20 octobre 1764
Naira s’était éclipsé après que l’empereur avait eu accepté sa proposition. Elle s’était dirigée vers l’écurie où sa monture avait été laissée, et avait accepté l’aide se sa garde pour montrer la jument althaïenne. Elle était partie, sans laisser le temps à son garde de prendre sa propre monture après l’avoir posé sur la sienne. Mais il l’avait rattrapé, éventuellement. Autone avait pris l’habitude de devancer son escorte, Naira prenait un peu d’avance, mais elle ne s’échappait pas. Elle voulait quelques mètres d’avances, et faire semblant qu’ils n’étaient pas là. Alors ils se taisaient. Autone fit ralentir sa monture en périphérie du village, caressant la crinière de sa jument, elle écouta le cœur de l’animal. Refermant sa main, elle respira plus lentement. Il lui fallait retrouver du calme, si elle voulait réfléchir à la situation, faire face à Claudius. Elle ne voulait pas contacter Ilhan, pas maintenant. C’était difficile, de vouloir lui faire confiance, mais d’avoir l’impression d’être étrangère. Et pourtant, malgré sa tendance à trop s’inquiéter, Ilhan serait son meilleur conseiller en termes de diplomatie, dans la situation actuelle. Autone avait manqué d’étriper l’elfe que cette conseillère Sélénienne avait interrogé. Son père avait une pire réputation que ceux qui tuaient des dragons. Et ces elfes méprisaient l’immaculation, une nouvelle raison d’être en colère et, honnêtement, troublée. De son point de vue, le père de Naira voyageait tout l’archipel pour sauver les victimes de la peste. Et puis il y avait cette tentative d’assassinat, des hommes qui auraient dû être de leur côté, se retourner contre eux. Des araignées, qui ne croyaient pas en elle. Autone ne pouvait pas leur en vouloir de ne pas l’aimer, mais elle avait une nouvelle chose à craindre. Les althaïens, la toile, ils n’avaient pas demandés à se retrouver dans l’ombre d’Autone. Ce devait être soudain. Ilhan avait immaculé, il avait changé et maintenant, il lui montrait une grande dévotion et la toile n’avait pas à le suivre, là. Mais de là à complètement perdre espoir, à mourir, pour rien. Ils étaient morts pour rien. La toile n’avait pas de fidélité absolue, mais elle recueillait une arborescence d’informations dangereuses. Alors la toile n’était pas forcément de son côté. Elle devait encore y faire attention. Autone s’amusa un peu avec sa jument, à courir et à la laisser marcher dans les cours d’eau peu profonds. Elle s’arrêtât pour méditer avant de revenir au village, plus calme. Elle eût le temps de réfléchir, de dépenser l’énergie de sa colère. Avant de rencontrer l’empereur, elle laissa la servante qui l’accompagnait pour se voyage peigner ses cheveux, et les coiffer à nouveau, qu’aucune mèche ne dépasse de ses tresses blanches et rousses. Enfin, elle revint dans cette grande salle qui avait hébergé trop de crimes aujourd’hui. Autone laissa ses armes et ses gardes à la porte. Quand elle arrivât, Claudius n’était pas encore arrivé.
La salle fût disposée autrement, parce que les délégations complètes n’allaient pas être là. Naira se demandait pourquoi, de toutes manières, ils avaient organisé presque tout un banquet pour ce qui devait être une réunion diplomatique. Elle comprenait la nécessité de tels évènements, mais elle trouvait ces mesures excessives pour une première rencontre en direction d’un traité. Autant de gens ne faisaient qu’augmenter la tension.
En attendant l’empereur, la monarque repensa aux visions qu’elle avait eu dans la journée. La roue de la réincarnation semblait lui jouer des tours, se jouer de ses principes. Elle avait trouvé des résonnances, entre elle et Smilodaene. Après avoir perdu sa mémoire, elle s’était sentie déconnectée d’Autone, mais puisque la corneille conservait la mémoire de son ancienne vie, elle n’avait pas perdu cette connexion-là. Elle se sentait un peu comme ça, par rapport à Autone, maintenant. Autone était Naira, mais Naira n’était pas Autone. Naira était à la fois un résidu et une somme de ce qui n’était plus. Alors ces anciennes vies, elles faisaient partie de sa somme, sans être elle, aujourd’hui. C’était étrange, de penser à cet homme comme un amant. Elle pouvait voir comment ils avaient un potentiel de travailler ensemble, d’être complices, de développer un partenariat. Elle pouvait le voir après l’avoir observé, son calme, sa fermeté d’esprit. Claudius avait une capacité de naviguer au travers du chaos, c’était étonnant. Elle n’avait pas l’impression que sans lui, elle aurait conservé tant d’autorité. Diplomatiquement, il l’avait fortement couvert, et il n’en avait aucune obligation. Peut-être était-ce la raison qui l’avait gardé près des Kohans aussi longtemps. Claudius savait comment conserver l’autorité et le rang des autres, par l’exemple. Il était plus vieux qu’elle, et probablement plus sage sur certains aspects, certainement plus expérimenté.
Perdue dans ses réflexions, Autone releva la tête en entendant la porte s’ouvrir. Elle lui adressa un sourire poli en se levant, le temps qu’il s’assied. Ils étaient séparés d’un mètre, d’un bout à l’autre de la table.
« Votre majesté. J’espère que vous avez eu l’occasion de vous reposer après ces évènements mouvementés. »
On leur avait préparé un repas, il y avait comme un malaise, chez les domestiques, après cet épisode de poison. Le service en était presque maladroit. Mais ils commencèrent par le vin.
« J’ai eu le temps d’une balade. Et d’une méditation. » Ce qui était arrivé aujourd’hui n’aurait jamais dû se produire. Et la méditation aidait à traverser ces moments où tout débordait, s’inondait. Parfois, lorsqu’il n’y avait rien à faire, le meilleur remède était d’apprendre à demeurer immobile. « Je vous remercie d’avoir accepté ma proposition. » Et comme par bonne foi, Autone prit une gorgée de vin, malgré l’image du goûteur qui revînt à son esprit alors qu’elle trempait ses lèvres dans l’alcool. L’alcool, il y avait longtemps qu’elle n’avait pas bu. À vrai dire, elle n’y avait pas goûté, depuis sa renaissance. Autone reposât la coupe rapidement, échappant un petit raclement de gorge. Puis réalisant que son geste aurait pu alerter l’empereur, étant donné les circonstances, elle gloussa, un peu embarrassée, avant de s’expliquer.« Je suis désolé. C’est juste que… j’avais oublié ce que ça goûtait, et puisque je me souvenais avoir goûté avant, il m’est échappé que je n’ai pas bu depuis…mon accouchement. »
Elle se souvenait des évènements, des images, mais les goûts, les odeurs, toute sa mémoire sensorielle était absente. Elle la retrouvait, au compte goûte, mais pas complètement. Le rossignol de cendres lui avait redonné ses souvenirs, mais sa limite était de lui montrer de l’extérieur.
« J’ai récupéré mes souvenirs, d’un point de vue extérieur. Je me souviens de notre rencontre, j’ai vu à quel point je semblais être en colère, mais je ne me souviens pas de m’être sentie en colère. Alors, avec autant de recul… je suis désolée d’avoir été aussi… acerbe, avec vous. »
Elle ne le savait pas mais, elle était enceinte, à ce moment. Contrairement aux croyances un peu misogynes, une femme enceinte n’est pas plus agressive juste parce que. C’est un instinct protecteur. N’importe quelle menace sera traitée avec la violence d’une mère ours en présence de ses petits. Oui, avec du recul, la situation était même un peu drôle.
Ce qui était difficile, c’est que Claudius avait tué Achroma, et que Naira était déchirée parce que Achroma avait été son fils, mais aussi et surtout le mari de son père. Qu’Aldaron était en deuil, plus dévasté qu’il ne le savait lui-même. Qu’Achroma était allé trop loin, et avait entraîné Aldaron avec lui. Mais que Cendre Lune n’était pas innocent. Claudius avait tué son enfant, qui l’avait rejeté, dont elle avait oublié l’instinct maternel. Elle ne saurait peut-être jamais, pourquoi elle avait accepté d’être sa mère. Elle n’arriverait peut-être jamais à saisir la rage et la culpabilité qui l’enserrait à sa mort. Claudius avait tué Achroma, mais elle ne se souvenait plus d’avoir été sa mère. Et presque personne ne savait, au sujet de cette adoption. Comment passait-on par-dessus cela? Sinon faire semblant, pour le bien de la diplomatie.
Et pourtant, quand la monarque souriait à l’empereur, elle avait envie de tendre une main.