Le conseil. Quelle immense blague. Des heures perdues, à rejoindre les deux autres Aaleeshan, ces deux femelles à peine capables de prendre une décision quelconque, et encore moins d'en prendre une bonne; des heures perdues à déblatérer pour ne rien entreprendre de concret; et encore tout autant pour revenir...J'enrageai intérieurement de tout ce temps passé à cette inutile réunion sur le chemin du retour. Mon escorte semblait tout aussi ennuyée que moi, quand bien même elle n'avait pas assisté à ces ablutions verbales sans le moindre intérêt. C'était cependant compréhensible : là où j'avais au moins eu le temps de bouillir intérieurement face à ces greluches et relâcher un peu de pression en leur expliquant plus ou moins aimablement ma façon de voir les choses, eux n'avaient pu qu'attendre, sur le territoire des Guépards Célestes qui hébergeaient cette énième séance sans impact...Mais c'en était trop. Deux heures de marche avaient suffi à raviver mon agacement -et n'avaient très probablement suffi à atténuer le leur-. Menant le cortège, je levais un poing en saisissant ma pertuisane de l'autre.
- Enfin un peu d'action... , soufflai-je en désignant d'un signe de tête des traces au sol.
Deux smilodons semblaient être passés dans les environs, plutôt récemment. Probablement un mâle accompagné d'une femelle blessée à en juger par la taille des empreintes. A sept, la partie de chasse s'annonçait intéressante. D'aucuns le savent déjà : ceux qui m'accompagnaient étaient loyaux envers ma personne et les idéaux que nous partagions. La plupart d'entre eux, Shikaarees, m'avaient accompagnée en chasse à plusieurs reprises. Les smilodons, cependant, n'étaient pas nos proies favorites (loin s'en fallait, même) : à quoi bon chasser une proie si dangereuse si celle-ci ne fournissait pas une quantité de viande proportionnelle au risque que sa traque impliquait, sans même parler de la qualité de celle-ci. Certains trouvaient une valeur particulière à une viande aussi complexe à obtenir. Mais sans gras ou presque, avec un goût et une texture rappelant largement celui d'un vieux morceau de cuir gorgé de sang, l'intérêt était des plus minimes...Enfin. Pareille journée méritait largement un peu d'exercice, et mes compagnons semblèrent trouver l'idée à leur goût.
Avant le départ presque à reculons pour cette réunion au sommet, chacun d'entre nous s'était préparé à un voyage troublé, avec le retour des raids pirates dans la savane...Pour ma part, la Protection de la Meute avait été mon choix premier, tout comme celui de ma jeune consoeur, Lha'dii. Sheoggah, spirite du scorpion et gräarh particulièrement touffu, était un excellent lanceur de boules de poils...Et si, ainsi décrit, il y avait largement de quoi hausser un sourcil, se retrouver englué par l'une de celles-ci n'avait absolument rien d'amusant. Enfin, nos quatre autres accompagnants s'étaient penchés vers des améliorations de leurs capacités, physiques ou élémentaires. Une bonne chasse s'annonçait donc!
Cependant que nous suivions les traces, l'air s'était doucement raffraîchi à l'arrivée d'une venteuse vesprée. L'odeur du sable encore chaud contrastait avec l'air légèrement iodé que les bourrasques du large ramenaient jusque dans les terres. Scrutant l'horizon, progressant tranquillement en restant à couvert des buissons, aussi épars qu'épineux sur cette terre ou les mottes d'herbe rase et sèche dansaient sous la moindre brise dans un bruissement sec, nous nous approchions peu à peu de notre proie. Le hasard voulut, par chance, oserai-je ajouter, que celles-ci se dirigent en direction de l'Oasis à l'ouest, et, par extension, du camp des Chasseurs de Smilodons, aussi progressions-nous prudemment, mais toujours en direction de notre objectif. Tant mieux! La distance à parcourir pour ramener nos trouvailles n'en serait que plus courte, pensions-nous...Mais tandis qu'il fait parfois bien les choses, il arrive que le hasard joue des tours. Ou le destin, en fonction de vos croyances personnelles. Ou les esprits. Ou autre chose, encore...Il existait tant de croyances, comme nous autres, Vat'Aan'Ruda, avions pu le constater lors de la bataille du Bäoli en entendant les guerriers étrangers s'en remettre à leurs divinités, qu'en faire une liste exhaustive prendrait plus de temps encore qu'il ne nous en fallut pour traquer les prédateurs après lesquels nous marchions en silence.
Nos proies s'abreuvaient tranquillement au bord de l'eau tandis que nous nous dispersions pour mieux leur couper la retraite. Le piège se refermait sans qu'ils ne paraissent repérer notre présence, restant à contre-vent et à distance raisonnable des deux prédateurs. La femelle, effectivement, semblait avoir été blessée à la patte...une aubaine pour nous autres, un désavantage pour elle. Le mâle, en revanche, de belle taille, paraissait aussi vigoureux qu'il était possible de l'être pour une bête de cette taille. Djerzeb, Kmhûn et moi-même l'attaquerions en premier pour isoler la femelle: nous étions les trois plus agiles et rapides de notre groupe. Les autres n'auraient qu'à se charger au plus vite de sa compagne, et à sept contre un, le décompte de ses chances ne s'annonçait pas de bon augure...si l'on se plaçait de son point de vue.
Nous bondîmes tous trois, ne laissant entendre qu'un léger bruissement, digne du vent dans les Themeda triandra qui ornaient le sol alentour. En deux bonds de géant, Khmûn fut le premier rendu sur la cible. Sa lame mordit dans la chair, tandis que la bête se retournait. Là où il aurait pu atteindre le coeur, son arme ripa sur les côtes, et grand bien lui en fit de suivre son élan plutôt que le retenir. Il roula hors de portée de griffes du monstre, tandis que la patte puissante de ce dernier faucha l'air dans un geste qui aurait sans aucun doute pu venir à bout de n'importe quel Gräarh un peu trop lent. Djerzeb, quand à lui, s'emparait d'un des javelots qu'il transportait dans le carquois en cuir ocre qu'il portait en bandoulière. Les pointes, enduites de sève d'Utas, avaient eu raison de bien des proies...Mais les smilodons n'étaient pas n'importe quelles proies. Un ne suffirait pas à faire cesseur leur coeur de battre. De l'autre côté, Lha'dii semblait déterminée, son arc court à la main, à transformer la femelle smilodon en porc-épic. Si elle n'employait pas de poisons aussi puissants que celui susmentionné, à cause de la proximité entre ses pattes et la pointe de ses projectiles, une réduction d'aconit n'était pas moins létale pour des proies plus petites. Ajouter à ça l'ivresse du combat et la blessure béante de la femelle suffisait à imaginer qu'un carquois suffirait à mettre fin à ses jours, sans même parlait des trois autres Shikaarees qui l'assaillaient pour distraire la femelle des assauts à distance de la jeune chasseresse
Pour ma part, je ne laissai pas en reste mes camarades : notre objectif était de rabattre légèrement le mâle vers Djerzeb, pour éviter de risquer qu'un de ses javelots n'en vienne à nous toucher, aussi fallait-il malgré tout distraire l'attention de la bête. Mon coeur battait à tout rompre tandis que mes mains closes sur la hampe de ma pertuisane poussaient celle-ci en direction des dangereux membres du fauve. Lui couper un tendon ne serait pas chose aisée : leur chair était dure comme un cuir épais, leurs muscles résistants, et leurs ligaments n'étaient pas en reste; un tendon, tout naturellement, n'aurait su, sur pareil animal, être fragile. J'entamai, restant à portée suffisante pour pouvoir échapper à un réflexe violent, une série d'assauts rapides pour affaiblir l'articulation médiane d'une de ses pattes arrières tandis que Khmûn esquivait avec grâce les coups de patte avant. J'eus à peine le temps de me reculer en apercevant la hanche du smilodon se tendre : ses griffes passèrent à quelques centimètres de mon museau tandis que j'amorçai un second bond en arrière, abattant sur sa patte les pointes acérées de mon arme de prédilection, dont la vélocité permit d'entamer profondément l'articulation la plus fragile : celle qui liait la paume de cette patte presque humaine et les appendices digitaux qui en formaient l'extrémité. La seconde frappe s'enfonça plus profondément que la première, tandis que la bête poussait un rugissement de douleur en se dégageant d'un geste brusque, me forçant à lâcher l'arme plantée dans cette "main" monstrueuse. Sans elle, ce n'était pas ma dague qui suffirait à abattre cette force de la nature...
- Aaleeshan!
La voix de Djerzeb me tira d'une réflexion d'un instant sur la manière de procéder, et je me reculai à nouveau tandis que Khmûn tentait désespérément de récupérer l'attention du smilodon. La femelle, de l'autre côté, faiblissait à vue d'oeil alors que l'aconit faisait son oeuvre, mais malgré les coups et les deux javelots plantés dans sa chair, le mâle, lui, était loin d'avoir rendu son dernier souffle. Mon congénère me lança un de ses projectiles, que j'attrapai au vol juste à temps pour me sentir projetée, m'écroulant au sol heurtée à la hanche. Je me relevai aussi vite que possible, comprenant rapidement que ce n'était pas la bête qui m'avait frappée, mais bien un de mes camarades qui venait de me sauver d'un coup de patte...Mais lequel? La femelle s'était laissée choir sur le flanc, semblant peiner à reprendre son souffle. Le poison finirait sans aucun doute ce que les chasseurs avaient commencé. Je comptais mes compagnons en un instant, ressentant leur présence dans le lien que j'entretenais avec le Coq qui les avait marqués : Djerzeb était en retrait, Khmûn, Sheoggah, Jazal, et M'andani tenaient en respect l'animal...Mais Lha'dii manquait à l'appel dans les quelques mètreas autour de l'animal. Sa présence n'avait pas disparu, mais il ne me fallut pas plus longtemps pour saisir ce qui venait de se passer : ma cadette avait encaissé le coup à ma place et s'était retrouvée projetée bien plus loin que je ne l'avais été par son geste salvateur.
- Sheoggah! Lha'dhii a besoin de soins!
Du coin de l'oeil, j'aperçus ma consoeur tenter désespérément de contenir ses plaies, feulant entre deux buissons ras, implorant les esprits de lui accorder leur aide...Mais si nous nous éparpillions, le chasseur deviendrait chassé, et la proie deviendrait prédateur. Sheoggah était doué lorsqu'il s'agissait d'assister un blessé, et son choix de compétence lui permettrait peut-être de colmater les hémorragies dont pouvait être victime la jeune femme. C'était pour l'heure son rôle de la maintenir en vie. Le mien était de mener mon groupe à la victoire au plus vite.
- Khmûn ! Jazal! La cuisse droite! M'andani, cuisse gauche! Djerzeb...Prépare-toi à en lancer d'autres., ordonnai-je en me ruant dans la mêlée. Si elle venait à y laisser sa peau, son sacrifice ne devait pas être vain. Je n'aurais jamais laisser pareille ignominie arriver.
La bête sembla retrouver un instant sa confiance en voyant un de ses assaillants s'enfuir, mais il déchanta rapidement en comprenant que ce choix nous permettait de nous réorganiser. Par trois fois, il tenta de bondir hors de notre portée. Par trois fois, nous l'encerclions de nouveau, jusqu'à ce que son regard croise le mien. Lui et moi avions bien plus en commun que l'on ne pourrait le croire, si l'on excluait le pelage, les crocs, et les traits de fauves. Nous étions des battants. Déterminés. Des prédateurs ambitieux ne laissant place à aucune conteste. Mais lorsque deux êtres ainsi constitués s'affrontent, il n'est pas d'autre issue : l'un des deux doit mourir pour que l'autre survive. Khmûn esquiva, à nouveau, une offensive, alors que le smilodon s'apprêtait à charger, semblant avoir compris qui guidait le groupe. Mais le temps était venu de passer à l'assaut pour nous aussi.
- MAINTENANT!
Les lames de mes congénères s'élevèrent comme un rempart. Le javelot de Djerzeb siffla au dessus de ma tête, et l'animal s'arrêta dans sa course. Le collier à mon cou pulsait d'une énergie destructrice, funeste. Le mâle gémit alors que je m'élançai à mon tour et qu'il reposait au sol les pattes avant qu'il avait levées pour une ultime grande foulée, accueillies par les armes de mes compagnons. Le javelot de Djerzeb se planta dans son encolure alors que nôtre proie laissait échapper un gémissement plaintif sous l'effroi provoqué par le glyphe gravé. Il n'eut pas le temps d'en planter un second que déjà, mes camarades frappaient de nouveau. Ma foulée s'allongea, passant du sable au pelage de la bête. De sa patte avant droite, je m'élançai et frappai à mon tour. Le sang gicla alors que je retombais à terre, assourdie par le feulement puissant qu'il poussait en tentant de retirer le javelot empoisonné qui l'avait privé de sa vision, logé profondément dans ce globe oculaire au diamètre aussi long que mes pattes. Ma pertuisane tomba tandis qu'il se débattait, mes compagnons s'éloignant, et Djerzeb poursuivant son office. Directement encastré dans une muqueuse, le projectile enduit de sève ne laisserait cette fois aucune chance à l'animal...et quelques secondes à peine suffirent à le confirmer. A quelques mètres à peine de sa femelle, c'était désormais son tour de reposer, gisant, sur les berges de l'oasis qu'avaient désertée même les oiseaux de passage. Je ne laissai pas à la bête le temps de rendre son dernier souffle, m'élançant pour rejoindre Sheoggah, qui maintenait tant bien que mal Lha'dii en vie.
Le regard vitreux, le corps agité de convulsions, elle ne saignait presque plus mais la flaque qui empoissait son pelage de sable et de sang mêlés ne laissait aucun doute. Lourdement affaiblie, elle avait perdue une quantité d'hémoglobine considérable. Elle frissonnait, par moment, semblant s'étouffer avec sa propre salive tandis que ses halètements irréguliers apportaient un peu d'air à ses poumons enchâssés dans des côtes probablement brisées. Qu'elle ait tenu jusqu'à la fin de la bataille relevait déjà du miracle...Me laissant tomber en fin de course pour atterrir à côté d'elle à genoux. Je répétai la prière à l'Esprit du raton-laveur en imposant mes mains sur sa hanche blessée, où la peau déchirée laissait entrevoir le muscle abîmé par la rencontre avec l'une des griffes massives de notre proie désormais défunte. Abaissant mon museau, je lappai doucement la plaie pour la désinfecter autant que faire se pouvait, et tenter d'aider, sous la bénédiction de l'esprit évoqué, ses chairs à se ressouder. Ses blessures n'étaient pas régulières, et si les externes étaient parfaitement identifiables, les internes s'avéraient bien plus problématiques. D'un feulement, comme me l'avait autre fois montré Vraa'jek, j'implorai les esprits de m'accompagner pour ressouder ces côtes meurtries...si elle parvenait à respirer, son organisme s'allègerait déjà d'un fardeau inutile, maintenant que Sheoggah avait réussi à colmater les hémorragies les plus graves.
- Aal...eesha...n...
- Calme-toi, Lha'dii. Tu m'as sauvée la vie, c'est à mon tour de te rendre la pareille.
Je passai doucement mes doigts dans son pelage, observant la chair en dessous. Par miracle, elle ne semblait pas avoir subi de grave hémorragie interne, si l'on excluait sa jambe droite que mon congénère avait déjà garrotée. Ses côtes commençaient à se teinter de mauve sous le pelage ras de la demoiselle-puma...Ma main dériva doucement, frôlant à peine sa peau pour ne pas la blesser, jusqu'à son cou et sa joue que je caressai doucement, continuant à lapper ses plaies dans l'espoir que mes prières soient entendues. Peu à peu, ses blessures semblaient s'amoindrir, bénéficiant des soins que ma maîtrise des rites de nôtre peuple conférait à mes gestes. Stabiliser son état ne serait pas un problème, mais de là à ce que ce soit suffisant pour la transporter jusqu'au camp...Près de deux heures durant, alors que la nuit s'était installée sur la savane, je mettais en pratique tout ce qui m'avait été appris depuis mon plus jeune âge pour soulager la douleur et soigner les fractures, plaies et hémorragies de la jeune chasseresse...jusqu'à ce que je sois interrompue par Djerzeb, un javelot à la main.
- Un visiteur, Aaleeshan.
- Et il veut quoi, un bout de smilodon? Qu'il se serve! Au cas où ce ne serait pas assez visible, j'ai du sang plein les pattes et une chasseresse en sale état!, lui répondis-je sèchement. Djerzeb n'avait rien fait de mal...Mais la situation ne se prêtait pas à des politesses, de mon point de vue.
- Il...prétend être un Baptistrel, Aaleeshan., compléta le chasseur, habitué à ce genre de sautes d'humeur. L'avantage de faire partie de mon groupe de chasse depuis près de quinze ans, c'était qu'il était aisé d'acquérir une certaine résilience...Et en la matière, Djerzeb faisait clairement autorité. Je soupçonne même Sheoggah de l'avoir envoyé annoncer le visiteur à sa place pour cette raison précise...
- Ah. Autant pour le smilodon, alors. Qu'il approche. Mais gardez-le à l'oeil. Et informez-le de la situation. S'il est ce qu'il prétend être...Il est possible que nous en venions à le remercier de son apparition impromptue.
Djerzeb ne répondit que d'un signe de tête (il avait cette habitude, pour ne pas perdre de temps, que de répondre d'un geste en fin de discussion, inutile de le voir pour savoir qu'il avait opté pour l'affirmative), et se dirigea vers l'entrée du périmètre que mes cinq compagnons en état avaient établi pour inviter le visiteur à pénétrer dans cette enceinte de sécurité. Il valait mieux que celui-ci ne mente pas. Pour son intérêt personnel...Et parce que je n'avais pas le temps à perdre en considérations inutiles : la vie de Lha'dii était bien plus précieuse que tout le temps que je pouvais accorder à un étranger s'il ne participait pas à son sauvetage...