La main de l’autre venant serrer la sienne fit vibrer la trame de magie et le serment les lia. Lui, lié à cet homme-là entre tous, à ce pirate incongru. Liés tous deux, en un duo si improbable, si inattendu. Mais était-ce réellement si inattendu ? Certes, Thôrmir était pirate, mais il était avant tout un savant, un assoiffé de savoir. Le savoir est le pouvoir, tel était sans doute leur adage commun. Était-ce alors si étrange qu’ils cheminent ensemble, au moins pour un temps, sur la voie du savoir qui pourrait, peut-être, les amener, ou du moins les aider, à contrer un danger qui dépassait les factions, telles les Couronnes de Cendres ?
Il était vrai qu’il était attaché lui-même à sa faction, à l’Alliance. Il lui avait tout donné, ou presque, le jour où il avait accepté, de façon inopinée, la demande de l’ancienne Intendante de Delimar. Et si maintenant il était lié à Caladon, époux de la Monarque qui la menait de mains d’or, il restait attaché à l’Alliance en elle-même, au symbole de la liberté, du libre arbitre de toute race, avant toute chose. Et au-delà encore, il était attaché à un idéal, fou utopique qu’il avait pu être et qu’il était encore. Il était attaché à mener leur monde à un avenir plus serein, au-delà des querelles de factions, à le mener à son plein essor. Un avenir qui ne pourrait réellement être façonné que par la nouvelle race naissante, ces Sainnûrs qui peinaient encore à comprendre pleinement leur rôle et surtout à trouver pleinement leur place. Mais leur place, leur rôle, c’était l’avenir. La faction ultime à venir. Une faction puissante qui saurait s’affranchir des affres du temps pour construire des projets durables, ancrés dans les siècles, et non dans les décennies étriquées des temps humains, et ce en se défaisant des séculaires contes dépassés d’un autre temps, tels que ceux dont les elfes s’étaient tant bercés.
Les Sainnûrs, voilà sa véritable faction. Les Sainnûrs, et la pleine liberté de choisir et de créer. Créer un monde à eux, qui ne chercherait plus à les éradiquer à la moindre occasion, où ils pourraient cesser de courir de fin du monde en fin du monde. S’il avait une foi forte en les Huit et en les Esprits-Liés, sa foi était tout aussi puissante envers les Sainnûrs, sa race, ses frères et sœurs, son peuple.
Et ce qu’il complotait en cet instant, avec un membre d’une faction potentiellement adverse, n’était que dans ce but-là. Pour l’avenir de sa propre faction, certes, pour que l’Alliance puisse survivre à une potentielle et inévitable attaque dévastatrice des Couronnes, mais aussi pour l’avenir de tout l’archipel. Car qu’on ne s’y trompe pas, si les Couronnes de Cendres lançaient leur attaque ultime, et arrivaient à mener leur projet à terme, ce ne serait pas seulement l’Alliance qui serait menacée, ce ne serait pas seulement les cinq factions, six si l’on comptait toutes les groupes neutres, mais tout l’archipel qui serait alors anéanti.
S’il fallait alors s’allier aux pirates, à cette faction de forbans qu’il ne portait pas en son cœur, pour ne pas dire plus, alors il le ferait et le faisait. Oh oui, il rêvait en son for intérieur de détruire cette maudite piraterie qui ravageait leurs côtes, même si les navires caladoniens avaient la "chance" pour le moment d’échapper à leurs forfaits. Oh oui, il rêvait de défaire ces six capitaines à sa tête, et plus précisément ce fourbe honni qui se nommait Roi de la Confrérie. Oh oui, il rêvait de les voir choir et d’étancher sa sinistre vengeance sans gloire. Mais… ils avaient besoin de ces brigands, et surtout, ils avaient besoin du savoir de cet homme-là.
Et le prix à payer pour lui était grand. Pas seulement par le pacte qu’il scellait de son glyphe du Serment, mais aussi par tout ce à quoi il renonçait avec cette alliance en cet instant. Sa vengeance, son rêve de reprendre son Althaïa, sa soif de retrouver son dû, sa Romantique déchue… Tout cela était balayé au vent en cet instant, face à la gravité de la situation à laquelle beaucoup ne semblait pas, pour le moment, prêter grande attention. Une situation qui leur éclaterait au visage, une fois encore, quand il serait trop tard… Plus de six mois s’étaient écoulés depuis la première apparition des Couronnes. Et il y avait moins de six mois que son plan avait commencé à réellement prendre forme quand il avait rencontré cet homme dans une taverne de Cendres-Terre et qu’il avait réalisé pleinement tout le potentiel espoir qu’il pouvait leur apporter.
Un sourire naquit sur ses lèvres à la question de l’érudit. Toujours droit au but. Quels Esprits-Liés ? Il haussa un léger sourcil quand l’autre affirma que ses propres informations devaient avoir plus de validité. Voilà qui était un compliment peu coutumier venant de cet homme. Et qu’il prit comme tel, car Thôrmir était du genre à parler sans ambages et surtout pas pour ne rien dire. Il reconnaissait là une de ses compétences. Ilhan hocha alors la tête, en guise de remerciement muet. Oui, son intuition se renforçait, leurs compétences à tous deux combinées pouvaient, peut-être, amener à quelque chose. Les informations qu’il avait lui, le savoir alchimique qu’avait l’autre. À tous deux…
– A priori, nous avons pu tous les nommer, même si certains avec difficultés. Rog, le créateur de cauchemar, que vous avez déjà rencontré, posséderait le Cafard, le Corbeau et la Lucane. Vous connaissez déjà bien le Cafard.
Se disant, un fin sourire énigmatique se dessina sur ses traits alors qu’il observait d’un regard perçant l’érudit en face de lui.
– Mais cela va bien au-delà de nos capacités habituelles de spirite. Il est à un tout autre niveau. Si le Cafard confère à ses spirites une endurance et une résistance aux poisons hors pair, je subodore que pour Rog cela va plus loin. Peut-être le rendant alors… immortel ? Du moins impossible à tuer tant qu’il y sera lié. Le Corbeau lui confère apparemment la capacité de ramener l’âme d’une personne au sein de son corps, même quand celle-ci est morte, peu importe la date de la mort, pour peu que celle-ci ne se soit pas déjà réincarnée. Sans doute lui confère-t-il d’autres capacités. La Lucane, Esprit-Lié que je n’avais encore jamais rencontré, mais on suppose qu’il s’agit de lui, lui donnerait la capacité de créer la vie. Tous les renseignements que nous avons obtenus sur lui convergent sur ce point.
Ce que lui avait raconté Thôrmir lui-même lors de leur précédente rencontre, les événements au mausolée… mais également les révélations d’Udyog, Couronne de Cendre qu’il avait rencontrée dans la forge souterraine de Calastin il y a peu…
– Nous avons ensuite Lolupata, doté lui aussi de trois Esprits-Liés de haut niveau, même s’il semble un peu moins puissant que Rog lui-même. De ce qu’on en a vu, il est doté de l’Esprit-Lié du Castor, sa puissante mâchoire est alors redoutable, du rat, ce qui lui donne un appétit apparemment vorace et une capacité à manger tout sans exception avec une résistance physique hors du commun. Possiblement il serait capable de se révéler furtif, alors même que sa corpulence obèse ne prête guère, en temps ordinaire, à cette capacité. Enfin, il est doté d’un Esprit-Lié le dotant d’une capacité pulmonaire ahurissante, son inspiration pouvant tout attirer à lui et son expiration pouvant créer des ravages telle une tornade. Sa forme est inhabituelle, mais en y réfléchissant bien il pourrait s’agir du Tapir.
Il laissa un léger temps de silence s’installer, tout en observant l’homme en face de lui, toujours si impassible.
– Cela nous fait six Esprits-Liés, et pas des moindres, reprit-il alors presque en un murmure. Mais cela n’est rien comparé au septième. Laalach, sans doute à l’origine même des Couronnes de Cendres et le plus puissant d’entre tous. Il n’a qu’un seul Esprit-Lié mais à une puissante inégalée, transcendantale. Il est doté de…
Il s’humecta légèrement les lèvres.
– De l'ornithorynque, chuchota-t-il enfin d’une voix à peine audible.
Son propre Esprit-Lié, ce compagnon qu’il aimait tant et qui l’avait honoré de son lien, qui l’avait choisi lui aussi. Un compagnon peut-être bien prisonnier d’un lien, qui, s’il ne pouvait dire l’avoir voulu, n’avait pas eu le temps de décider s’il voulait le garder après le sacrilège que son protégé préféré, Laalach, allait s’apprêter à proférer. L’althaïen n’en était pas sûr et certain, tout ceci n’était que déduction. Mais de ce qui lui avait été révélé, il y avait tout lieu de croire que Laalach avait retenu l'ornithorynque contre son gré, profitant de son hésitation. Et si tel était bien le cas, Ilhan était bien déterminé aussi à essayer de libérer cet Esprit-Lié qui l’avait honoré aussi, ne serait-ce que pour lui laisser de nouveau le choix. Qu’il soit libre de rester ou non avec Laalach et non plus retenu par la force.
Ilhan puisa alors dans les capacités que son Esprit-Lié lui conférait et créa un petit verre de glace, qu’il tendit ensuite vers Thôrmir. Oui, il venait de copier son Léopard des neiges. Mais ces capacités-là étaient d’un niveau si faible par rapport à celles de Laalach…
– Cela n’est rien comparé à ce que semble capable de faire Laalach. Il émane de lui de la haute magie, mais il semble ne pouvoir l’utiliser qu’au travers de son ornithorynque justement. Toute capacité du Graärh semble venir de lui. En gros, il est capable de copier… tout pouvoir, toute capacité, qu’il rencontre. Les Esprit-Liés, comme je viens de le faire, mais en les copiant à une puissance transcendée là aussi, mais aussi la magie, ou même toute compétence. Il est capable de devenir un archer hors pair si un tel expert se trouve à proximité de lui. Pour faire simple, toutes nos forces deviennent des faiblesses en sa présence, car il les copie, voire les décuple, pour lui. Notre seul moyen de pouvoir avoir une chance contre lui, me semble-t-il, serait de… le couper de son lien avec l'ornithorynque.
Il arrêta de copier les pouvoirs du Léopard et laissa tomber sa création à terre, qui se brisa en six morceaux, qui bientôt allaient fondre sous la chaleur de Keet-Tiamat. Il avait tu sa rencontre avec Udyog ainsi que ce qu’il savait sur lui. Une possible alliance, ou du moins une neutralité, n’était pas impossible avec cette quatrième Couronne, qui semblait peu encline à rejoindre le combat et la cause de ces anciens alliés. Un marché était en court, lui rapporter un objet précieux à ses yeux, en échange de l’assurance qu’Udyog ne soutiendrait pas les autres Couronnes. Pour l’heure, il préférait donc le laisser hors de tout cela. Il observa un court instant les six petits morceaux à terre, se demandant s’ils avaient un quelconque présage, puis releva les yeux sur Thôrmir.
– Avez-vous là toutes les informations qu’il vous faut ? Je vous encourage dans ce projet qui, j’en suis conscient, est à la fois folie et non sans risque, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider si vous avez besoin de quelque chose.
Car qui leur disait qu’ils n’allaient pas déclencher la colère des Esprits-Liés ? C’était aussi pour cela qu’il avait voulu faire prêter serment. Pour leur assurer de ne pas (trop) déclencher l’ire de ces hautes instances qui les protégeaient. Prouver leur bonne foi, leur volonté d’agir que dans un seul but, non pas en quête de pouvoir, mais dans la volonté de contrer les Couronnes de Cendre qui outrepassaient les lois fondamentales des pouvoirs conférés par les Esprits-Liés eux-mêmes, et tenter de sauver l’avenir de l’archipel et des vies que les Esprits-Liés avaient pour but de protéger eux aussi, selon la mission qui leur était originellement destinée. Ce serment, plus qu’une garantie, était aussi un gage, face à la possible colère des Esprits-Liés, de leur véritable but et de leur bonne volonté, dans l’espoir de les apaiser.
– Je pense que c’est là notre meilleure chance. Si nous ne devions viser que quelques cibles, ce serait Rog, en particulier son Cafard et son Corbeau, qui l’empêche de mourir et lui permet de faire revenir à la vie ses compères, et Laalach surtout, qui semble imbattable tant qu’il aura les pouvoirs de son Esprit-Lié à ses côtés, ou très difficilement. Si vous acceptez de me suivre dans ce projet, je vous en remercie sincèrement.