de retour, Asolraahn avait pu l’observer de loin et discuter avec les maîtres de cet ouvrage. Ils n’avaient pas fait dans la dentelle. Si la plupart des habitations de la légion se constituait de wigwams et de huttes prêtes à supporter les affres de la chaleur, le comptoir était quant à lui construit dans le bois sombre d’un dattier. Comparé à ce qu’il y avait autour du campement, son aspect tenait plus de la forteresse de première jeunesse que d’une ambassade. Asolraahn s’estima heureux de ne pas voir de douves hérissées de piques comme à l’extérieur des palissades. Il ne pensait pas que les humains accepteraient de s’installer dans une résidence aussi menaçante.
Le géant opalin se détourna du bruit. Il se dirigea vers les murs de la cité, recroquevillés comme des pattes de lézard géant, et grimpa sur le rempart. Il observa la plaine de Stymphale et ses environs. Une ligne basse de colline se dressait comme les vagues tumultueuses d’une mer en furie. Dans le lointain, le soleil se faisait le piédestal du monde, ses mâchoires dorées grignotaient assidument la cime décharnée des montagnes du canyon Karaptia. Asolraahn ronronna longuement et son pelage frissonna de plaisir. Ces terres. Cette île. Cette légion. Tel était la place qui était sienne. Ce n’était certes pas comme son île natale. Il y avait maintes tâches et bien des sujets qui requéraient son attention. Leurs ennemis se renforçaient tandis que la légion reconstruisait encore ce qui avait été perdu et forgeait timidement les alliances qui seraient un jour les tributaires de sa pérennité.
Ce n’était pas non plus un pays marbré de gel, avec des igloos luttant contre le blizzard. Mais c’était chez lui désormais. D’un point de vue affectif, son chemin s’était éloigné de celui des Trands des années plus tôt. Le sable de Néthéril avait rapidement recouvert les empreintes derrière lui. Puis ce fut le sang et la haine à Atghalan qui mit définitivement un terme à cette route qu’il aurait souhaité reprendre.
Depuis, sa vie d’antan avait été perdu aussi sûrement que son existence future avait été assurée. Il passerait le restant de ses jours à évaluer le prix de cette perte. A chacun sa voie.
Et Asolraahn comptait bien protéger Vat’Aan’Ruda jusqu’à la fin.
Immobile, le Tribyoon guettait le lever du jour de ses yeux de glace.
Il remarqua alors un attroupement à l’Est, au-delà des murs de la cité. Asolraahn crut d’abord qu’il s’agissait d’un groupe de shikaaree revenant d’une chasse nocturne. Ce fut l’absence de leur mouvement qui le prévint que quelque chose n’allait pas. Dans le ciel, un aigle tournoyait. Une charogne, juste au-dessus d’eux. Le géant opalin n’aimait pas les présages. D’habitude il y croyait peu, mais dans les autres cas, cela le mettait mal à l’aise. Ce rapace fit frémir son pelage à lui seul. Il prit son bâton et l’attacha à la lanière de cuir ceinte dans son dos. Il s’élança ensuite au-dessus des murs, passa au travers des douves piégées et rejoignit la troupe. Celle-ci se tenait près d’un vieux baobab tordu par le courroux des tempêtes. Son ombre couvrait la troupe d’un lit obscur, si bien qu’il eut du mal à distinguer le sujet de l’agitation. Car s’il fallait dénoter de quelque chose, c’était que les Graärh rassemblés étaient agités ! En outre, le géant opalin entendait des feulements au sein même de la troupe.
Et des pleurs.
Il pénétra au coeur du rassemblement sans effort. Sur son passage, les Garal le reconnaissant s’écartèrent sans émettre de protestations. Ce qu’il vit alors embrasa sa colère tout autant que sa peine. Sur le côté de l’arbre, un graahron gisait sur le côté. Une morsure d’un pied au bas mot avait tracé de cruels trous sanguinolents dans son vêtement poisseux. Une Garal près du corps entonnait un chant funèbre accompagné de miaulements déchirants. Sa mère sans l’ombre d’un doute. En le voyant arriver, elle s’écria :
-Où étaient vos sentinelles, Tribyoon ? Où étaient-elles pour protéger mon fils ? Une bête sauvage l’a massacré sous mes yeux tandis qu’une légion entière regardait sans rien faire !
Puis elle retomba dans ses pleurs, la mine effondrée. Asolraahn se tourna vers les Garal attroupés avec un regard dur :
-Où est cette bête ? (Il haussa la voix) Est-ce que quelqu’un ici peut me dire où est allée cette créature ?!