15 septembre 1764
Sous les frondaisons, s'écoulait une rivière. Doucement, presque imperceptible à l'oreille. Son eau claire charriait de nombreux poissons, surtout des truites, que des petits pêcheurs aimaient taquiner avec un hameçon, un peu plus en amont, près de la route qui cheminait jusqu'à l'Imbrulée. Le chemin qui menait jusqu'à ma demeure serpentait le long de cette rivière. Une simple route marquait sur l'herbe folle par les vas et viens de mes propres pas, des sabots d'Indril ou par la venue de quelques visiteurs. Mais ceux-là étaient plus rares.
Ma maison trônait au sommet d'un des plus grands arbres de cette forêt, ses branches massives soutenant sans difficulté la charpente magiquement créée. Un escalier s'enroulait autour du large tronc et permettait d'accéder au sommet. La petite rivière, elle, s'écoulait quelques mètres sur le côté et offrait une source d'eau fraîche bien accessible.
La journée s'était écoulée dans un calme relatif. J'avais décidé de passer celle-ci loin de l'agitation de la capitale - ou de sa sœur détruite. Une visite imminente avait occupé une grande partie de mon esprit et m'avait gardé occupé toute la matinée ainsi que le début de l'après-midi.
Ce n'était pas tous les jours que je recevais l'Empereur. Je peinais encore à croire que ce denier avait accepté que nous nous rencontrions ici, et non au sein de son somptueux palais. Mais Claudius était avant-tout un soldat, un détail qui avait son importance et expliquait cette envie - ce besoin - d'être proche de ses troupes. La vie du souverain étant très remplie, ce dernier devait arriver avec une petite escorte en début de soirée.
« Je suis prête. »
Je relevais les yeux vers Orfraie, mon journal à la main. J'avais décidé de profiter des dernières heures avant l'arrivée de l'Empereur pour travailler sur un projet personnel. Un sort unique en son genre, à ne pas douter.
« Encore un instant, s'il te plait. » répondis-je en baissant les yeux sur mes notes. Plusieurs pages du petit journal en cuir brun sombre étaient noircie de mes observations au sujet de mon anneau, Curünicorma, ainsi que sur le sort que j'avais mis au point. « Je pense que ça y est. » Lui dis-je en relevant le regard vers elle. « Il n'y a qu'une façon de le savoir. »
Je hochais la tête, refermant le journal gravé du blason de ma famille dans un claquement sec. Je le glissais ensuite dans la poche sans-fond de ma cape, un cadeau de Madame Doubfire. La poche en forme de cœur continuait de me faire lever les yeux au ciel à chaque fois que je l'apercevais, mais je devais avouer qu'elle était fort pratique. Pas comme ce que la vielle dame avait glissé à l'intérieur et que j'avais découvert à mon retour chez moi. J'en rougissais encore rien que d'y penser.
Je me raclais la gorge, prenant une longue inspiration. « Trois, deux, un… Satar. » Murmurais-je, les yeux plissés et une mine inquiète sur le visage. En face de moi, la silhouette éthérée d'Orfraie disparue soudainement. « Non ! » M'écriais-je, inquiète, en faisant quelques pas vers l'endroit où elle se tenait un instant plus tôt. « Orfraie ? » demandais-je, la voix soudainement tremblante. Venais-je de commettre l'irréparable ? Était-elle partie pour toujours ?
Portant une main à mon cœur, que je sentais se serrer douloureusement, je fouillais les alentours du regard à la recherche de cette silhouette fantomatique. Je m'étais habituée à elle, ainsi qu'aux voix, et je ne voulais pas la perdre.
Un petit rire me tira de ma torpeur. Un rire différent. Un rire réel.
Je fis volte-face, ma cape tourbillonnant derrière moi, pour trouver Orfraie nonchalamment appuyée contre le tronc d'un pommier que j'avais moi-même planté. Sa silhouette n'avait plus cette aura éthérée, translucide… Se pouvait-il que… ?
« Ça a fonctionné ? » Murmurais-je en m'approchant à grande enjambée, m'arrêtant à un mètre de la dragonnière. Nous faisions presque la même taille, elle me dépassait de quelques centimètres seulement. Comme d'ordinaire, elle portait une tunique verdoyante. Son manteau des ombres, en revanche, était intact. D'ordinaire, il était abimé dans le bas, déchiré.
« Vois par toi-même. » Me répondis-telle, et j'entendis nettement sa voix au léger accent elfique. Ce n'était pas dans ma tête.
Elle tendit sa main, paume vers le haut, et je tendis la mienne. Ma peau rencontra la sienne, chaude et douce, et je sursautais quasiment à ce contact nouveau. « Ça a fonctionné ! » m'écriais-je en réduisant soudainement l'espace entre nous, attirant la guerrière dans une étreinte spontanée. Je la sentis refermer ses bras dans mon dos et savourer ce premier contact. Un contact tangible, physique. « Bravo. » Murmura-t-elle à mon oreille tandis que je la relâchais, une légère rougeur aux joues. « Il faudra essayer l'autre forme demain. Celle-ci devrait durer quelques heures. » Lui expliquais-je. Elle sourit d'un air entendu, mais je décelais une trace de mélancolie au fond de ses yeux améthyste.
« Viens, je t'offre le thé. »
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« C'était toute une expérience. Merci pour le thé. »
« Avec plaisir. »
Je souriais doucement, accoudée à la rambarde. Les cheveux au vent, j'observais le ciel s'assombrir peu à peu. L'été n'était pas tout à fait fini et le jour allait être présent encore quelques heures. Le fond de l'air était encore chaud et j'avais délaissé ma cape sur le dossier de la chaise la plus proche, près de la petite table sur laquelle nous avions bu notre thé.
Sans doute éprouver par l'exercice du jour, la silhouette éthérée disparue, me laissant seule avec les autres voix. Des voix beaucoup moins claires que la sienne, moins amicales, que je repoussais au fond de mon esprit. C'était un entraînement quotidien et laborieux que d'avoir l'ascendant sur les voix, mais c'était nécessaire pour ne pas devenir folle.
Le silence revint, uniquement troublé par le vent dans les feuilles au-dessus de ma tête, et par la rivière qui s'écoulait juste à côté. Le martèlement des sabots d'Indril était lointain, mais je ne m'en inquiétais pas. Sa longe avait une certaine longueur qui lui offrait la possibilité de trotter tranquillement dans les alentours sans risquer de s'enrouler autour d'un arbre.
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Moins d'une demi-heure s'écoula avant que je n'entende le martèlement des sabots sur le chemin. Cette fois, il s'agissait de l'Empereur. Depuis ma position en hauteur, j'observais donc ce dernier approcher au pas, sa cape rouge se détachant parfaitement dans cet environnement forestier.
Lorsqu'il ne resta qu'une vingtaine de mètres à parcourir, je descendis à sa rencontre, laissant ma main gauche glisser contre le tronc d'arbre, l'escalier en épousant parfaitement la courbe jusqu'en bas. Les mains jointes devant moi, j'attendis que l'homme à la haute stature démonte et s'approche, suivi de sa garde. Une garde moins consistante que celle d'Avara lorsqu'elle était elle-même venue me rendre visite, notais-je.
« Votre Impériale Majesté, je vous souhaite la bienvenue en ma demeure. Avez-vous fait bonne route ? » M'enquis-je en exécutant un salut respectueux, puis en l'invitant à me suivre jusqu'au sommet. Perché à une dizaine de mètres au-dessus du sol, l'exercice pouvait être fatiguant pour une personne manquant de cardio, mais je doutais fortement que ce soit le cas de la part de Claudius ou de ses gardes en armure. « Je suis heureuse que vous ayez accepté mon invitation à vous rendre jusqu'ici, je n'ignore pas que ce n'est pas très protocolaire. »
Au sommet, je l'invitais à prendre place à cette même table où Orfraie et moi avions bu le thé. Ou Avara et moi-même avions dégusté la tarte aux pommes de Sorel, des mois plus tôt. La chaise, tout en bois, était pourvue d'accoudoirs arrondis et d'un moelleux coussin orangé. Le dossier était tressé de fibres naturelles.
« Voulez-vous boire quelque chose ? J'ai une rare bouteille de vin elfique. Et d'autres sans alcool, si vous le souhaitez. Et vous, messieurs ? » Proposais-je en relevant les yeux vers les gardes.
Assise de l'autre côté de la table sur une chaise tout à fait similaire, je lissais les plis de ma tunique de la main droite. Ma cape était abandonnée sur le dossier de la troisième.
« Au début de l'été, votre nièce est venue ici même s'entretenir avec moi au sujet de votre projet d'école. C'est de cela dont je souhaite discuter avec vous. Connaître votre idée plus en détail et vos plans pour sa mise en place, si vous en avez déjà. » Commençais-je. « En vérité, lorsqu'Avara est venue m'en parler, j'avais déjà le désir de créer quelque chose de semblable, quoi que pas d'une telle envergure. Ce n'était pas dans mes capacités, ni dans mes maigres moyens de soldat. » Je pris une gorgée de mon propre verre, marquant une pause. « Pour être parfaitement honnête, j'ai été approchée par Ilhan Avente peu de temps avant. Ce dernier m'a proposé de rejoindre le Conseil des Mages. J'ai accepté tout en spécifiant que c'était au sein de l'Empire que je souhaitais agir pour préserver et enseigner la magie. Et c'est ici que votre projet, et la proposition faite par Avara, tombe à point nommé. »
La maisooooon (à peu près) :