Est-ce que Kyla était pleinement éméchée ? Certainement. Mais cela ne faisait pas d’importance, et ce sentiment était même partagé. Belethar était un instant ivre aussi, point car il avait trop bu, mais ivre de joie.
Il ne savait trop dire pourquoi, mais revoir Kyla ici dans les rues de Caladon l’enchantait vraiment, comme si une lumière éteinte depuis six ans venait à nouveau de s’allumer. Alors qu’il venait de poser toutes ses questions – et qu’il laissa du temps à la jeune elfe de répondre – il prit un temps pour la regarder elle, de plonger un instant dans ses yeux. Des yeux bleus qu’il n’aurait pas pu oublier de sitôt, qui valait aisément tous les poèmes du monde, tant ils étaient beaux à l’image du peuple que Kyla représentait. Voir des reflets étincelants dans ceux-ci l’amusa d’ailleurs. Il ignorait si beaucoup de personnes le savait, mais c’était le signe que Kyla allait bien. Cela rappela à Belethar ses longues années passées au Domaine avec elle, ses moments de joie, de rire …
Non vraiment, il était content de la revoir. Et manifestement ce sentiment était partagé :
« Je suis tellement contente de te voir ! Tu m’as tellement manqué ! » Lui fit Kyla, avant de finalement ouvrir ses bras pour une étreinte que Belethar accepta bien volontiers. Si l’étreinte dura une poignée de secondes, plutôt que de se sentir véritablement gêné, c’est l’odorat du baptistrel qui fut brièvement sollicité : au plus près d’elle, il put constater que Kyla portait toujours ce parfum de laurier qu’elle avait antan, à la fois subtil et délicat et rappelant les couleurs et senteurs de l’été à Belethar. L’Espérancieux glissa à l’elfe :
« Je suis très heureux de te revoir aussi. » Le plus sincèrement du monde.
Kyla incarnait vraiment ce qu’elle était à ses yeux : un vent de fraîcheur. Toujours est-il qu’ils se séparèrent, et si l’Espérancieux se surpris à vouloir retenir quelque peu ce moment, au moins un bref instant, ils revinrent bientôt face à face dans un état « normal ». Sans grandes surprises pour le relativement omniscient baptistrel qui avait bien senti que Kyla n’était pas dans son état normal, la conversation qui suivait n’était justement pas très claire … Même si l’elfe affirmait que :
« Mes idées sont très claires, tu sauras ! »
Ce à quoi Belethar sentit poindre un petit acouphène dans ses oreilles, significatif des douleurs qu’il ressentait quand les gens mentaient autour de lui. Il grimaça un brin, faisant ce qu’il pouvait pour encaisser le bruit de fond, mais tâcha de reprendre son sourire bien vite : pas question qu’elle ne s’inquiète, le baptistrel pouvait s’en remettre. De toute façon, il nota que Kyla, tel le vent, passa rapidement d’une volonté à une autre : elle voulu aller marcher, mais finalement elle retourna à la taverne brièvement.
Belethar s’apprêtait à formuler une réponse, mais bien vite, l’elfe la pris par la main, et le baptistrel se trouva entraîner dans cette taverne, au milieu d’une petite foule de gens qui parlaient, dansaient s’amusaient … L’Espérancieux garda un sourire, essayant de faire bonne figure : il ne détestait pas les grandes ambiances de fête loin de là, mais là, tout ceci était soudain !
Mais Belethar trouva rapidement une solution dans le système de ses pensées, et bientôt le monde devint aux yeux du baptistrel que des choses qui gravitait autour d’eux, et le seul intérêt fut rapidement la personne qu’il avait en face des yeux : Kyla. Depuis qu’il avait à nouveau poser les yeux sur elle, il prenait plaisir à redécouvrir ce visage et sa longue chevelure noire … Il était presque sûr qu’il n’y prêtait pas autant attention avant. Peut-être était-ce sa récente intronisation en tant que Baptistrel, et sa volonté à beaucoup plus regarder les êtres humains, qui lui faisait redécouvrir son environnement …
Toujours est-il qu’après une brève conversation avec le tavernier, Kyla l’interrogea sur sa faim : Belethar n’était pas vraiment un gros mangeur, mais ne disait jamais non à partager un petit moment de convivialité, alors il suivit la jeune elfe sur ce morceau de gâteau. Et semble-t-il qu’elle avait également commandé des bougies avec ceci … Belethar ouvrit grand ses yeux à double pupilles, songeant au fait qu’il avait potentiellement oublier la date d’anniversaire de son amie mais celle-ci la rassura :
« Non non, ce n’est pas mon anniversaire. Mais j’avais envie de fêter. »
Belethar haussa un sourcil, et eut un petit rire sincère : il reconnaissait bien là le tempérament un peu fou de Kyla. L’alcool ne faisait peut-être pas bon ménage avec sa condition, certes, mais souffler des bougies pour le plaisir : il fallait oser ! Belethar s’accorda d’ailleurs un trait d’humour à ce sujet :
« Joyeux non-anniversaire alors ? » avec un petit sourire à l’intention de Kyla, alors qu’il répondait par le geste à son invitation d’allumer les bougies avec elle. La jeune elfe l’invita ensuite à faire un vœu, comme le voulait la tradition.
Si Belethar devait à présent faire attention à ses paroles, car un « vœu » pouvait rapidement l’engager dans sa parole, il eut un petit sourire avant de dire :
« J’aimerai que l’on se voie plus souvent, maintenant que j’ai retrouvé ta trace. Cela te va ? » Question rhétorique, le bonheur des deux étant partagés. Belethar souffla les bougies, et eut nouveau un petit sourire taquin, et s’étira, tâchant de profiter un brin de l’instant : les nuisances sonores étaient nombreux autours d’eux, mais il n’y prêtait même plus attention.
L’Espérancieux fit à Kyla, alors que les deux se régalaient de leur repas :
« Les choses ont bien changé depuis que l’on s’est vu. Je suis devenu le garant de notre petite famille avec mes cousins, nous avons déménagé par deux fois depuis notre arrivée et … » devait-il parler de son ancienne femme, et de son fils ? Belethar n’était pas sûr. Point qu’il ne se sentait pas d’en parler avec son amie, mais il préféra garder cela pour plus tard peut-être. Pour l’heure, l’instant était trop joyeux. « Et il m’est assurément arrivé de nombreuses aventures. » Finissa t-il en un petit sourire. Mais de ceci ils auraient tout le temps du monde pour en parler, à présent qu’ils étaient à nouveau réunis.
Un peu de temps passa, et une fois qu’ils eurent fini de déguster leur met, Kyla fit :
« Merci Bele. J'avoue que ça me manquait les moments passés comme ça à tes côtés. C'est toujours aussi amusant ! »
Belethar répondit alors, avec une pointe d’humilité :
« Allons, je n’y suis pour pas grand-chose cette fois ! C’est toi qui m’entraines dans tes aventures ! » Il eut un petit rire, avant de dire : « Mais je t’y suis toujours avec grand plaisir, rassure-toi. Le plaisir est bien évidemment partagé dans cette histoire. ». Même si Kyla était un brin éméchée, Belethar l’aurait probablement suivi jusqu’à l’autre bout de la ville si elle le voulait. Peut-être d’ailleurs qu’il n’aurait pas hésité à la suivre car il craindrait qu’il ne lui arrive quelque chose avec les effets de l’alcool.
Mais tout ceci était d’autres questionnements. Une fois que Kyla eut réglé la somme qu’elle devait au tavernier – Belethar ayant discrètement glissé quelque chose en plus de son côté en indiquant au tavernier mettre cela pour régler l’ardoise de Kyla –, le duo sorti dans la rue, et là Kyla se fit plus parlante, une fois qu’ils furent à l’abri d’autres regards et d’oreilles :
« La dernière fois qu’on s’est vu, réellement vu, c’est quand on était au Domaine tous les deux, n’est-ce pas ? Et dans les six mille tunnels de la rébellion ! Ça fait près de dix ans, si je ne me trompe pas. »
Belethar repensa à cette période d’un air nostalgique : tout ce qui s’était passé sur Ambarhùna paraissait si loin à présent, même si dix ans, cela n’était pas grand-chose à l’échelle du monde. Il eut un sourire mélancolique avant de répondre à l’Aërendhyl :
« Cela fait trop longtemps assurément. Mais jamais nos moments ensemble au Domaine n’ont quitté ma mémoire. Il s’en est passé des choses en dix ans … » Le monde avait connu plusieurs fins du monde, et il était enfin devenu baptistrel. Au moins tout cela. C’est d’ailleurs ce dernier sujet qui intéressa Kyla par la suite :
« Tu sais pas à quel point j’ai été fière quand j’ai entendu que tu étais devenu Bapti ! C’était tellement notre rêve d’enfance ! Je suis tellement contente pour toi ! Il faut célébrer ça ! »
Belethar sentit le rougissement poindre sur son visage quand ce compliment atteignit ses oreilles. Il est vrai qu’il avait beaucoup trimé pour y arriver, et tout ce n’était pas fait toujours comme prévu. Mais c’était fait à présent, et il avait aussitôt annoncé la bonne nouvelle à tout le monde. Il eut un sourire taquin avant de dire à Kyla :
« Il faudra que je te raconte à quel élément je suis lié, et comment tout ceci s’est passé. Par les Huit, il y aurait bien des choses à dire sur tout cela. » Car Belethar était à présent lié à Néant, ce qui paraissait complètement invraisemblable il y a dix ans de cela. Mais des personnes comme Naal du Néant et son presque-frère Ilhan avait aidé à calmer sa haine de cette religion.
Ils marchèrent comme cela un peu de temps, jusqu’au moment où ils arrivèrent au port de Caladon, et là, Kyla s’émerveilla :
« Oh ! Comme c’est beau ! »
Belethar trottina pour suivre l’elfe qui filait comme le vent, et effectivement il constata que l’endroit était un ravissant : la lumière de la lune éclairait les beaux bateaux amarrés là, et de petits oiseaux semblaient faire des rondes nocturnes. Tout portait à un cadre idyllique, que l’on aurait aisément pu s’arrêter pour peindre un long moment.
Mais plutôt que la peinture, l’elfe invita le baptistrel à pratiquer une autre forme d’art que Belethar affectionnait tout particulièrement : la danse. L’elfe avait pris la main du baptistrel, et reconnaissait ce regard qu’elle avait, qu’il n’avait plus vu depuis de très nombreuses années. Kyla l’invita à danser de façon silencieuse, et Belethar ne se défila pas.
Si la danse était quelque chose que l’Espérancieux pratiquait majoritairement tout seul – faute d’avoir souvent des partenaires avec qui danser –, le baptistrel était évidemment un expert dans son domaine, et connaissait quelques pas à partager à deux.
Il esquissa un petit sourire : Kyla avait-elle encore de l’énergie pour suivre les mouvements du baptistrel ? Belethar passa délicatement une main sur sa taille, avant de lui dire :
« M’accorderez-vous cette danse, Dame Aërendhyl ? » Question rhétorique, encore une fois. Belethar eut un petit clin d’œil, avant de préciser : « Contente toi de suivre mes pas. Je suis heureux que tu me proposes cela à nouveau. ».
En effet, pour cette fois, et parce qu’il savait que Kyla était dans un état relativement second, Belethar prendrait les devants. Il emmena quelques minutes l’elfe dans une danse ressemblant peu ou prou à un tango, où l’Espérancieux veilla à ce que Kyla ne « travaille »pas de trop, guidant des yeux et par le geste les quelques mouvements qu’elle dû faire quand elle en eut le besoin, et ne rechignant pas à faire quelques mouvements de son côté. L’avantage du Tango est que Belethar n’avait pas trop à « penser » sa danse, celle-ci étant essentiellement de l’improvisation, tout en gardant un contact proche avec sa partenaire.
Le temps s’arrêta là encore une fois, et s’il n’y payait pas plus attention, Belethar aurait pu presque ne pas entendre ce que Kyla lui disait :
« Notre bateau s’est perdu en mer quand on a quitté Ambarhùna. On a failli en mourir, c’était horrible, tu peux pas savoir ! Depuis, je ne suis plus capable de mettre un seul pied sur un navire. Ahah ! »
Entre deux mouvements, Belethar eut un petit sourire triste, et lui fit :
« Si tu savais ce qui m’est arrivé. Nous n’avons pas embarqué dans le même bateau, mon fils, ma femme et moi. Depuis … Je ne les ai jamais revus, et n’ai plus jamais eu de nouvelles. Ils sont probablement morts en mer, tous les deux. » Sentant l’ambiance retombé un tout petit peu, Belethar ponctua sa phrase par un « Ha-ha », jaune, sur le même ton que Kyla.
Il arrêta là la danse, accompagnant Kyla dans son dernier mouvement de son choix, avant de lui préciser :
« Mais tu sais, avant que tu me dises quoi que ce soit, j’ai été triste, mais j’ai tourné la page, je pense. Je suis allé de l’avant, et j’ai au moins pu me consacrer à d’autres choses que j’aimais. Le reste de ma famille, l’Ordre, mes amis … On trouve des occupations. »
… En vérité, même si jamais rien ne remplacerait ses sensations, Belethar avait décidé longtemps avant cela que sa vie ne s’arrêterait pas là. Parce que ce n’était probablement pas ce que les deux auraient voulu. Alors il avait continué à vivre, plutôt bien, et depuis la douleur s’était changé en souvenir. Un souvenir qu’il n’oublierait pas, mais qui restait un souvenir du passé.
Peu après qu’il eut dit cela, l’elfe fit un brin d’escalade, et monta sur la large rambarde du port, avant de tournoyer sur elle-même, avant d’indiquer les bateaux d’un geste de la main :
« Ça ne sert à rien d’être triste. Viens ! »
Belethar sourit. Le positivisme de Kyla était peut-être ce qu’il manquait à sa vie, tout compte fait. Quelques sauts agiles plus tard, et elle se trouva sur une balustrade, à danser seule. Ne voulant pas la laisser là, l’Espérancieux la rejoignit, et improvisa quelques pas de claquette – bien qu’il n’eut pas tout à fait les chaussures idéales, il s’arrangea –, pour donner du rythme à sa danse. Là, Kyla lui fit finalement :
« Et raconte-moi comment s’est déroulé ton ascension ! »
Belethar arrêta ses mouvements, et inspira, c’était une longue histoire. Mais après tout ils avaient tout le temps du monde, alors l’Espérancieux s’éclaircit la voix et se lança :
« C’était un beau jour, au domaine, et mon maître-Cawr ainsi que d’autres avaient pu se réunir, pour donner le cadre officiel que tu connais. J’y ai joué des percussions, mon instrument préféré, et est agrémenté le tout de quelques pas de danse … Un peu comme ceux que j’ai fais à l’instant… C’était un exercice aussi difficile qu’on le prétend, mais pour autant pas impossible. Puis au fur et à mesure que ma chanson se passait, j’ai senti l’énergie m’habiter et … pouf. Me voilà Baptistrel lié au Néant. »
L’Espérancieux montra ses tatouages apparents sur son bras droit à Kyla, qui glissaient jusqu’à son cou, en passant par son épaule.
« Les Almaréens à l’époque ont fait beaucoup de mal à ma famille, et j’ai longtemps tenu Néant pour responsable de tout cela … Mais après avoir rencontré un vrai adepte de cette religion, Naal, qui habite aujourd’hui à Délimar … Eh bien lui m’a ouvert les yeux, et m’a invité à penser les choses différemment. Il voulait m’effacer mes tatouages, mais au moment où il a essayé … Ceux-ci ont grandi jusqu’au point où tu les vois aujourd’hui. Il m’a dit que cela était dû au fait que je suivais les principes religieux de Néant sans pour autant le prier tous les jours. Alors plutôt que de vivre dans la haine, j’ai su m’ouvrir à ce culte, j’ai pardonné, j’ai vécu un peu avec Eird, un cawr qui était aussi lié à cet élément … Et voilà. Tu sais tout. »
Belethar eut un petit sourire. C’était une belle histoire. Une histoire amusante, et un peu déroutante pour lui, mais une histoire assez amusante, à la conclusion heureuse. L’Espérancieux eut un petit sourire, avant d’interroger sa consœur :
« Et toi alors ? Tu m’as dit que tu avais été perdue en mer et pourtant tu es là : qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? Et que fais-tu ici, depuis que tu t’es installée ? »
Belethar pris la main de Kyla, et l’invita à s’assoir à côté de lui sur cette grande balustrade, face au port. Ils seraient probablement plus à l’aise pour discuter tous les deux.