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[Juillet 1764, de nuit]

La dernière fois s’était mal passée. Il avait failli faire s’arrêter le coeur déjà mort du Patron. Si cela aurait pu être franchement cocasse sur toute autre personne, cela l’était beaucoup moins sur la personne responsable de votre paie. Aussi Léon avait-il décidé de prendre ses précautions, cette fois.

Parce qu’il gardait un certain sens de l’esthétique, Léon s’était enveloppé dans un takakat sombre. Naïvement, il s’était dit que, dans un environnement aussi éblouissant que Keet-Tiamat et Endeaerume, cela l’aiderait à être visible. Il avait omis l’heure tardive de son rendez-vous. Les rayons pâles des astres nocturnes peinaient à tracer quelques reflets sur le tissu de ses habits, paraissaient même esquiver la peau pâle de son visage, arrêtés par sa tignasse d’ébène. Lui, petit innocent, petit inconscient, ne se doutait de rien, persuadé de se présenter aussi franchement qu’un monarque au milieu de la neige, avec toute la vulnérabilité que cela impliquait.

De même, était arrivé face au patron. Pas par derrière, comme la dernière fois, ni par le côté. Certes, il était au préalable sorti d’une ruelle hors de son champ de vision. Certes, il y avait encore l’ombre des bâtiments pour masquer ses mouvements. Mais cela lui était venu si naturellement qu’il ne l’avait pas même calculé. Il ne voyait que la ligne droite entre sa cible et lui, et toute la hauteur de son mètre soixante-quinze déployée avec autant de panache que lorsqu’il officiait auprès de Claudius. Bref. Il était immanquable.

Le jeune vampire s’appuya contre le mur qui l’abritait malgré lui, sourire en coin, fixant le Patron, attendant d’avoir son aval pour s’approcher. Les secondes s’écoulèrent. Lentes. Des minutes, peut-être ? Aldaron avait même commencé à regarder tout autour de lui. Guettait-il un danger quelconque ? Le départ d’une oreille indiscrète ? Avaient-ils vraiment quelque chose à craindre, en ces lieux désolés ? Qui pouvait trouver un intérêt à surprendre leur échange quand, pour une fois, il ne concernait que la petite vie personnelle de Léon ?

Par ailleurs, si ce dernier avait dû faire le voyage, il doutait que le patron soit là en personne. Sans doute avait-il usé d’un de ces sorts liés aux transes… Se pouvait-il que le sort ne fonctionnât pas totalement ? Qu’il transmit une mauvaise image à Aldaron ? Définitivement, la magie n’était pas une chose fiable. Retenant un soupir, Léon commença à agiter une main, tentant d’attirer l’attention du Patron par le mouvement.
Puis il agita une deuxième main.
Puis il commença à se racler la gorge.

Arbitrairement, Léon décida que si danger il y avait, il était temps pour eux de l’affronter à deux. Non pas qu’il s’ennuyait, et n’avait pas toute la nuit. Mais presque. Le patron était ingénieux, et si l’approche ne lui plaisait pas, il trouverait bien un moyen de renverser la situation.
Léon s’avança encore, quittant les ombres qui l’avaient camouflé.

”- Patron ?” Et, devant la réaction qu’il obtint, il s’offusqua, bras croisés, l’air boudeur : ”Je me suis annoncé ! Cela fait un quart d’heure que je m’annonce !”

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La dernière fois, Aldaron avait manqué d’hurler de peur et le pauvre Léon avait passé un sale quart d’heure pour l’avoir effrayé de la sorte. Alors aujourd’hui, c’était lui qui allait se payer sa tête. Voilà quelques jours qu’il était à Keet-Tiamat et que les siens s’affairaient à sauver ce qu’il restait du peuple elfique. Pour cela, Aldaron y avait mis les moyens. Il avait fait venir ses contacts de tout l’archipel, qu’il s’agisse d’Ilhan et sa capacité à mener les elfes vers une immaculation salvatrice, ou des guérisseurs, des mages, des enchanteurs pour parvenir à les tenir en vie suffisamment longtemps pour les libérer de la peste de corail. Aussi avait-il appelé Léon, car lors de leur dernière discussion, l’Ast avait parlé à sa Dague de Verre de la sœur de ce dernier, elfe de son état, qu’ils recherchaient. Si elle se trouvait à la Capitale, il y avait fort à parier que Léon souhaite s’occuper d’elle, pendant sa transition dans la Nuit.

La liste que le Prince Noir rédigeait était particulièrement longue et reprenait les noms de tous les elfes qui avaient été transformés en vampires, ainsi que ceux qui avaient immaculé. Le but, en les recensant, serait de fournir à leur famille un moyen de les retrouver. Nayrae n’était pas encore sur cette liste, mais le tri était encore loin d’être fini, à plus forte raison qu’ils ne pouvaient pas se permettre d’avoir un millier de nouveau-nés à gérer en même temps. Ils s’étaient occupés des cas les plus critiques et leur intervention, ici, durerait probablement plusieurs semaines.

Léon était donc arrivé et Aldaron avait mis en place un sort qui lui permettrait de lui annoncer la présence de l’espion. Pour ne pas mourir de peur par deux fois. Aussi fit-il mine de se lever, de regarder dans les environs, feintant l’intrigue et ignorant ses signes de main de plus en plus intensifs. Mais quelle idée aussi de se mettre comme cela dans l’ombre ?! Il cherchait ! Heureusement qu’il savait qu’il était là, car c’était à peine s’il le voyait avec ses yeux. Probablement l’aurait-il prit pour une simple poutre de la bâtisse, ou un panier en osier, dans le cas contraire. Poursuivant ses écrits, il l’entendit se râcler faiblement la gorge. Comptait-il vraiment signaler sa présence avec ce micro-son qui ressemblait à s’y méprendre, à une petite bourrasque de vent sur la toiture ? Au moins, il était efficace. Il était probablement l’espion le puis discret dont il disposait et il se vantait mentalement de l’avoir dans ses rangs, plutôt que dans ceux de la Toile. Non pas qu’il y ait de la rivalité, mais Léon était, en quelques sortes, sa petite fierté.

Ennuyé, après de longues minutes à attendre d’être remarqué, et pendant lesquelles Aldaron avait du se retenir de pouffer de rire, Leon se décida à sortir de l’ombre et le Prince Noir, joueur, feinta la surprise. Léon ne manqua pas de se justifier d’un air boudeur et Aldaron eut un sourire en coin, et regarda le sablier qui trônait sur le bureau : « Je dirais plutôt 13 minutes. Et c'est de votre faute, vous vous placez naturellement dans l'ombre. » rétorqua-t-il, avant ainsi qu’il savait qu’il était là depuis tout ce temps. Cela ne manqua pas de faire réagir le Léon et Aldaron ne put réprimer un petit rire taquin. Avec Leon, qu’il connaissait depuis bien longtemps, il pouvait se permettre d’être moins froid, et de ressembler davantage à celui qu’il fut avant Morneflamme un tant soit peu.

« Merci d’être venu, Léon. Je n’ai pas encore trouvé Nayrae, mais il me reste encore une cinquantaine d’elfes en attente de transformation que je n’ai pas pu aller visiter. Venez-vous avec moi ? » demanda-t-il : « Comment va Claudius ? »

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Léon retroussa les lèvres et fronça les sourcils, dans un “gnagnagna” muet empli de mécontentement. Comment cela pouvait-il être de sa faute alors qu’il s’était assez annoncé pour que le patron ait le temps de calculer ces fameuses treize minutes ! Aldaron se moquait de lui. C’était donc une déclaration de guerre, en bonne et due forme. Si le Raudr fit mine de ne pas en tenir plus de rigueur et passer outre, la soirée s’annonçait sous le signe d’une globale absence de pitié.

Un vague mouvement de tête approbateur répondit aux remerciements d’Aldaron. Ce n’était pas tant au Patron de le remercier, plutôt l’inverse. Aussi lui emboîta-t-il le pas, feignant d’admirer les alentours. L’extravagante architecture des elfes offrait bien des refuges pour qui n’appréciait pas les regards. Une moue anxieuse, les lèvres pincées, passa brièvement sur son visage. Aldaron lui donna du grain à moudre, tant pour l’esprit que la langue. Retrouvant son engouement, Léon commença à raconter, à un volume qui respectait bien trop les heures calmes pour une ville désertée :

“- Il va bien ! Enfin, aussi bien que cela puisse aller avec un empire à reconstruire. Vous savez, je pense qu’il subit un peu le contre-coup du coup -haha !- d’état. Renverser les dirigeants, c’est bien facile, créer quelque chose de neuf est toujours plus complexe. Je soupçonne que la découverte des actuels moyens de Sélénia l’ait beaucoup refroidi. Peut-être s’attendait-il à ce que les Kohan aient dépensé quelques fortunes et moyens au sein de leurs soutiens, fortunes qu’il aurait dès lors été simple de récupérer.”

Il s’arrêta de parler, tendant l’oreille, croyant avoir ouï quelque son qui n’avait rien à faire en ces lieux. De nouveau, il “admira” les environs, ce faste aussi arrogant que le beau peuple qui l’avait forgé. De la végétation dans le désert. Si encore elle avait servi à les nourrir…
Comme le danger ne se faisait pas davantage sentir, il reprit :

“- Claudius veut offrir au peuple humain un empire puissant.” Ce que Léon comprenait. Qui ne voulait pas doter les êtres chéris d’un environnement fertile où ils pourraient s’épanouir, sans jamais manquer, sans jamais avoir à douter du lendemain ? Les humains étaient des créatures si fragiles. S’ils venaient un jour à donner un peu trop l’image d’une tribu de proies, un jour où les vampires ne seraient plus tenus en laisse… “Il ne dispose que de deux bouts de bâton et un caillou pour cela. Sauf que bon, c’est un guerrier, pas un artisan, encore moins un ingénieur. Il lui faudrait s’appuyer sur ceux qui l’entourent, mais…” Une joue de Léon se plissa en un sourire en coin. “Il doute. Bizarrement, il semblerait que découvrir la présence de certains groupuscules dissimulés dans l’ancien royaume Kohan lui ait passé le goût de la confiance. Il craint ses soutiens autant qu’ils lui sont précieux.”

Une situation ô combien délicate, surtout pour celui qui la vivait. Quiconque disposait du savoir des ancêtres, ou vivait plus de cinquante ans, savait qu’il n’y avait meilleur moyen pour appeler aux envies de liberté que de chercher à rapprocher quelqu’un de soi. Les bipèdes restaient de gros animaux, aptes à ressentir les pièges se refermer. Le devoir imposait à Claudius de lutter contre ses instincts.

“- Pour le moment, il ne s’en sort pas si mal, dans une telle situation. Il s’accroche. Même si quiconque le côtoie personnellement peut savoir que cela lui coûte…” Léon fit un vague signe de la main, en direction du haut du crâne, en allusion évidente à la calvitie impériale. “...Il ne montre pas de signe de faiblesse. Des instructions, patron ?”

Léon était juste assez bien placé auprès de Claudius pour briser sa psyché sous la paranoïa, ou lui offrir quelques réserves émotionnelles sur lesquelles s’appuyer. De ce qu’il savait, Claudius était un ancien ami d’Aldaron, un humain relativement simple à utiliser… Il se doutait qu’ils n’avaient aucun intérêt à le mettre à terre maintenant. Mais avaient-ils pour autant intérêt à l’encourager ? Ne valait-il mieux pas conserver cet équilibre précaire, cette situation instable, dont Aldaron pouvait si bien profiter ?

Quelques silhouettes statufiées se profilaient. Dans l’esprit de Léon, une pointe de crainte revint. Chaque visage, à chaque instant, pouvait être celui de sa soeur. Les ombres conservaient le mystère jusqu’au dernier moment, le faisant bouillir d’appréhension. Jusqu’alors, il ne s’était pas même aventuré à plonger son esprit dans les “et si”. En effleurer la surface suffisait largement.

“- Nayrae a surtout hérité des traits de notre mère. Elle est rousse. Son visage est plus elfique que le mien. Elle a les yeux verts…” Même si cela éliminait plus que la moitié des candidats potentiels, cela restait assez vague, fort peu distinctif comme description. Si Léon avait l’habitude de décrire les personnes, ces dernières n’étaient habituellement pas des soeurs. Ce n’était pas des personnes qu’il avait surtout vues en étant enfant, puis adolescent, des personnes qu’il avait côtoyé suffisamment pour que leur image soit aussi évidente que celle du reflet dans le miroir. Les statues rendaient l’exercice d’autant plus difficile : il ne pouvait parler de la façon de sourire de sa soeur, du pli de ses yeux, de la moue de ses lèvres, selon ses expressions. Se grattant l’arrière du crâne dans un effort explicite de réflexion, il ajouta : “Elle n’a sans doute pas l’air d’une princesse. Je veux dire… Elle est davantage du genre à mettre les mains dans le camboui. Elle est très débrouillarde. Ouais, typiquement, elle, elle saurait refaire un empire avec trois bouts de bois. Mais la connaissance, cela impliquerait sûrement quelques explosions.” L’affection transparaissait clairement dans sa voix, alors qu’il évoquait les explosions, le souvenir d’ondes de choc et de jets de débris divers lui revenant immédiatement. “...Honnêtement, on aurait dû la recruter aussi. Elle nous aurait apporté une longueur d’avance sur certaines technologies, j’en suis sûr.”[/color]

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Le sourire en coin marqua l’amusement d’Aldaron face au mécontentement de Léon. C’était bon enfant, au fond. Léon était d’une nature si discrète qu’il était impossible de ne pas jouer avec cela. L’ast se mit en marche vers l’endroit où les elfes contaminés attendaient encore leur morsure. Ils ne pouvaient pas tous les mordre en même temps, sous peine de devoir gérer des centaines de nouveau-nés en pleine effervescence d’un seul coup. Il fallait agir de manière raisonnée, par vagues successives et ils arrivaient enfin à la dernière. Nombre de ceux qui restaient étaient des elfes qui avaient refusé la vampirisation et qui attendaient d’immaculer. Mais cela ne marchait pas à chaque fois et face à la mort, certains finiraient soit par devenir des sainur, soit à accepter la morsure. D’autres préféreraient la mort et c’était là leur choix. Aldaron ne les forcerait pas même s’il trouvait personnellement que ce serait du gâchis.

Il écoutait les propos de Léon, au sujet de Claudius et de l’état de Sélénia. La désillusion et le désespoir… Il fallait dire que Sélénia et le Royaume vampirique avaient traversé les mêmes plaies. Le royaume accusait une dette monstrueuse causée par des dépenses pharaoniques de ses derniers Princes Noirs et l’Empire avait été drainé sordidement sous les yeux d’un Kohan incapable de voir ce qui se passait et de se défendre. Ils avaient tous les deux un peuple à rassembler et une économie à redresser. Ils avaient tous les deux leurs rêves et Claudius ne baissait pas les bras. C’était une bonne chose : malgré sa colère à l’égard de l’ingrat peuple humain, l’affection de longue date qu’Aldaron avait à leur égard espérait encore qu’ils réussissent à se relever. Loin de lui, mais victorieux tout de même. Il acquiesça d’un signe de tête, pour signaler qu’il l’avait entendu mais laissa sa dernière question en suspens, dodelinant doucement du chef pour lui faire comprendre qu’il réfléchait et répondrait sous peu à sa question.

La description de Nayrae était assez simple, bien qu’elle permît déjà d’éliminer à paquet de personnes. Le Prince Noir observa la cinquantaine d’elfes rassemblés ici. Ils étaient les derniers : ces derniers jours, la race elfique déclinait et courrait à son extinction. Certains d’entre eux le regardaient comme un monstre sur pattes, d’autre comme un salvateur. Il sentait leurs émotions, leurs désirs, leurs rêves comme leurs cauchemars et il faisait partie de ces derniers. L’assemblée serait assez rapide à parcourir. « Me laisserais-tu la voir ? » demanda-t-il à Léon, veillant par là à obtenir son accord avant d’user de télépathie. Ce serait plus simple, même si les souvenirs de Léon étaient lointains et flous. « Il n’est pas trop tard pour qu’elle nous rejoigne. Nombre des elfes de la cité ont déjà fait ce choix. Le royaume Erlië réunira les elfes et les vampires derrière un même roi… C’est un instant historique : cela fait des millénaires que nous nous faisons la guerre. Aujourd’hui, c’est fini… »

Même s’il ne doutait pas que certains elfes ou vampires se révoltent contre cela. Ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui rencontreraient la mort et leur réincarnation ne connaitrait qu’un monde où les elfes et les vampires vivaient ensemble. Alors il était plein d’espoir, qu’importe le prix que cela couterait. « Pour ce qui est de Claudius, reste auprès de lui et rends lui service, même si tu dois me trahir pour gagner sa confiance. Il est méfiant, mais cela ne durera qu’un temps. Il finira par baisser sa garde et tu pourras en profiter pour qu’il t’accorde son amitié. Les humains oublient vite, crois-moi, j’en ai fait l’ingrate expérience. » Et il en était toujours amère. « Nous devons faire profil bas. Chaque fois que le Marché Noir fera des vagues, cela ressassera le souvenir de ce que nous leur avons infligé. Alors nous devons devenir aussi silencieux et nous mêler à eux. Alors, ils oublieront d’avoir peur. »

Et ce serait une grave erreur : « Je ne sais pas encore comment vont évoluer les relations entre nos deux peuples, mais dans tous les cas, il nous faudra être suffisamment proches pour avoir plusieurs coups d’avance. » Il désigna une femme rousse aux yeux verts à Léon : « Elle ? » demanda-t-il avant d’avancer vers elle, non sans être soudain encerclé par quatre gardes vampiriques qui veilleraient à ce que personne de contaminé ne se jette sur le Prince Noir.

« J’aimerais aussi te donner une mission personnelle… Disons une mission secondaire. T’en sentirais-tu capable ou ce que je te demande pour Claudius t’occupera déjà bien assez ? »

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L’imagination et la mémoire de Léon vivaient dans un monde parallèle où sa soeur avait le nez enfoui dans un amas de bric et de broc non-identifiables pour ceux qui n’étaient pas initiés à ses arts. Un monde fabuleux où, main dans la main, destruction et création s’épanouissaient, dans l’éclat d’un métal ou l’ombre d’une fumée noirâtre. Un monde merveilleux aux arcanes mystérieuses, mais si limpides pour le brillant esprit de Nayrae.
Alors quand Aldaron lui demanda s’il pouvait la voir, Léon eut un instant de doutes et de questions. Un sourcil haussé, perplexe, il avait essayé de déchiffrer l’expression du patron. Il n’avait pourtant pas l’air d’humeur cajoleuse - l’avait-il déjà été, depuis la disparition de son Bien-Aimé PiouPiou ?

“- Euh, oui, bien sûr, mais, enfin, vous n’avez pas besoin de…”

Puis il se souvint. Cela demanda à l’univers de lui concéder un instant d’illumination, qui se vit très distinctement sur ses traits et s’entendit dans un “aaah !” venu du fond du coeur. Le patron avait un défaut, qu’il était aisé de vouloir oublier, et ce défaut le rendait télépathe. Secouant la tête devant sa propre absence d’intellect à ce moment précis, Léon rectifia, avec le sourire de celui qui se moquait de lui-même :

“- Oui. Oui, bien sûr, vous pouvez. Allez-y.”

Ne sachant si cela aidait, il fit de son mieux pour offrir à Aldaron les bribes d’images qu’il avait encore de sa soeur. Des images triviales pour ceux qui n’étaient pas lui. Précieuses pour celui qui avait partagé sa naissance avec la personne concernée. La première image avait été arrachée à un repas avec maints elfes réunis, où Léon, encombré par un livre, était assis aux côtés de sa soeur et la regardait parler avec l’adulte face à eux. Elle expliquait quelque chose, mais il n’écoutait pas. L’été de leur forêt natale peignait les ombres mouvantes des feuillages sur la peau ornée de soleil de Nayrae. D’ici, Léon et Aldaron avaient son profil : la courbe de son nez, de sa mâchoire, de ses sourcils, la ligne de ses cheveux, déjà si longs et flamboyants. Ils avaient un aperçu de ses manières, de sa façon de se tenir. Jadis, à cet instant, Léon avait admiré l’aisance avec laquelle elle parlait, l’intérêt respectueux qu’elle arrivait à obtenir des adultes.
Très brièvement, une autre image passa dans l’esprit de Léon. L’image présentait Nayrae, mais beaucoup plus jeune, la tête haute, fière. Mais ce souvenir était trop lointain pour être utile à Aldaron. Il passa à autre chose.
Une Nayrae plus adulte, cette fois. Penchée sur… Son atelier, sans doute. Cette fois-ci, sa mine était plus fermée, plus sérieuse. Concentrée. Le froncement de ses sourcils et de son nez étaient bien caractéristiques, meilleurs que des mots pour dire à Léon “si tu ouvres encore la bouche pour me lire un de tes poèmes, tu vas te retrouver avec mon outil quelque part dans un de tes organes vitaux”. Alors le poème restait silencieux. La vision s’attardait sur les mains de Nayrae, tandis qu’elle prenait des notes.

“- …Je conçois que cela n’aide pas beaucoup.”

En même temps, qu’y pouvait-il si les elfes se ressemblaient tous, dans leur grande “beauté” ? Les humains, au moins, avaient des physiques bien plus variés. Les vampires eux-mêmes offraient une meilleure diversité. Les Sainnûr ? Aussi douloureux que ce fut de reconnaître des qualités à l’immaculation, au moins apportait-elle un tatouage distinctif. Par l’Unique, et personne ne s’inquiétait de ces fameuses veinules…

Il offrit encore deux images volées à sa mémoire. Dans la première, Nayrae récupérait quelque nourriture auprès d’un autre elfe, tandis que Léon, dans sa grande facilité à sociabiliser, restait en retrait. Au moins la voyait-on de pied en cap, dans une de ses tenues habituelles. Le souvenir demeurait trop flou pour récupérer quelque détail, quoi qu’il en soit.
La dernière vision n’était pas moins floue, principalement portée par l’émotion. On y voyait les bras de Nayrae et, contre sa poitrine, Hylia. Le souvenir incluait la main de Léon, sale, tendue vers celle de sa soeur. Aldaron connaissait déjà cette histoire, et elle n’allait les aider en rien. Léon secoua la tête et, d’un signe de tête, fit signe à son patron de cesser de “l’écouter”.

“- Les souvenirs de ma précédente vie restent flous, j’en suis navré. Je sais juste que je la reconnaîtrais entre mille. Et… Il ne reste pas mille elfes, n’est-ce pas ?”

Sous-entendu “faute de pouvoir mieux vous aider, patron, j’espère ne pas vous faire perdre trop de temps”. En tout cas, c’était ce que son sourire un peu gêné insinuait.

“- Je ne sais pas si elle rejoindrait un royaume quelconque. Elle a toujours eu… Une certaine tendance à l’indépendance. Même pour une elfe.”

Irait-elle jusqu’à préférer la mort plutôt qu’un nouveau royaume ? Réclamerait-elle de pouvoir errer, sans attaches, elle qui avait jadis essayé de fonder une famille ? Détournant le regard, Léon se mordit la lèvre. Techniquement, il lui avait fait promettre de rester en vie… Mais avait-elle bien saisi que cela s’étendait par-delà la mort d’Hylia, à d’autres faits qui pourraient attenter à son envie de vivre ? Le doute était une dague posée contre sa peau, que son esprit retenait du mieux qu’il le pouvait. Comme la meilleure technique pour se protéger restait le Déni, Léon accorda toute son attention à la conversation lorsqu’elle revint sur le sujet de leur victime et ami Claudius, bien qu’il se contenta d’opiner, en apparence.

Claudius, voilà un sujet simple à aborder. Il n’y avait pas d’erreur possible avec lui, pas de potentiel avenir qui ne convenait pas. L’empereur était entre de bonnes mains, sans même le savoir. Ses “ennemis” prenaient soin de lui. Aldaron n’avait aucun intérêt à l’évincer de son trône, ou attenter à sa vie. S’il se laissait manipuler, il pouvait mener une vie confortable. Tout le monde finirait par y trouver son compte. Les missions que donnaient Aldaron ne venaient en rien contredire la relation que Léon entretenait déjà avec l’Empereur. Garder son amitié, sa confiance, lui rendre service… Léon faisait déjà tout cela. Même si les services étaient parfois rendus à sa façon, il veillait toujours à ne rien laisser qui puisse faire douter de sa réelle affiliation. Il prenait néanmoins bonne note de faire davantage encore attention sur ce point. Rester prudent sur les MarchéNoireries, être très l’empire. Il pouvait faire cela. Les larcins accidentels seraient donc faits au nom de l’empire.
Sa main se posa brièvement sur l’épaule d’Aldaron quand il évoqua quelque expérience de mémoire humaine. Il ne pouvait prétendre comprendre, pas totalement. Mais il pouvait compatir. La douleur restait universelle.

Une elfe rousse vint les distraire un peu. Léon lui jeta un premier coup d’oeil, rapide. “Non. Pas elle.” Il s’apprêtait à s’en désintéresser, lorsqu’une étrange voix dans sa tête, le poussa à s’y intéresser plus longuement. Non, ce n’était pas sa soeur, mais… Dans un univers parallèle, ç’aurait pu. Cette elfe-là était mignonne, par ailleurs. “N’est-elle pas sauvable ?” Demanda-t-il avant de réaliser que, s’il écoutait cette étrange émotion, il risquait de suivre la voie dangereuse qu’avait pris son patron, et adopter beaucoup trop de personnes. Il ne devait pas s’attacher ainsi. Personne n’en tirerait quoi que ce soit. Alors avant qu’Aldaron puisse répondre, il corrigea le cheminement de leurs pensées :

“- Mais si je vous trahis parce que vous me donnez l’ordre de vous trahir, est-ce encore une trahison ?”

Et s’il venait à vraiment le trahir, s’il venait à avoir cette intention, comment Aldaron le saurait, alors qu’il prenait soin de demander avant de regarder ses pensées ? Meh. Léon n’avait pas envie de le trahir, pas même pour obtenir les faveurs de Claudius. Jusqu’alors il s’était très bien débrouiller sans ; il comptait bien continuer autant que cela était possible. Et il n’allait pas s’attacher à cette elfe statufiée. D’autres personnes avaient besoin de son temps.
Le patron l’aida un peu en esquissant une nouvelle mission. A son intonation, Léon sut le jeu qui était lancé : il fallait deviner la mission en question. Oh, fort bien, un exercice d’imagination. Il adorait cela. Alors, une mission “personnelle”, donc… S’écartant de la statue, y tournant le dos comme pour se protéger, Léon prit son menton dans sa main, exagérant un air songeur.

“- Laissez-moi deviner. Ce n’est pas par rapport à Claudius - vous avez déjà des informations et votre petit vase magique pour communiquer. Donc vous n’avez pas besoin que je lui fasse des cadeaux mystérieux. Non c’est par rapport à une autre personne de l’empire… Roh j’ignorais que vous aviez des attaches autres que le brave Empereur là-bas, patron. Ce n’est pas un membre de votre famille -pas de sang, en tout cas. Un ami, donc. Pas un amant, vous m’en auriez parlé, c’est sûr -vous ne me feriez pas ce genre de cachoteries, n’est-ce pas ? Ou alors… Roh non, patron. Non, je ne ferai pas de contrebande d’enfants vers Cendre-Terre. Ne me dites pas que vous n’avez pas trouvé votre compte en matière d’enfants, avec tous les elfes que vous venez de vampiriser ! Non non non… Bon, d’accord. Peut-être. Mais vous connaissez mes talents en matière de pédagogie : il me faudra de l’aide pour gérer ces marmots. Ou une formation. Attendez, vous voulez que je me rapproche des enfants de Claudius pour planter dans le fertile terreau de leur cerveau les premières graines du Marché Noir ? Roh patron, c’est si vicieux… J’adore. Mais pareillement, il me faudra une formation. J’suis pas un Elusis, j’ai pas l’instinct avec les gens-en-devenir. Ce n’est pas par rapport à Arthurius ? Mh, attendez…”

Il avait parlé en exagérant les émotions et leur expression, bien sûr, espérant secrètement tirer au moins un sourire à son patron si travailleur et travaillé. Pourtant, malgré toutes ces gesticulations, sa voix ne passait jamais ce volume qui l’aurait rendu vraiment visible. Malgré son investissement, Aldaron restait, en ces lieux, l’attrait des regards et, s’il n’avait pas eu la bonne idée d’écouter Léon, n’importe qui aurait pu l’interrompre. Il reprit un peu son souffle, posa ses pensées deux secondes, et osa une dernière hypothèse :

“- …Un objet spécifique à dérober ?”

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La Triade aurait dû être un peu plus explicite, cela aurait évité le quiproquo qui venait de naitre dans l’esprit de sa dague de verre. Il n’eut néanmoins pas besoin de son aide pour remettre du sens dans cet imbroglio et l’Ast se permit alors de scruter plus en profondeur la mémoire consentante de Léon. Probablement aurait-il pu le faire de prime abord mais il s’agissait là de pénétrer dans de vieux souvenirs, certains particulièrement flous, mais toujours emprunts de la même affection fraternelle. Capter en surface ses pensées était chose aisée, fouiller dans ses souvenirs en était une autre mais heureusement, Léon se faisait le parfait guide touristique dans les méandres de l’amnésie vampirique.

Il avait le sentiment que l’amour que ressentait Léon pour sa sœur venait embellir toujours un peu la scène mais cela était tout à faire convenable pour se faire une idée assez correcte de ce à quoi ressemblait la sœur de son comparse. « Cela aide beaucoup, au contraire. » se permit-il de lui répondre en entendant Léon dévaluer la qualité de ses souvenirs. « Il est normal qu’ils soient flous, ce que vous avez retrouvé est déjà particulièrement précieux. Il ne reste affectivement pas mille elfes. Il doit en rester une centaine maintenant. » Alors la rareté de la chose ferait qu’elle finirait par être de plus en plus facilement retrouvable. Il fallait croire que la singularité détonnait toujours. Pas dans le sens explosion du détonement, bien sûr. Quoique, pour Nayrae… Cela semblait tout à fait possible aussi.

« Elle l’est, sauvable. Demens Torqueo possède un objet capable de faire régresser les elfes en quatrième phase de la maladie. De là, le venin des Ast a encore la capacité de transformer et surtout guérir ces pauvres hères. Si cela peut vous sauver de la paternité, vous ne pourrez pas mordre celle-ci. Mais si vous avez envie d’adopter… Il y a beaucoup d’elfes et certains vampires ont déjà repris la tutelle de 5 à 8 d’entre eux. Cela fait beaucoup et pour ainsi dire, je finis par ne plus être une anomalie compulsive dans ce paysage. » Il eut un sourire en coin à cette pensée : cela signifiait qu’il avait encore de la marge pour adopter moult d’entre eux. « Et d’ailleurs, dans cette expédition, j’ai été globalement sage ! Là où les autres vampires en ont mordu 5 à 8, je n’en ai mordu que deux ! » Il n’était pas peu fier.  Bien qu’un peu railleur dans son autodérision. Cela lui faisait du bien, tout simplement ? Cette famille, c’était tout ce qu’il avait de précieux, tout ce qui l’aidait à tenir bon.

Rapidement, le sujet de la discussion fut Claudius et Aldaron confia à Léon ses consigne. Sa réaction sur la trahison l’amusa : « Non ce n’est pas une trahison, mais l’important est qu’aux yeux de Claudius, cela en soit une. J’aimerais que si vous en avez l’opportunité, vous marquiez un coup net en faveur de l’Empire. J’ai toujours su rebondir, Léon, alors je rebondirai. C’est important pour moi que vous gagniez son entière confiance et pour cela, de petites preuves ne suffiront pas. Dénoncez l’un des nôtres, je le ferai évader avant qu’il ne soit exécuté… Ou même retrouvé. » S’il était prévenu assez en amont de la cible. « Tout ce que peut faire le Marché Noir, c’est s’enraciner le plus profondément possible dans tout Sélénia. » Et pour cela, soit on y allait en douceur, soit on marquait fermement une prise de position officielle de telle sorte que personne ne doute jamais de la loyauté supposée.

Et puis il y avait cette demande plus personnelle qui lui trottait dans l’esprit et quand Léon se lança dans la devinette, le prince noir secoua la tête de gauche à droit en riant. Il avait de l’imagination, à n’en pas douter, et cette capacité à improviser et imaginer était un véritable atout pour le métier qui était le sien. Le souvenir fracassant du ‘petit vase magique’ engagea une vague d’égo blessé, mais elle passa bien vite en écoutant la suite. Sa dernière proposition au sujet d’Arthurius lui donna du grain à moudre mais c’était une évidence que la sournoiserie du Marché Noir conduirait à agir de façon rusée et à voir sur le plus long terme. « Arthurius est une cible bien trop évidente, à laquelle ils s’attendent très clairement. Si je vous donnais une telle mission, je vous condamnerais dans un même temps et vous m’êtes bien trop précieux. » répondit-il avec sincérité. Léon était une pièce maîtrise parmi ses dagues de verre, en plus de beaucoup compter pour lui, en tant qu’ami. « Et je n’ai pas d’amant à Sélénia. » Le seul qui partageait sa couche était, de façon très sporadique, Nathaniel. Autant dire que ça n’avait rigoureusement rien de sérieux.

Il secoua doucement la tête de gauche à droite à la dernière proposition quant à un objet à voler. Sélénia avait été tant et tant appauvrie qu’elle ne disposait plus de tant de trésors qui puisse attirer sa convoitise. Il finit par lui dévoiler ce à quoi il pensait. « Lors de la bataille des Cendres, j’ai mordu, avec Achroma, Elizabeth mais elle n’est pas la seule enfant que j’ai eu. Il s’appelle Siel Aërendhyl, c’était un elfe. Il avait trop fouiné du côté où nous allions transformer des Séléniens alors comme il avait découvert la vérité, nous l’avons écarté et enfermé dans les cales d’un de nos navires. Nous devions le relâcher, une fois la conquête terminée, mais… » ça ne c’était pas passé comme prévu et Léon avait dû être aux premières loges quand la ville fut mise à feu et à sang. « J’ai oublié et nous avons monté les nouveau-nés dans les cales. »

Il grimaça à ce souvenir perplexe. Un loupé royal. « Il était dans un piètre état quand nous l’avons dégagé de la mêlée. Il n’y avait qu’en le mordant que je pouvais encore le sauver. Je n’ai pas eu le temps de saisir sa mémoire mais… Je pense qu’il doit avoir de la famille ou des amis à Sélénia et vous devez être le mieux placé pour comprendre la quête qu’est la nôtre quand le passé oublié ressurgit. Nous cherchons des réponses et je veux que Siel ait les siennes. » Parce que c’était son fils et qu’il voulait le meilleur pour lui. « J’aimerais que vous investiguiez pour lui à Sélénia. Trouvez s’il avait épouse et enfants, des amis précieux, des compagnons d’armes. Et si vous les trouvez, observez-les. Leurs habitudes, leurs fréquentations, leur rôle dans la société. J’ai besoin de savoir si ce sont de bonnes personnes pour mon fils ou s’ils lui feront du mal à la première occasion parce qu’il est devenu un vampire. »

Il posa son regard sur Léon : « Pensez-vous avoir le temps pour cela ? La mission que je vous donne au sujet de Claudius est déjà très chronophage. Je ne voudrais pas la mettre en péril. »

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Lorsqu’Aldaron affirma que Léon lui était précieux, ce dernier porta une main à son coeur avec cet air exagérément ému qui lui permettait de laisser le Patron parler tout en exprimant ce qu’il en pensait - mais sans l’assumer totalement. Une déclaration toute professionnelle, mais pour qui d’autre Léon était-il précieux ? Il avait bien des amis, des connaissances qui l’appréciaient quand ils pouvaient communiquer. Mais ces amis, s’ils avaient eu à choisir entre placer un pion au bon endroit ou sauver sa vie, qu’auraient-ils fait ? Léon ne les avait pas vu depuis si longtemps. Il doutait. Exister dans les yeux du patron donnait un peu de substance à son être si solitaire et égocentré.

Fi de cela. L’histoire qui allait venir réclamait davantage d’attention et de sérieux. Léon ne crachait pas sur les quêtes secondaires, un peu de piment supplémentaire dans le plat pourtant épicé qu’était la surveillance de l’Empereur. Le récit d’Aldaron ne prit pas la tournure à laquelle son espion s’attendait. Un haussement de sourcils étonné répondit à la grimace du prince noir, suivi de près par une moue qui laissait clairement entendre que l’imagination de Léon avait suffi à imaginer l’indicible suite. Une moue qui disait sans mot “ouch”. Aucune personne vivante ne voulait se trouver dans les environs d’un nouveau-né vampirique. Aucune personne au monde ne voulait se retrouver au milieu d’un troupeau de nouveaux-nés vampires. C’était bien là la crèche la plus violente qu’il était possible de créer. Ledit Siel s’en était sans doute sorti par la grâce de quelques vampires un peu moins stupides que les autres qui avaient compris que le maintenir plus ou moins en vie garantissait un repas sur le long terme… Peut-être. Dans tous les cas, les cales avaient dû assister à un spectacle bien bestial.

Aldaron avait donc encore récupéré un gamin. Ce n’était même plus surprenant. Eut-il été affecté à la surveillance de quelque autre vampire, Léon était certain de pouvoir prétendre être un enfant d’Aldaron sans que qui que ce soit ne remette ce point en question. Oh, ce n’était pas un souci, tant qu’il n’avait pas besoin de faire la nourrice. Léon préférait adopter les objets plutôt que les êtres. Son mode de vie ne lui permettait pas, de toutes façons, de faire dépendre qui que ce soit de lui. Son regard passa sur l’adorable elfette statufiée près d’eux. Non, il ne l’adopterait pas. Mais si quelqu’un venait à s’occuper d’elle, il pouvait lui transmettre ses coordonnées.
Bref. Le petit Siel, donc. Léon opina avec le même flegme que si Aldaron lui avait demandé d’aller chercher du pain.

“- Y a pas de souci. J’vous ferai ça, je vous tiens au courant. Faites-moi également signe si jamais le petit commence à se montrer insistant sur ces questions.” Il avait prévu de mener l’enquête avec subtilité, sur le long terme, entre deux conseils impériaux. Si cette “lenteur” devenait problématique, il avait bien les moyens d’accélérer le processus - qui normalement ne devait être trop long.

Il y avait effectivement des chances pour que le gamin veuille revoir ses anciens parents. C’était chose courante, chez les nouveaux vampires, là où les précédentes générations s’étaient souvent senties très détachées de leur passé. Si ces derniers étaient prompts à mettre fin à sa non-vie, autant qu’il puisse effectivement venir préparé. Inutile de chercher à convaincre un adopté d’abandonner cette quête au nom de sa sécurité. Mais cela, Aldaron le savait sans doute. Léon ne l’évoqua pas.
Au lieu de cela, il reprit sa route entre les statues, remerciant ses pupilles de prédateur pour la précision qu’elles pouvaient avoir au milieu des ombres. Nul besoin de quelque stratagème plus ou moins magique pour distinguer les visages ici présents.

“- Siel a-t-il changé de prénom, désormais ? Vous avez des plans pour lui ? …Pas encore, peut-être.”

L’espion avait parlé sur le ton détaché d’une conversation amicale. Ses questions n’étaient que de la curiosité ; ce qui ne les dénuait pas d’intérêt pour autant. Le plus de données le Raudr pouvait accumuler, le mieux il pouvait en faire usage, d’une façon ou d’une autre. Dans leur cas, cela allait en faveur du Marché Noir. Léon se faisait également suffisamment confiance pour se croire capable de ne rien lâcher même sous la torture. Ses éventuels nemesis en matière de données arrachées pouvaient être les baptistrels, mais ces naïves créatures avaient tendance à ne pas venir les chercher.
Il fronça les sourcils, plissa le nez, devant une autre statue, sans que la moindre pierre ne vienne grincer sous ses pieds. Elle lui disait quelque chose, celle-là, même si elle n’était en rien similaire à sa soeur. Le souvenir ne revint pas, néanmoins. Il laissa vite tomber. Son empathie avec son passé s’arrêtait à un cercle de personnes bien précis - ainsi qu’un cercle de livres.

“- ….Oh ?”

Son regard s’était posé sur une silhouette dont il devinait l’identité plus qu’il ne la connaissait vraiment. Son interjection avait davantage été une question posée au monde, une demande de confirmation. Il tourna autour, observant de haut en bas, vérifiant.

“- Patron, venez voir !”

Il s’était agenouillé, à la hauteur de l’enfant. Une elfe, rousse, à la silhouette solide comparativement aux siens. Les mains de Léon s’étaient posées sur ses épaules. Son sourire aux crocs immaculés aurait pu être un indice de sa présence pour de faibles yeux humains.

“- Regardez ! C’est Aruesha. La petite-fille de Nayrae ! Mais elle n’a plus de parents, c’est Nayrae qui s’occupe d’elle.” Il parlait avec beaucoup trop de légèreté pour quelqu’un qui avait assassiné le cadavre de la mère d’une enfant. Le père de cette dernière n’avait pas survécu au temps du Tyran Blanc. Les dernières nouvelles que Léon avait eues, avant leur départ, allait dans le sens d’une Nayrae récupérant la garde de cette toute petite. Une rédemption autant qu’une punition, sans doute, pour le coeur de sa jumelle. Dans tous les cas, elle n’avait pas le droit de mourir. Cela ne pouvait donc signifier qu’une chose…

“- Ça veut dire qu’elle est sans doute dans le coin !”

Beaucoup trop d’enthousiasme dans sa voix. Il ne laissa pas même à Aldaron le temps de s’exprimer, ou d'entamer un mouvement : déjà le brave Léon partait zigzaguer entre les statues, les jugeant à toute allure.
Il fit ainsi le tour des statues restantes une première fois. Une deuxième fois. Il refusa d’y croire. Partit pour un troisième tour. S’accrocha à son espoir. Reprit un bref instant son souffle, émit un grognement de frustration. Esquissa le début du quatrième tour…

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Léon acceptait la nouvelle mission et la Triade en était soulagé. Pour ce qui était de ses enfants, il préférait avoir à faire à des personnes de confiance et la Dague de Verre à ses côtés en faisait incontestablement partie. Il était efficace : ça n’était d’ailleurs pas pour rien qu’il l’avait affecté, lui, à une place privilégiée auprès de Claudius. Alors, pour ce qui était de la parenté de Siel, il avait sa pleine confiance et une reconnaissance aussi importante. Il savait que les investigations seraient menées avec un soin astucieux. « Merci beaucoup, Léon. J’aurais peiné confier cette tâche à quelqu’un d’autre que vous. Siel était son nom d’autrefois et je ne pense pas lui changer. Il semble y être habitué jusqu’ici et je pense que ça sera plus facile pour sa famille d’autrefois. De façon générale, exceptés Liv et Liz, pour leur propre bien en les coupant de l’image royale sélénienne, je les appelle tels qu’ils furent autrefois, à moins qu’ils ne me réclament de ne pas le faire. » Tout comme Ivanyr l’avait fait, refusant d’être assimilé à Achroma. « Je leur donne également un nom de renaissance, pour qu’ils aient l’opportunité d’être qui ils souhaitent être. »


Il leur avait toujours mis toutes les cartes entre les mains pour qu’ils jouent pas partie qu’ils désiraient. « Je ne sais pas encore ce qu’il deviendra. Il n’est pas très bon pour les armes, même s’il pourrait l’être en se faisant moins tendre dans ses coups. La hiérarchie chez les vampires se fait pour beaucoup par la capacité à combattre. Contrairement à Liv et Liz, je ne pense pas qu’il fasse un bon Général, à l’avenir… Mais il se dirigera probablement de lui-même vers des métiers de soins, comme lorsqu’il fut de sa vie d’elfe. Du moins, c’est mon ressenti pour le moment. Peut-être qu’il évoluera autrement. C’est à lui de décider et à moi de l’accompagner au mieux. Dans tous les cas, la place de Cendré que lui donne sa parenté lui offrira le respect qui lui est dû, à condition qu’il le mérite. » Et ne se comporte pas comme un misérable avec les siens. Aldaron apprenait à ses enfants l’humilité. Il porta son regard sur Léon qui avait l’air septique devant l’une des statues. Pourtant, elle ne ressemblait pas beaucoup à celle qu’ils recherchaient. Peut-être que ses vagues souvenirs de l’avant morsure le titillaient. Cela lui était arrivé, comme un mot qu’on a sur le bout de la langue ou cette sensation étrange de déjà-vu.


Il poursuivit, néanmoins, et s’arrêta devant une enfant rousse. Un peu jeune pour être celle qu’ils recherchaient, non ? Mais Léon l’éclaira bien vite lorsque le Prince Noir approcha avec prudence. Il s’agissait de statues capables de les contaminer. Leurs vêtements faisaient une bonne protection, mais il valait mieux ne pas trop jouer avec le feu. « Voulez-vous la mordre ? » proposa-t-il, puisqu’il s’agissait factuellement de sa petite-cousine. Mais Léon refusa, bien trop enthousiaste d’un seul coup, à l’idée que sa jumelle puisse être ici. Il aurait voulu le retenir et réfréner ses attentes, craignant que Leon finisse déçu de ses recherches mais le vampire commençait déjà ses tours. Alors le Prince Noir le laissa faire, quelque soit l’issue de ses découvertes. Au fond, ils étaient ici pour cela. Que la dague de verre le fasse en courant ou en prenant son temps n’y changeait rien au résultat. Si ce n’était la déception qui serait plus grande si Léon n’y trouvait pas sa sœur. Le dragonnier trouverait alors à le réconforter.

Il détacha son regard de lui et appela l’un des siens pour qu’ils fasse quérir Demens. L’humain aux cristaux vint faire régresser en quatrième phase de la maladie la pauvre petite qui s’effondra au sol de fatigue. Il remercia le pirate pour ses services et s’infiltra dans la psyché de l’elfe pour aller la mordre et faire aller son venin au cœur même de son esprit. La transformation n’en serait que plus aisée. Il laissa les siens taillader la peau de sa nouvelle infant, pour qu’elle se vide de son sang et souffre moins d’une transformation longue et pénible, surtout vu son état. Un détail attira cependant le regard du Prince Noir. Ou plusieurs. Quelques effets personnels notables et surtout, dépassant de sa poche, un papier froissé par le temps qu’il saisit et déplia avec précaution. La lettre était très instructive, écrite de la main même de celle que Léon recherchait. Il y avait là dedans une bonne et une mauvaise nouvelle. « Léon. » appella-t-il d’une voix assez ferme pour que la dague de verre comprenne qu’il ne s’agissait pas d’une question vague, mais d’un ordre de venir à lui.

Lorsque l’adepte du Néant approcha, Aldaron lui tendit la lettre, ne doutant pas que le vampire savoure chacun des mots tracés à l’encre par sa bien aimée sœur. « Elle n’est pas ici, Léon… Je suis désolé. » Car n’était-ce pas ce que signifiait ‘je pars’ ? « Mais cela veut dire aussi qu’elle est bien vivante, sur cet archipel, car elle parle de cette capitale-ci. » Et non celle de l’ancien continent. « Nous finirons par la retrouver, ce n’est plus qu’une question de temps. A moins qu’elle ne soit une ermite perdue dans la savane, ça ne laisse à mes yeux que deux endroits où la chercher. Les elfes se tournent souvent vers le domaine baptistral pour trouver des réponses dans leur errance. Ou ils se mêlent aux humains pour que leur mode de vie redonne un souffle d’espoir à leur existence. » Il posa doucement une main sur l’épaule de Léon commençant amicalement à la masser. Il ouvrit légèrement son second bras pour que, si sa dague de verre se sente le besoin d’une étreinte de compassion, il puisse trouver un endroit où le faire.

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Tout occupé à “fouiller” les environs, Léon n’avait pas même perçu le mouvement autour d’Aruesha. Il devait forcément avoir manqué un détail, un passage secret, un endroit de la ville où sa soeur aurait pu être au moment de se statufier. Il avait couru, escaladé, bondit, s’était glissé dans des passages plus ou moins adaptés à sa stature, avait ouvert des coffres plus ou moins fermés (en dérobant ou non une part du contenu). Il y avait mis tant de temps, de talent et de coeur ! Son petit corps vampirique se couvrait d’une fine pellicule de sueur, ses muscles commençaient enfin à ressentir cet engourdissement particulier de la fatigue. Une sensation qu’il n’avait pas connue depuis au moins, pfiou… Diantre, avec qui avait-il fait cela, la dernière fois ? Enfin, il n’avait aucun doute sur l’hypothèse que, s’il avait encore eu besoin de respirer, un instant de pause lui aurait été nécessaire.
Ce n’était pas le cas. Cela voulait dire qu’il pouvait passer toute la nuit à retourner chaque meuble de chaque maison s’il le fallait.

Par chance, le destin, ainsi qu’Aldaron, eurent pitié de lui. Le patron n’eut pas besoin de crier son nom pour que l’instinct du Raudr, motivé par l’obéissance, ou peut-être le charisme du patron, ou peut-être l’espoir, ou les trois à la fois, ne le poussent à rejoindre celui qui l’avait invoqué. En quelques prestes bonds, le fils des ombres se retrouvait devant son supérieur hiérarchique. Son regard pétillait comme autant de “yep patron c’est moi patron z’avez trouvé un truc patron allez dites-moi tout allez allez siouplé”.

Son expression se figea devant le bout de papier comme elle se serait figée devant un artefact de l’Unique. Avec grande délicatesse, il s’en saisit, et son cœur n’avait pas besoin de battre pour qu’il le sente s’emballer entre ses oreilles.
Sa lecture terminée, il ne redressa pas tout de suite le nez, dans ce geste qui aurait pu indiqué qu’il était disposé à reprendre la conversation. Il y avait là autant d’espoir que de questions. Nayrae avait eu le bon goût de ne pas indiquer sa destination, devinant que les Siens iraient l’y chercher s’ils savaient. La lettre avait un ton auquel il aurait dû s’attendre, mais qui ne pouvait que pincer ses lèvres déjà pâles. Les mots transpiraient de culpabilité, sur des actes tenus muets. Si le chemin de la rédemption y était clairement énoncé, il paraissait n’être qu’entâmé. Nayrae prenait enfin la voie qu’il avait voulu lui tracer des années plus tôt, à une époque où il mangeait encore de la salade.
Un laps de temps qui aurait été défini comme long pour des humains. Pour une elfe, Nayrae était plutôt rapide. Mais le plus important, dans toute cette lettre, était encore plus évident que cela ; Nayrae était vivante, avec l’intention de le rester. Un véritable soulagement pour Léon, qui n’était pas banni et mort en vain. Non pas qu’il regretta sa situation, mais elle avait un objectif précis à sa création.
Un soupir lui échappa. Sa propre quête ne s’était peut-être pas achevée aussi tôt qu’il l’aurait souhaitée, mais les craintes secrètes qu’il avait développées à partir de son troisème tour des environs s’évaporaient enfin, ne laissant que le soulagement. Ce même soulagement l’amena à accepter l’étreinte proposée par Aldaron. Il n’avait pas besoin de beaucoup, de toutes manières. Léon n’était pas de ces personnes qui refusaient les câlins. Son front s’appuya contre l’épaule d’Aldaron. Ses propres bras resèrent contre lui, protégeant la lettre, respectant les limites du prince noir autant que les yeux qui les entouraient.

“- …Elle aimait bien les humains, je crois.” Avoua-t-il, au bout d’un moment, toujours avec ce volume de voix qui était trop bas par rapport à une voix plus classique, et invisible comparée à celle de quelqu’un qui parlait aussi bien que le Patron. “...Un peu comme nous. C’est quand même quelque chose…” Par là, il voulait dire, maladroitement, qu’il soupçonnait quelque malice systémique d’amener certains elfes à chercher auprès des humains ce que les Leurs ne savaient leur offrir. Comme si, jadis, quelques vieux elfes avaient, par orgueil, décidé de s’éloigner d’une sagesse que les humains possédaient. Les jeunes elfes, désormais, assoiffés de cette sagesse, ne pouvaient comprendre pourquoi s’en être détaché. L’éphémérité retrouvée de leurs existences, due aux récents événements, en était-elle la cause ? Peut-être ne pouvaient-ils plus voir l’intérêt d’existences si longues et si détachées de toute délectation de l’instant. Peut-être ne pourraient-ils plus jamais le comprendre. Léon, dans tout son amour pour l’Unique, ne pleurerait pas cette perte.

“- Peut-être la croiserai-je de nouveau à Sélénia. Qui sait.” Paradoxalement, sa réplique avait été empreinte de détermination. Il avait ses propres contacts en Calastin, des gens pour l’aider. Des gens aussi bons de coeur que ce vampire qui venait de sacrifier une partie de son précieux temps pour l’aider. Il n’avait pas envie de prendre davantage à celui qui donnait tant. Mais alors même qu’il songeait cela, le regard de Léon passa sur une ombre bien spécifique.
Il lui fallut bien quelques instants pour faire deux plus deux, sa mémoire portant bien trp de corps inertes pour ne pas faire de lien plus rapides que pertinents. Il y parvint tout de même. Oui, le remède contre cette foutue peste de corail… De surprise, son expression passa sur un sourire. Nayrae aurait sans doute du monde à pleurer, mais elle avait toujours une personne auprès de qui reconstruire ce qui avait été détruit. Se tournant de nouveau vers Aldaron, il ajouta, sur un ton subtilement joueur :

“- Eh bien. Encore un point sur lequel je vous suis redevable. Vous savez qu’un jour, il faudra me laisser vous rendre la pareille, patron ?” Prévoyant la riposte, il ajouta, avec un geste qui balayait nonchalamment l’air : “Nan, la requête pour Siel ne compte pas ! A la limite on peut dire que c’est ma façon de vous remercier pour m’avoir donné de votre temps ce soir, si vous insistez. Mais dites-moi : il y a quelque chose d’autre qui vous ferait plaisir ? Un objet, un acte, un gâteau, que sais-je ? Ne faites pas l’innocent, je suis quasiment certain que votre anniversaire est bientôt !”

S’il avait l’air bien léger dans ses paroles, il en était autrement dans les faits. Léon savait, d’expérience, que les dons à sens unique créaient de fourbes liens s’ils n’étaient pas rendu, même à valeur inégale. Le point était très important pour lui. Seulement, avec Aldaron, l se trouvait dans le cas d’un homme qui avait tout, qui pouvait tout avoir. Mais même aux hommes qui ont tout, il se devait de manquer quelque chose. Avec un peu de chance, Léon aurait ce quelque chose sur lui.

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Le Prince Noir  referma ses bras sur un Léon un peu plus grand que lui. Il sentait que sa dague de verre  faisait montre de retenue, soit pour le respecter, soit pour respecter le fait que d’autres pouvaient les voir, mais l’ast ne comptait pas cacher l’affection qu’il lui portait. Il le serra un peu plus fort contre lui, pour lui faire sentir qu’il le soutenait. Il posa même un baiser, sur sa tempe, affectueux. « Léon, je n’ai aucun doute sur le fait que vous retrouviez votre sœur. Nous savons à présent qu’elle est arrivée en vie sur l’archipel. Ce n’est plus qu’une question de temps : vous y arriverez et je vous aiderai autant que je le pourrai. Votre projet est sain. Il est bon de retrouver sa famille de sang. Les liens sont quelque chose de précieux, alors vous y parviendrez. » Il le relâcha doucement, le laissant libre de ses mouvement, puis ses mots l’amusèrent. A sa question, il s’apprêta à répondre humblement, probablement en évoquant Siel mais Léon vint comme à lire dans ses pensées.

Il eut un sourire en coin, amusé. « Votre loyauté, Léon. Elle vous semble peut-être naturelle, mais elle est un cadeau de chaque jour, pour moi. Il n’y a pas plus grand honneur que de pouvoir compter sur quelqu’un, aveuglément, et je pense que nous partageons cela, tout deux. Il n’y a pas de dette, ici. L’amitié n’est pas faite de compte à payer ou de monnaie à rendre, ce qu’on se donne à une infinie valeur. » Il posa une main sur son épaule et la serra doucement. « Et c’est très bien comme cela. Je vous en remercie. » Il relâcha son épaule, et d’un signe de tête, il l’invita à le suivre : « Nous allons allumer des bougies à la mémoire des elfes trépassés, cette nuit. Voulez-vous venir avec moi ? » A vrai dire, il ne lui laissait pas véritablement le choix, il s’avançait déjà, avec la petite dans les bras, vers le campement où les Elusis et leurs nouveaux vampires et immaculés étaient regroupés, dans l’attente d’un voyage vers Nyn-Tiamat. Ici, il était un héros. Si beaucoup l’appelait Indigne, autrefois, ils le considéraient comme un sauveur aujourd’hui. Il était un espoir, pour eux. Et s’il réunirait bientôt elfes et vampires sous une même bannière, il ne perdait pas de vue que cela ne se ferait pas sans heurts.

Ce soir, au campement, les bougies étaient allumées une à une. L’ast saisit un cierge allumé et alluma avec celui que Léon avait saisi (discrètement, peut-être pour le voler). Puis, dans un silence religieux où Léon faisait office d’exemplarité, la flamme d’autres bougies prirent de la vigueur. L’ast se remémorait son ancien peuple, bien que les souvenirs ne lui parvinssent qu’à travers le médaillon qui pulsait de son chant-nom. Les elfes avaient bien des défauts, mais ils aimaient la magie et respectaient les dragons : il doutait qu’un vindicatif anti-Lien se cachât parmi eux. Cela lui serait d’une grande aide, parmi les siens, pour renformer la protection que son peuple voulait offrir aux dragons et dragonniers. Il avait foi en cet avenir-là, il avait envie d’y croire. Allumer les bougies, c’était dire au revoir à ceux qui n'avaient pas survécu, mais aussi ceux qui avaient refusé de survivre en acceptant la vampirisation, ou même simplement lui. Ceux qui avaient été sauvé étaient des elfes qui avaient accepté de faire un pas en avant. Ils avançaient. Ces bougies étaient une page tournée et les petits cadeaux qu’on vint lui offrir, en remerciement, s’inclinant humblement devant le Prince était une marque de respect qui valait beaucoup, par les temps qui courraient.

Parmi ces cadeaux, l’Ast en ouvrit un délicatement, défaisant le tissu si doux qui l’emballait précieusement. A l’intérieur se trouvait un ouvrage ancien, un recueil de poème composé en langue elfique. Beaucoup parlaient des déesses, de la foi et de la religion. Il remercia le donneur et quand il se retira, ce fut à nouveau avec Léon, sous sa tente, à nouveau, loin des regards. « Je crois me souvenir que vous aimez la poésie, n’est-ce pas ? » Il ouvrit le livre : « Ceux-là parlent d’un temps qui n’est plus, où l’ont vénérait les déesses, aveuglément, qui aujourd’hui ont disparu. Peut-être aurons nous à croire en autre chose présent. Je l’espère. La foi est un denrée précieuse que vous semblez avoir dévouée à Néant. Je vous envie, d’arriver à croire encore. J’honore les morts mais ne saurai croire en eux pour me guider. Ils ne sont plus. Comment faites-vous ? Pour parler à un être dont vous avez la certitude qu’il ne vous entend plus ? » Il ne remettait pas sa foi en cause, il était plutôt curieux et avide de comprendre comment Léon trouvait cette flamme que lui, n’avait plus. Avait-il manqué quelque chose pour être devenu à ce point si peu croyant ?

Il tendit le livre à Léon : « Tenez, je me dis que vous apprécierez la plume. Arthas Rimbas était assez fameux, connaissez-vous ? Mon père l’adorait. Il m’en lisait tous les soins en espérant que cela éveille chez moi quelque sagesse. Je crois que les écrits elfiques ont toujours manqué de tolérance. Aucun d’eux ne chantait comme ceci :

A tous les peuples, toutes les races,
Associez-vous pour notre histoire
Et que nul monstre, à jamais, ne l’efface.

Vivez par le partage et la tolérance,
Rien en l’Autre ne peut décevoir
Notre diversité est notre plus grande chance »


Non jamais, et hélas pour dire vrai. Les elfes n’ont jamais chanté de louanges à d’autres qu’aux dieux et eux-mêmes.

« Léon ? Je crois que moi-même, je ne crois plus en ces mots que la Triade prononçait. Les humains ont été tellement source de déception que je trouve cette race… Stupide, à présent. Ils ont la mémoire si courte et leur allégeance si volatile. Est-ce que j’ai perdu ma foi ? Comprenez-vous alors que votre loyauté me soit un présent bien précieux ?»

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Léon avait emboîté le pas d’Aldaron avec le plus grand des naturels - autrement dit, en silence. La nuit le rendait invisible, l’ombre de son ami le rendait indiscernable. Il n’y avait nul intérêt à s’intéresser à lui, figure sans visage parmi les mille X du prince noir. Une position des plus confortables pour un espion. Peut-être même aurait-il pu effleurer ses cheveux sans qui quiconque ne s’en inquiétât… Ce qui maintenant qu’il y réfléchissait, n’était pas forcément bon signe. Il était tant de songer à se reconvertir en garde du corps !
Après un bref regard à ses biceps, Léon abandonna cette idée.

Le brave Raudr réalisa qu’il avait entre ses mains une bougie lorsqu’Aldaron alluma cette dernière. Oh. Son esprit-lié était définitivement farceur. Son ami n’ayant rien relevé, Léon éclipsa son rire derrière un masque de marbre. Un silence s’installa. Un discret regard en coin permit à Léon d’apercevoir ce qui lui paraissait être une réflexion mêlée de lourds sentiments, venant d’Aldaron. Rien qui ne fut surprenant le concernant. Le prince noir avait beaucoup à faire et, chacune de ses actions, si anodine qu’elle soit, se voyait naturellement mêlée à ses devoirs, à sa place. Les yeux étaient toujours sur lui, quoi qu’il fit. Léon savait son amour pour les calculs, pour la stratégie, pour ces jeux qui se jouaient sur plusieurs niveaux, employaient différents aspects de la réflexion. Mais il savait aussi combien les émotions d’Aldaron étaient un second sang pour lui. Les morts n’étaient pas une statistique pour lui. Sans doute était-ce pour cela qu’il était aimé. L’adorateur de Néant ne pouvait lui-même pas rester insensible à cela.

Un faible sourire en coin étira ses lèvres avant que son regard ne se détachât du prince noir pour se pencher vers sa propre bougie. Un pincement au coeur étrange le prit. Lui-même avait déambulé au milieu des pestérifiés, de morts et de morts à venir, de gens qui jamais ne reverraient leurs proches. Mais s’il avait eu une émotion, ç’avait été l’espoir très égoïste de retrouver sa soeur. S’il remerciait chaque jour Néant pour les émotions qu’il recevait, il ne pouvait nier une pointe de jalousie envers son ami, sur l’instant. Pourquoi ressentait-il davantage ? L’impression de mal faire quelque chose le hantait. Il aurait dû, lui aussi, pleurer un peuple qui dépérissait. N’était-il bon qu’à chanter le renouveau sans jamais épouser la tristesse d’autrui ? Son vampirisme était encore neuf, se pouvait-il que ce soit Lié ? Il avait entendu tant de nouveaux-nés être insensibles à leurs propres histoires. Etait-il de ces gens qui, pour compatir, avaient besoin de ressentir un lien direct avec les personnes concernées ? Cela ne lui plaisait pas. Une moue tourmentée passa sur ses lèvres, quand son regard se teinta d’une ombre de peine. Puis, lentement, il composa avec ce qu’il avait. Il réalisa que, s’il ne pleurait les elfes, c’était parce qu’une part de lui, celle qui toujours portait et protégeait les espoirs, persistait à ne pas les reconnaître comme morts, ou éteints. La tristesse viendrait, en temps et en heure.

La flamme avait une rousseur connue, et il aurait été inconcevable de reprocher à Léon, dans de telles circonstances, de se perdre en considérations aussi religieuses que nostalgiques. Depuis un long moment, il était désormais immobile, les paupières alourdies par la distance entre son corps et son esprit. Quand enfin Léon réalisa qu’Aldaron s’adressait à lui, son expression se métamorphosa d’un coup pour être de nouveau celle d’un être présent en ce lieu et temps. L’Unique l’avait doté d’assez de contrôle sur ses expressions pour au moins lui permettre de singer jusqu’auprès de lui-même ce genre de changements. Il était persuadé d’être totalement aux côtés de son ami quand, encore, une part de lui demeurait aux côtés du passé. Elle allait revenir, mais plus lentement que ce qu’elle laissait apparaître.

Ensemble ils se glissèrent dans la tente royale. Seuls. Un luxe et un confort que tous deux appréciaient, possiblement pour différentes raisons. Mais si le calme était une bénédiction, les murs d’une tente, si elle n’était glyphée ou almaréenne, étaient assez fins pour laisser passer les regards, oreilles, et couteaux. Léon ne doutait guère de la prévoyance d’Aldaron. Néanmoins, il avait lui-même entendu et lu bien trop de sales histoires pour ne pas rester un minimum sur ses gardes.
Le livre entre ses mains fit pétiller son regard. Il “n’aimait” pas la poésie. Il adorait ça. Il n’y avait qu’à constater la révérence avec laquelle il manipulait les pages, veillant à ne froisser ni le papier ni la couverture, pour en être convaincu. Il força ses yeux à ne pas s’attarder sur les mots, sachant qu’Aldaron attendait sans doute de lui un minimum d’écoute. Sa question lui arracha un petit sourire, sincère.

“- Cela peut paraître hérétique, mais je pense que nous autres croyants agissons envers nos déités en raison de notre philosophie envers les morts.” Il sortit son nez du livre pour constater l’expression d’Aldaron, voir s’il avait réussi au moins à l’intriguer un peu. “Connaître quelqu’un est une chance rare. Notre éphémérité, à tous, rend une telle coïncidence unique. Et si quelqu’un nous a été important de son vivant, alors sa mort n’est pas sa fin, car nous portons désormais en nous son héritage, ainsi que les clefs pour le transmettre. Néant n’est plus, mais sa création est présente autour de nous, en nous, et sa sagesse guide encore ceux qui sont prêts à l’écouter.”

Enfin le livre rejoignit ses mains et, comme cela était attendu, ses doigts l’accueillir avec tout leur amour, protecteurs. Ne pas l’ouvrir. Ne pas commencer à feuilleter. Ne pas grignoter les lignes comme on grignote un bout de sang laissé à portée de crocs. Pour occuper ses doigts, Léon traça du bout de l’index les lettres sur la couverture. Il ne pouvait le voir, ne le ressentait même pas, mais il avait sur son visage l’exacte définition de cet air niais d’une personne en train de tomber amoureuse.
Et si le poème de Rimbas ne fit qu’aggraver son cas, les mots d’Aldaron blessèrent quelque chose en lui. Il sut alors que c’était son moment. LE moment où il pouvait offrir à Aldaron autant que ce que ce dernier lui offrait. Léon avait en lui une denrée bien plus importante que sa loyauté : il avait une vision très précise, qui nourrissait les âmes si elle était partagée. Alors sa main se posa sur l’épaule d’Aldaron et, avec ce sourire qui cachait si bien les moments où il révélait l’intimité de sa pensée, il avoua :

“- Laissez-moi vous confier mon secret, patron.” Il marqua un nouvel arrêt, ménageant le suspense. “Le présent, et l’opportunisme.” Il paraissait très fier de lui. Mais sa voix prit un ton un brin plus sérieux lorsqu’il continua. “Je n’attends rien des gens. Je prends ce qu’ils m’offrent. Cela peut paraitre incroyable, mais tout le monde, à sa façon, a quelque chose à offrir. Mais je serais bien malheureux d’attendre d’un être qu’il porte l’image que j’ai de son peuple, autant que je serais malheureux d’attendre ce que j’imagine de lui. C’est lui faire payer un prix qu’il n’a pas même demandé. Si une personne m’offre quelque chose que je n’attendais pas d’elle, alors je suis heureux, et j’ai de nouvelles chances devant moi. Si la personne me trahit, se montre désagréable, ou même ennemie, cela m’est égal, car mes plans n’attendent pas mieux. Et chaque jour les êtres sont nouveaux, chaque jours ils peuvent nous surprendre, dans un sens comme dans l’autre. Je ne sais tout d’eux. Chacun est si complexe, il me faudrait beaucoup d’orgueil, ou peut-être un intellect bien plus élevé, pour prétendre pouvoir avec certitude calculer leurs prochains mouvements - d’autant plus quand j’ignore leur passé. Au quotidien, je peux faire des hypothèses, mais pourquoi se baser sur des hypothèses quand une relation se vit dans l’instant présent ? Nos identités sont en perpétuel mouvement. Voilà pourquoi je crois au présent.”

Malgré tout son sérieux, il y avait quelque chose dans ses paroles qui les avait maintenues légères, fluides, comme un poème sur la beauté de l’eau. C’était venu tout seul, sans accroc, bien que la parole ne fut pas son fort. Il se demanda s’il avait été clair, mais cru en Aldaron suffisamment pour savoir que ce dernier l’aurait interrompu s’il avait eu un doute, ou s’il s’était contredit malgré lui.

“- Mais les humains… C’est encore autre chose. Je les trouve sages, à leur façon. Mais pour être honnête, c’est davantage une question religieuse, et je peux comprendre qu’en politique ils n’apparaissent pas aussi intéressants. Ils ont ce que nous n’avons pas : la longévité d’une respiration. Imaginez-vous, enfant, apprendre que votre vie ne va durer qu’un fragment de celles d’autres peuples. Ils verront passer quinze de vos générations. Ces mêmes autres peuples seront plus forts que vous. Ils seront plus intelligents. En tant que personne, vous ne pouvez espérer leur arriver à la cheville qu’avec une quantité d’espoir qui vous fait traiter de fou et d’illusionné par les vôtres. Dans de telles circonstances, qu’auriez-vous fait ? Les humains font ce qu’il y a de plus beau à faire. Ils continuent de vivre. Ils essayent, autant qu’ils peuvent, avec les moyens qu’ils ont. Ils prennent ce qui leur est offert et rendent à leur façon. Ils vivent de leurs émotions, de leurs créations, avec une intensité décuplée par leur destin. D’un humain, nous ne pouvons attendre qu’il reste de marbre une dizaine d’année, car son monde va bouger bien plus vite que le nôtre. Saviez-vous que, pour eux, jadis, rencontrer un elfe était une chance ? Nos peuples eussent-ils été plus ouverts, nous aurions découvert que la véritable chance était nôtre, d’avoir l’opportunité de rencontrer un humain sur l’infime temps qui lui est alloué, et nous voir accorder une part de ce temps. Ne faudrait-il pas…”

Un contact fit très vite comprendre à Léon qu’il avait trop parlé. Fort bien. Il était de la même opinion. Puisqu’Alaron lui proposait de nouvelles émotions des plus agréables, il comptait bien lui rendre la pareille. N’était-il pas venu pour l’aider à se sentir mieux, et le noyer dans de telles considérations ?

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Un sourire en coin soulignait combien il trouvait amusants les deux ingrédients secrets de Léon pour croire en la race humaine. Et pour ainsi dire, cela partait assez mal. Les dirigeants étaient obligés de regarder l’avenir pour guider leur peuple et probablement avait-il perdu son instantanéité en chemin. S’il appréciait encore assez le présent, il y accordait beaucoup moins d’importance… Ainsi peut-être était-ce simplement lui qui avait changé, pas les humains qui étaient stupides… Ou peut-être que si. Dans tous les cas, il allait falloir parier sur l’opportunisme pour compenser et là encore, Aldaron avait fait du chemin. Le jeune elfe spontané, vivant parmi les humains et profitant de la moindre opportunité pour utiliser son Esprit-Lié du Saumon, était bien loin. Aujourd’hui, il était enterré dans des sujets sombres et pesants. L’opportunisme ne se faisait plus à n’importe quel prix. Il s’était brûlé et avait appris. Mais il ne ferait pas comme les humains : il acceptait l’enseignement pour en ressortir plus fort.

Et Léon parlait bien trop : ses mots s’enchainaient admirablement, et s’il avait raison sur bien des points, le cœur d’Aldaron ne battait définitivement plus pour ce que Léon admirait chez eux. Leurs vies étaient courtes et face aux peuples plus grands, il se sentaient le besoin de se mettre à leur hauteur, dussent-ils cracher sur leur bienfaiteur et oublier ce dont ils ont profité bien assez pour grandir et mordre la main qui les nourrissait. Là où Léon s’extasiait, Aldaron était dégoûté. Ne rien attendre d’eux ? Il n’avait rien attendu d’eux, en vérité. Ni remerciement, ni louanges, mais était-ce si dérisoire d’avoir seulement espéré qu’on ne vienne pas lui cracher au visage ? Un baiser fit taire la tirade et l’intimité de la tente leur offrait un autre voyage. Léon avait toujours été un employé qui avait bénéficié de son affection sincère et sur Keet-Tiamat les journées étaient sombres et pesantes.

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