28 Août 1764
La liberté, n’était-ce pas un sentiment universel ? On en rêvait, tous tout en s’enchaînant et regardant ailleurs, feignant de ne pas voir ce qu’on s’infligeait. On préférait blâmer les autres de vouloir être libres, eux-aussi, de partager ce rêve qu’un seul être ici-bas, quel qu’il soit, pouvait réaliser en méprisant celle des autres. Mais il n’y avait jamais aucun gagnant. La liberté était un champ de bataille où personne n’arrêtait jamais de se battre, qu’importe ceux qu’on venait à blesser, y compris ses proches. Quand on renonçait, pour leur laisser la victoire, on saignait. Il en allait ainsi de l’amour, comme une victoire offerte et qui faisait un mal de chien.
Il aurait aimé être moins lucide, de ne pas pouvoir regarder le champ de bataille, comme vu du ciel. Depuis leur arrivée sur Ambarhùna, il n’avait eu de cesse de voir ce monde comme un marasme perdu d’avance. Il s’était battu pour la liberté, forgeant une Alliance des Cités Libres qui, aujourd’hui, se fissurait et venait ployer le genou. Après tous les morts, ils renonçaient et abdiquaient. Et s’il n’avait pas organisé la destitution d’Eleonnora et mené Autone à Caladon, la cité de l’or se serait vendue à la servitude vassale. Mais de qui était-elle encore l’incarnation de la liberté ? Le travail de la nouvelle monarque prendrait du temps. Il leur faudrait prier pour que les cités ne tombent, comme celle des elfes.
Un fléau, peste de corail en son nom, avait conduit le peuple elfique vers son tombeau. Ce ne fut ni les miasmes du Néant, ni les chimères, ni les vampires qui eurent raison d’eux, mais une pathologie microscopique. Il était effrayant de voir comme de si petites choses pouvaient avoir d’aussi grandes conséquences. Fallait-il alors que la destruction frappe pour laisser place à une construction ? Durant des siècles, vampires et elfes se vouèrent une guerre sans merci et aujourd’hui, sous sa couronne, ils étaient réunis. Il était revenu après près d’un millier d’entre eux, vampirisés ou immaculés : soignés de la peste.
Les nouveau-nés avaient été conduits à Hurle-Vent, comme quelques mois plus tôt, il l’avait fait avec le millier d’humains vampirisés à Sélénia. Là-bas, près de la forêt, ils pouvaient chasser le gibier pour apaiser leurs instincts prédateurs en feu. Ils avaient de l’espace pour courir et surtout, ils n’étaient pas soumis à la tentation. A Cendre-Terre vivaient les bipèdes au sang chaud et au cœur battant. Des humains, des elfes, des sainurs, parfois simplement de passage pour le commerce, auraient tôt fait de rendre fous ces nouveau-nés qui devaient apprendre à se maîtriser.
S’ils n’étaient pas présents à Cendre-Terre, le fait qu’Aldaron était revenu de Keet-Tiamat avec un près d’un millier d’elfes vampirisés avait tôt fait de faire croire à ce qui n’était : une chasse de recrues, une vile attaque du gentil peuple de la forêt par les méchants monstres de la nuit. Aldaron savait que cette image collait à la peau des vampires, aussi ne doutait-il pas que les autres nations lui demandent des comptes à ce sujet. Il se savait être droit dans ses bottes et que la vampirisation avait été le salut pour la survie de ces antiques… il resterait à convaincre les autres. Mais pour l’heure… Il était occupé à regarder ses deux fils se battre à l’épée. Non pas qu’il y aurait une colère entre eux : ils s’entrainaient simplement.
Le fait est que les vampires étaient souvent brutaux et le craignaient pas de recevoir des coups. Aussi, voir Siel et Ivanyr, ce cher Feu-Nolan Kohan, pouvait effrayer un œil peu habitué. Ivanyr était encore un nouveau-né, mais il parvenait de mieux en mieux à se tenir. Quant à Siel, bien qu’il ait rejoint le peuple de la nuit plus tard, faisait montre d’une belle maîtrise de la Faim. Il fallait dire que les antiques bénéficiaient de la sagesse et de la mesure des elfes qu’ils furent, là où les humains, même après leur transformation, gardaient leur tempérament fougueux. Pour autant, tous deux avaient le droit de vivre à Cendre-Terre. Leur exil à Hurle-Vent était terminé : il était l’heure, pour eux, de l’entrainement. Au Royaume Erlië, tout un chacun était avant tout un soldat. L’on pouvait être forgeron, pâtissier, ou commerçant à côté, pour servir la nation, mais la place de soldat était primordiale et formait la hiérarchie. Plus on était un bon soldat et plus on montait en grade et plus on était respectés.
Il corrigeait ses enfants, lorsqu’ils faisaient des erreurs. Il repositionnait leur jeu de jambe, participait à leur état d’esprit, corrigeait la trajectoire de leur épée. Il était intransigeant, tranchant et direct. Il n’était pas ici pour faire de la dentelle, et s’il ne manquait pas de les féliciter dans leur geste se faisait précis, il pointait sans détour les défauts dans leur façon de combattre. Lorsqu’il leva les yeux au ciel, lorsque Siel engageait une retraite plutôt que d’attaquer, il vit cette femme, cette elfe, sur les remparts qui bordait l’arène d’entrainement. Elle n’était pas des leurs, alors, elle n’avait rien à faire ici. Comment était-elle entrée ? Mauvaise vigilance de la garde ou avait-elle mis KO ceux qui gardaient l’entrée ? Et pourquoi venir ici, précisément ? Était-ce le Prince Noir qu’elle cherchait ?
« Tu as manqué une occasion de frapper une deuxième fois, Siel. Il est bon d’être prudent, et de reculer quand il le faut. Il est bien meilleur de saisir les opportunités quand elles se présentent de façon aussi évidente. » Siel était un soigneur, il savait qu’il peinait à donner des coups d’épée, en particulier quand son ennemi était son frère et Aldaron le savait. Il était… Sentimental et le Prince Noir l’était aussi. Mis le combat était le combat et il ne devait pas perdre cet objectif de vue. « Reprenez. » Un ordre, net, suivi d’exécution, mais il se retira et gravit les marches qui conduisaient aux remparts pour rejoindre l’elfe rousse. Il aurait été bête de sa part de fuir, Aldaron l’aurait faite rattraper rapidement. Elle avait trop avancé, même par erreur, pour reculer. « Vous n’êtes pas des nôtres. » commença-t-il, en guise de salutations. Ce n’était pas spécialement courtois, mais elle n’avait rien à faire ici, qu’elle s’y soit retrouvée par erreur ou volontairement.
« Rassurez-moi, vous n’avez pas tapé sur mes soldats pour entrer ici, n’est-ce pas ? » La voix était grave, sombre, mais il lui laissait le bénéfice du doute. Ses gardes avaient pu manquer de vigilance et elle se perdre. « Que faites-vous là ? » En vérité, le comment elle était entrée ici ne l’intéressait pas beaucoup. C’était le pourquoi. Quelle intention y avait-il derrière cette venue ?