Le chant des Métaux [PV Belethar Espérancieux]

22 août 1764

Demens n’avait jamais mis les pieds au domaine Baptistral, ni dans l’archipel, ni sur l’ancien continent. Il faut dire qu’il n’avait jusqu’ici jamais eu de raison de le faire. Et il savait que, de par sa manière de fonctionner, il était probablement mieux pour lui de limiter ses contacts avec des individus capables de lire sa vie entière à travers les vibrations liées à son être. Mais aujourd’hui, il avait de bonnes raisons d’être ici : officiellement, il venait s’éduquer afin de mieux comprendre comment un spirite était lié à ses Esprits-Liés, mais il allait également en profiter pour comprendre ce qui faisait d’une personne ce qu’elle était.

Avec la permission de Nathaniel, qu’il avait demandé pour des raisons purement administratives, il avait contacté Belethar Espérancieux, ce Cawr qui avait reconstruit Althaïa la Fantasque afin d’organiser une rencontre. Ce dernier avait accepté lui donnant rendez-vous en ce jour au domaine Baptistral afin d’avoir accès à toutes les ressources nécessaires. Et grâce au Maelstrom qui pouvait faire fi des lois du temps, l’Alchimiste avait été amené à bon port rapidement.

Pendant ce temps, son double demeurait à Blanche-Rive, continuant pour lui les autres tâches dont il avait la charge. Indirectement, ce qu’il apprendrait aujourd’hui pourrait peut-être même l’aider sur ce plan, car s’il saisissait mieux ce qui constituait la base d’un individu, il devenait encore plus aisé de le reprogrammer pour en faire un soldat docile et efficace, une raison de plus qui avait plu au Roi de la Confrérie. Bien entendu, tous ces autres détails n’allaient pas être présentés de front à Belethar, puisque le Cafard ne voulait pas risquer un refus de sa part. Non, ces éléments supplémentaires, c’est lui-même qui devrait les déduire à partir de ce qu’il découvrirait en demandant de l’aide au sujet des Couronnes.

Demens arriva au domaine en début d’après-midi. La saison sèche s’était installée depuis un moment et pourtant la verdure survivait sans problème dans les environs immédiats, témoins de la magie qui baignait les lieux. Des chants se devinaient déjà à mesure qu’il s’approchait, certains semblant même se répondre. Ignorant précisément où aller, l’Alchimiste aborda une jeune Humaine qui le fixait déjà depuis un moment, l’air inconfortable. Ses actions marquaient-elles son être à ce point?

- J’ai rendez-vous avec le Gardien.

La femme le fixa encore un moment, mais sentait bien qu’il ne mentait pas en disant cela. Elle chanta une mélodie et un léger courant d’air passa, emportant avec lui un chuchotement.

- Il sera averti. Vous pouvez l’attendre ici.

Son interlocutrice le salua poliment et s’éloigna, continuant néanmoins à lui jeter de temps en temps un regard pénétrant.

Le quotidien de Belethar était assurément différent depuis qu’il avait accédé au titre de Gardien de son Ordre. En vérité, tout c’était fait précipitamment, et pas sans affect pour L’Espérancieux qui revenait à peine de ce qu’on avait annoncé au sujet de son maître qui lui avait tout appris au sein de l’Ordre Baptistrale, et pourtant les faits étaient là et ancré dans son Chant-Nom comme une inscription dans du marbre : Kehlvehan était un assassin.

Bon, certes, pas directement, sans quoi il n’aurait jamais pu conserver ses pouvoirs de baptistrel, mais les faits étaient tout de même accablants : il avait commandité sciemment l’assassinat de son fils. Il n’en fallu pas plus pour les autres cawrs, qui décidèrent de son bannissement de rôle de Gardien de manière ferme et définitive. Une décision que Belethar avait voté également, bien que ce fut un crève-cœur pour lui.

Cela aurait été mentir de dire qu’il n’avait pas d’attachement particulier pour son maître. Mais de son œil plus … Pragmatique, et sensible à l’écoulement du temps, qu’il avait acquis aux suites de son intronisation, Belethar avait senti comme un détachement brutal à l’annonce de cette nouvelle. Agir de la sorte était indigne des fonctions du Gardien, et quand bien-même avait-il été son maître, le temps avait passé.

Trente longues années avaient passées, en vérité. C’était peut-être une bagatelle pour un elfe ou les autres races éternelles de ce monde, mais c’était colossal pour un humain. Belethar avait eu largement le temps de vivre, et de se faire ses propres idées pour certaines choses. Pouvait-on cependant supporter, en tant que baptistrel, d’avoir été l’élève d’un assassin et d’avoir suivi religieusement ses conseils pendant toute sa vie d’apprentissage ? Belethar n’avait pas vraiment de réponses. Tout ce qu’il savait le jour où il avait pris sa décision de vote, c’est qu’il avait agi instinctivement, et qu’il avait envie de se ressourcer. Se ressourcer, se reconstruire, et potentiellement réformer son ordre. Pour que d’autres situations de ce genre ne se reproduise pas à l’avenir.

L’assemblée avait d’ailleurs fini par le désigner comme nouveau Gardien. Voilà encore un choix qui avait choqué Belethar, mais qui renforçèrent finalement ses convictions. Qui savait ce qui avait passé par la tête des autres Cawrs ces jours-ci, mais on mit en valeur les actions répétées de Belethar dans les grandes crises de l’Archipel, entre autre. Sans doute que sa proximité affective avec Kehlvehan, sans pour autant qu’ils soient les mêmes personnes, devait jouer. En vérité, Belethar aurait presque aimé partager cette fonction avec Valmys, son éternel ami et rival de toujours, tant il ne se sentait pas tout de suite légitime à assumer ses responsabilités. Mais ce dernier avait été formel « Débrouille-toi, moi je suis trop fatigué pour ces bêtises ! ». Ce n’était pas exactement comme cela qu’il l’avait formulé, bien entendu, mais Belethar connaissait suffisamment son ami pour l’entendre de cette façon.

L’Espérancieux ne lui jeta pas la pierre. De sa courte existence, Valmys avait vu et vécu bien des choses, qui aurait coûté la vie à n’importe qui de ne serait-ce qu’un peu moins alerte que lui. Alors Belethar avait respecté son choix de mené sa vie loin des troubles. Bien entendu, il pourrait le retrouver pour prendre des conseils, et faire des concours de construction comme à l’époque, mais il ne fallait pas que tout devienne trop sérieux.

Alors que faire en tant que Gardien ? Belethar avait mille idées, et du temps pour les réaliser. Il décida cependant de se préoccuper dans un premier temps des sujets forts d’actualités pour lui.

Et pour cause, peu de temps après sa nomination, on porta à son attention une demande de rencontre : un homme portant le nom de Demens Torqueo. Un nom qui n’était pas inconnu aux oreilles du baptistrel, qui l’avait déjà assurément entendu quand il avait contribué à la reconstruction de la Fantasque. « Le Grand Alchimiste » comme certains l’appelait. Un homme qui était assurément dédié à son art, sous toutes ses formes y compris les plus obscures, que l’on disait froid et distant, mais qui avait suffisamment de tact pour être dans les bonnes grâces du Roi Nathaniel.

Assurément, ce Demens était donc quelqu’un. Pour toutes ces raisons, Belethar avait accepté de le rencontrer. Il avait demandé accès au Domaine pour comprendre comme un spirite était lié à un esprit-lié. L’Espérancieux était intrigué par cette requête peu commune. Mais ils auraient le loisir d’en rediscuter tous les deux amplement.

Quelques jours passèrent, et un beau jour, une Enwr vint trouver l’Espérancieux, alors présentement occupé à faire du ménage au sein d’une bibliothèque de l’Ordre. La jeune femme lui transmis son message de cette façon :

« Quelqu’un vous demande, Gardien Belethar. Un grand homme, au visage étrange. Vous devriez aller voir. »

Il n’avait fallu pas plus de quelques instants pour que Belethar comprenne de qui il s’agissait, bien qu’il ne semblait pas avoir donné de nom à l’entrée. Il posa un livre qu’il manipulait dans une étagère, et parti à sa rencontre. Il ajouta tout de même, pour la jeune femme :

« Merci. Et ne vous en faites pas. C’est une connaissance, il ne vous fera pas de mal. Pas sous ma garde. »

Belethar fit un petit sourire. Il avait entendu les notes d’inquiétude dans le timbre de voix de la jeune femme, qui poussa après ses quelques mots un soupir de soulagement. Cette oreille absolue dont il était doté avait beau être une souffrance parfois, dans de bonnes situations, elle lui était très utile.  

Quelques minutes passèrent, et Belethar trouva finalement la personne qu’il cherchait. Il passa un petit instant à le jauger du regard, avant de se fendre d’un sourire sincère. Pas l’ombre d’un doute, il ressemblait bien à ce que les pirates semblaient dire de son sujet. Il accueilli alors son visiteur :

« Je suis heureux d’enfin rencontrer un personnage dont j’ai tant entendu parler à Althaïa ! Soyez le bienvenu au Domaine, Alchimiste. »

Une salutation cordiale, qui avait pour but de mettre à l’aise son invité – si tant est qu’il en eut vraiment besoin, à la vue de ce qu’il dégageait –. Belethar fit signe à Demens de le suivre dans un petit jardin verdoyant, et d’habitude assez peu fréquenté ces jours-ci. Pendant le trajet il veilla cependant à poser quelques questions d’usages à son invité : avait-il fait bon voyage ? Avait-il faim, soif ? Avait-il besoin de quelque chose ? Auquel cas on lui apporterait de quoi il avait besoin. Une fois qu’ils furent plus tranquilles, Belethar entra dans le vif du sujet avec son interlocuteur :

« Messire Torqueo, les sujets que vous voudriez étudier pendant votre présence ici ont attisé ma curiosité. Pourquoi un alchimiste voudrait-il s’intéresser aux esprits-liés ? J’espère ne pas trop vous insulter en posant cette question, mais bien que nous passons notre vie à étudier diverses choses, mes connaissances en alchimie restent vagues, d’autant que l’on dit bien des choses sur vous et votre art ! »

Bien sûr, la réponse pouvait totalement être « Pourquoi pas ? », mais Belethar espérait s’être montré suffisamment cordial pour avoir quelques réponses permettant de satisfaire sa curiosité. Après tout, il était rare que deux hommes aux savoirs différents se rencontrent, alors il espérait bien partir de cet instant grandit sous certains aspects.

En arrivant, Belethar l’observa un court instant. Était-il en train de lire ses vibrations? En tant que gardien des lieux, il devait être doté d’une sensibilité encore plus fine que les autres Baptistrels. Demens allait devoir choisir très soigneusement ses mots pour ne pas laisser entendre quoi que ce soit concernant ses expérimentations personnelles.

Répondant d’un mouvement de tête aux salutations du Cawr, l’Alchimiste le suivit vers le petit jardin, s’efforçant de répondre aux questions de son hôte.

- Le voyage s’est fait efficacement. Et je n’ai besoin de rien.

Des réponses courtes, mais des réponses tout de même, tout juste ce qu’il fallait pour répondre à des formalités qui se répétaient partout, tout le temps. Et comme pour plusieurs formalités du genre, elles n’avaient aucun lien avec la situation. À la rigueur, cela aurait pu informer son hôte sur l’état de la mer ses derniers jours, si ce n’était du fait que le navire de Nathaniel avait voyagé en dehors du temps, rendant les informations relatives à la mer caduques. Mais même s’il avait voyagé de manière standard, il faisait phase à un individu qui pouvait lire le monde et donc s’informer bien mieux de l’état des flots. Ce n’est que lorsqu’ils furent bien seuls que Belethar alla enfin droit au but, questionnant Demens sur ses objectifs. Ainsi, il avait bien reçu et lu son message, ce qui allait faciliter ses échanges en usant de ce prétexte, prétexte qui demeurait vrai néanmoins.

- Il s’agit des Couronnes de Cendre.

Il s’arrêta pour jauger la réaction de son hôte, puis reprit.

- Il y a quelques temps, Ilhan Avente m’a rencontré afin que je mette à profit mon savoir pour les couper de leurs Esprits-Liés, l’objectif ultime étant de les éliminer d’une manière ou d’une autre avant que leur magie ne puisse les protéger de nouveau. Je sais que les vôtres ne sont pas portés sur la violence active et que vous ne pouvez lever la main contre un autre être sans en payer le prix. Ma demande ne concerne donc que votre savoir, savoir à partir duquel je serai peut-être en mesure de trouver réponse à la demande de sir Avente.

À nouveau, il marqua une pause, sortant de sa sacoche des schémas qu’il avait lui-même tracés, exploitant toutes ses connaissances sur les physiologies des êtres.

- Sans avoir accès à votre art, pour des raisons évidentes, je sais que vous êtes en mesure de percevoir le Chant-Nom de n’importe quel individu. J’imagine cependant que ces Chant-Noms partagent plusieurs similarité : des actions posées, des émotions vécues, des individus rencontrés… Or, chaque individu étant unique, je suppose qu’il existe alors un ensemble de notes uniques qui correspondent à un individu donné et aucun autre, que ce sont ces notes qui influencent la structure entière du Chant-Nom et par le fait même la structure du lien entre un spirite et ses Esprit-Liés.

Il s’arrêta là, laissant le soin au Baptistrel de confirmer sa réflexion, sinon de la corriger.

Belethar fu gré d'apprendre que Demens n'avait besoin de rien, et qu'il avait fait bon voyage.

Ça n'était pas dit de façon vraiment très sympathique, mais L'Esperancieux ne le remarqua pas vraiment au premier abord, pas plus qu'il n'en tint rigueur a son invité. Après tout, le grand alchimiste jouissait d’une réputation d'homme assez austère, et cela ne venait que confirmer les préjugés. Mais après tout, Belethar se fit simplement la réflexion que peut-être, cet homme-là avait une façon de concevoir les relations sociales de façon différente des normes. Cela était des choses qui arrivait, et Belethar se disait que peut-être au fur et à mesure de cette discussion, il allait pouvoir en apprendre plus sur ce pirate assez incontournable dans sa faction - et même au-delà - tant il suscitait de rumeurs diverses et variées.

Toujours est-il que dans la même lignée que leurs échanges auparavant, Demens ne prit pas vraiment de pincettes pour détailler les raisons de sa venue : « Les couronnes de Cendre ».

Belethar pris soudain un air grave. Son for intérieur espérait que Demens se soit rendu au Domaine pour des questions moins graves, mais il est vrai que la nécessité du déplacement pour un homme de science et de savoir tel que lui devait être a la hauteur des enjeux, ou du moins qu'il n'avait pas vraiment de moyens de trouver des informations immédiates avec ses propres connaissances. Le Gardien de l'Ordre Baptistral hocha la tête paisiblement quand l'alchimiste s'arrêta de Si ce devait être l'ordre du jour de cette rencontre, alors ainsi soit-il. Belethar regrettait deux fois moins d'avoir emmené son visiteur à l'écart des autres : il n'était pas nécessaire d'affoler tout le monde.

Assez vite, Demens précisa sa pensée toutefois :

« Il y a quelques temps, Ilhan Avente m’a rencontré afin que je mette à profit mon savoir pour les couper de leurs Esprits-Liés, l’objectif ultime étant de les éliminer d’une manière ou d’une autre avant que leur magie ne puisse les protéger de nouveau. Je sais que les vôtres ne sont pas portés sur la violence active et que vous ne pouvez lever la main contre un autre être sans en payer le prix. Ma demande ne concerne donc que votre savoir, savoir à partir duquel je serai peut-être en mesure de trouver réponse à la demande de sir Avente. »

Belethar hocha silencieusement la tête à l’écoute de ses mots. De savoir que son Presque-Frère était aussi impliqué dans cette histoire le rassurait : il est vrai que lui, et quelques autres s’étaient très impliqués sur ces sujets vis-à-vis des Couronnes, mais pour autant le Gardien des Baptistrels ne savait pas tout ce qui se passait à leur sujet, ni qui avait intérêt ou pas à agir contre eux. D’entendre le nom d’Ilhan était donc à la fois rassurant, et une marque de confiance que Belethar pouvait accorder à Demens. Le sujet qu’il souhaitait aborder était infiniment complexe, et empli évidemment de savoirs et de pouvoirs plus ou moins peu accessible au premier mortel venu, et donc de ce fait, si Belethar ne voulait pas être vraiment avare en information, il était tout de même réticent à l'idée de parler ouvertement des savoirs les plus ancestraux des baptistrels à une personne qu'il ne connaissait que de nom.

Car s'il avait une certaine complaisance pour les pirates, cela n'excusait pas tout.

Nommément, donner des pistes à un homme de science puissant pour lutter contre les Couronnes de Cendres dans un premier temps, et c'était peut-être engendrer d'autres choses par la suite. Mais ainsi était la vie après tout, Belethar ne pouvait pas tout contrôler, et au moins rien n'interdisait de parler du Chant-Nom, et ce n'était pas comme si son interlocuteur pourrait le maîtriser du jour au lendemain. Quant à savoir si ses recherches iraient exclusivement à cette problématique …

Belethar faisait confiance à d'autres personnes, son Presque-frère notamment, s'il advenait quelque chose de terrible qui sortait de cette résolution, autre que le simple fait de gêner les Couronnes. Bien que le baptistrel ne préférait pas y penser, Ilhan avait le bras suffisamment long pour faire payer à un homme le prix d'un désaccord.

Au moins Demens semblait être informé que son Ordre ne faisait pas dans la violence directe, et cela était une bonne chose. L'Esperancieux espérait simplement que là encore on ne le forcerait pas à commettre l'irréparable, mais si tel était le cas Le Gardien estimait qu'il se serait déjà fait kidnapper, comme cela avait été le cas auparavant avec d'autres pirates. Ces personnes n'étaient peut-être pas les plus socialement aptes, mais au moins, l'on savait ce qu'elles voulaient.

En l'occurrence, la demande de Demens paraissait très claire aux yeux de Belethar, et ainsi l'Esperancieux professa :

« Le Chant-nom est en effet un domaine complexe que peu d'élus connaissent et savent manipuler sur le bout des doigts. En principe, celui-ci est invisible, et pourtant représente tout ce qui compose la matière, mais aussi les individus. Du moindre détail, comme à ce que vous avez mangé hier soir, aux choses les plus importantes pour vous, comme votre maîtrise de l'alchimie par exemple. Le tout forme un ensemble, mais nous faisons en réalité des divisions. Les valeurs ou traits fondamentaux, constitutifs de votre être sont appelés « des notes majeures », et les choses de moindre importance sont appelées les « notes mineures » »

Belethar s'arrêta un instant. Demens semblait être un homme très intelligent, d'autant que plusieurs de ses suppositions étaient correctes, aussi le Cawr ne douta pas qu'il eût compris directement les explications, et qu'il ne manquerait pas de l'interrompre si c'était le cas.

« Pour en venir à ce qui nous intéresse, si l'on part de ce constat je suis capable de connaître tout ce que ressent un individu, de son secret le plus inavouable à quelque chose de très basique comme son lien avec les esprits-liés. Et effectivement, de la même façon que chaque personne est différente, chaque chant-nom est défini par l'enveloppe charnelle qui l'entoure. »

Belethar s'arrêta un instant, eut un petit sourire en coin avant d'ajouter :

« Si l'homme de science que vous êtes n'a pas renié nos divins créateurs et les mythes les entourant, cela veut dire que nous sommes incapables de retracer un chant-nom d'une âme au-delà de son enveloppe charnelle, autrement dit, il n'y a pas moyen pour nous d'aller discuter avec la roue de la réincarnation. »

L'Espérancieux eut un petit sourire. En vérité, très peu de personnes avaient ce privilège. Après une courte pause il reprit :

« En définitive, vos suppositions sont donc partiellement vraies. Mais il est déjà remarquable qu'un profane tel que vous arrive à ce niveau de compréhension. Nous retrouvons un socle commun chez presque tout le monde : le Lien avec les Esprits-Lié fait partie de ce socle, avec d’autres choses, comme la sensibilité à la Magie par exemple, ou alors des choses plus physiques la constitution du corps. Mais en définitive, ce socle va varier en fonction de l’individu, car tout dépend de la façon dont vous vivez quelque chose, c’est ce qui rendra ce chant-nom unique et qui ne ressemblera à aucun autre. Le Chant-Nom ne sera pas le même pour un graärh véritablement pieux des esprits-liés mettant l’emphase sur ce Lien, que pour un humain n’ayant pas les mêmes croyances par exemple. Il existe autant de variables à un Chant-nom que d’êtres qui foulent cette Terre, bien que l’on retrouve des similitudes chez certaines personnes. Et ce sera encore quelque chose de différent et probablement plus complexe pour des êtres tels que les Couronnes de Cendres qui sont connus pour partager une relation exceptionnelle, hors du commun avec leurs esprits. »

Belethar espérait être clair pour l’alchimiste et ne pas faire preuve de trop d’ésotérisme. Il continua après quelques instants, attendant potentiellement des questions auquel il aurait pu répondre :

« Une chose est importante à savoir pour vous si vous engagez des recherches sur ce terrain. Au-delà du fait que nous soyons contre la violence directe pour des raisons évidentes, il y a aussi que nous nous donnons quelques limites dans l’utilisation de celui-ci pour ne pas perturber l’Harmonie, et l’Ordre Naturel des choses. Pour en revenir à la constitution du corps, même si l’exercice est complexe, nous pouvons faire repousser une jambe de quelqu’un l’ayant perdu lors d’une guerre par exemple … Mais si cette personne a une malformation de naissance, ce sera plus compliqué. Il en est de même avec le recouvrement de la mémoire par le Vampirisme par exemple. Et briser un Lien avec un Esprit-lié serait très probablement du même acabit. »

L’Espérancieux s’arrêta là pour l’instant. Il avait l’impression de faire un cours à des jeunes enwrs ayant besoin de ce savoir pour leur apprentissage, ou du moins Belethar essayait d’oublier un peu le contexte englobant ce don d’informations.

Toujours est-il qu’il avait beaucoup parlé, et il était fort à parier que le Grand Alchimiste ne serait pas avare en question ou en remarques, aussi le Cawr se tint prêt à répondre à celles-ci.

La réponse de Belethar laissa entendre à Demens que sa réflexion n’était pas entièrement erronée. Des notes majeures et des mineures, voilà qui faisait grandement sens pour mieux décrire ses hypothèses. Ainsi, l’ensemble unique à chaque être qu’il s’imaginait était probablement un ensemble de notes majeures qui formaient une harmonie incomparable à aucune autre. Notant ces nouvelles informations dans sa tête, l’Alchimiste écoute la suite de la réponse du Cawr.

Fait intéressant, la mort était une fin, et c’était là une loi fondamentale de l’univers. L’érudit n’était aucunement religieux, mais ne rejetait pas l’existence des divinités qui avaient créé le monde. À vrai dire, il ne remettait aucunement en question le fait qu’elles s’étaient auto-détruites et voyait son environnement comme une entité qui en était venue à pouvoir fonctionner d’elle-même, malgré la disparition de ses génitrices. Et les lois de l’alchimie étaient une preuve de l’origine cosmique de tout, une marque indélébile des ces volontés au-delà de la compréhension des mortels, toutes races confondues.

Le Gardien aborda ensuite le vif du sujet, confirmant l’existence d’un socle commun à chaque individu, mais néanmoins unique. Cependant, d’altérer de quelque manière que ce soit le lien entre un Esprit-Lié et son Spirite représentait sans surprise un bris de l’Ordre Naturel. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il existait potentiellement une méthode pour y arriver que cela pouvait se faire sans conséquence. Demens ne connaissait que trop bien la résistance que pouvait mettre de l’avant la réalité lorsqu’il expérimentait.

- L’alchimie et la magie Baptistrale ont beaucoup en commun sans pour autant offrir les mêmes possibilités. A priori, les deux permettent absolument tout, à condition d’être prêt à en payer le prix le cas échéant. Dans votre cas, ce prix est la perte de vos capacité. J’imagine que même une seule note mineure mal placée peut avoir des conséquences imprévues, sans être désastreuses pour autant, tandis qu’une note majeure pourrait engendrer une dissonance. Dans mon cas, je dois souvent user d’ingrédients extrêmement précis, par exemple de l’eau de pluie bouillie à l’aide des rayons du soleil. De l’eau de pluie bouillie sur un feu, alchimique ou non, n’aura pas les bonnes propriétés et la recette échouera, ou très rarement donnera un résultat indésirable, comme ces cristaux sur mon bras gauche.

~ N’y a-t-il jamais eu de Baptistrels alchimistes? Mais si je pouvais influencer le monde avec ma seule voix, l’alchimie me semblerait-elle archaïque? ~

À cela s’ajoutait également les limites qu’avaient les Baptistrels, limites que lui n’avait pas. C’était là une divergence qui était fort importante à prendre en considération et qui menait à une nouvelle question : jusqu’à quelle limite pourrait-il aller avant que la nature elle-même se retourne contre lui?

L’Alchimiste observa Belethar, songeant au fait qu’il avait peut-être certaines informations qu’il hésitait à révéler. Demens était conscient que sa réputation pouvait le précéder, surtout chez un individu qui avait déjà travaillé pour la Confrérie et qui connaissait donc au moins sommairement de quoi il était capable.

- Sir Avente et moi avons conclu un serment magique. Ainsi, tout ce que je découvrirai pour ce projet précis, soit couper les Couronnes de Cendre de leurs Esprit-Liés, ne pourra servir qu’à cet objectif. Si j’en use ailleurs, mon art sera réduit à néant et je deviendrai un néophyte. Personne d’autre n’est au courant de ce serment.

Cela suffirait-il à rassurer son interlocuteur?

La discussion allait bon train avec l’alchimiste pour l’instant, et tout du moins semblait-il intéressé par ce que le baptistrel narrait. Peu loquace pendant son intervention cependant, à l’image de sa personne, le Grand Alchimiste laissa le Gardien des Baptistrels finir son petit exposé. Vint seulement ensuite une remarque de Demens, qui voulu partager son avis sur la question :

« L’alchimie et la magie Baptistrale ont beaucoup en commun sans pour autant offrir les mêmes possibilités. A priori, les deux permettent absolument tout, à condition d’être prêt à en payer le prix le cas échéant. Dans votre cas, ce prix est la perte de vos capacités. J’imagine que même une seule note mineure mal placée peut avoir des conséquences imprévues, sans être désastreuses pour autant, tandis qu’une note majeure pourrait engendrer une dissonance. Dans mon cas, je dois souvent user d’ingrédients extrêmement précis, par exemple de l’eau de pluie bouillie à l’aide des rayons du soleil. De l’eau de pluie bouillie sur un feu, alchimique ou non, n’aura pas les bonnes propriétés et la recette échouera, ou très rarement donnera un résultat indésirable, comme ces cristaux sur mon bras gauche. »

Belethar acquiesça silencieusement avant de répondre à son tour :

« C’est une question de point de vue je suppose. Personnellement, j’ai tendance à penser que le potentiel de la magie baptistrale n’est pas si infini que cela, car nous ne pouvons sortir d’un cadre admis par des forces bien supérieures aux nôtres : nous ne pouvons pas mentir, nous ne pouvons pas faire de mal direct en aucune façon et nous ne pouvons aller à l’encontre de l’ordre naturel des choses. Mais si nous acceptons ce cadre, cela nous rend effectivement capable de biens plus de choses qu’un simple mage. »

La réflexion de Demens n’était pas fausse, mais cette réflexion autour des pouvoirs devait plutôt être pris dans ce sens là selon Belethar. Car bien plus que d’avoir accès à des pouvoirs très puissants, être Baptistrel signifiait autre chose. Et c’est d’ailleurs par ce point là que Belethar renchérit :

« J’ignore si c’est le cas pour l’Alchimie, et peut-être pourriez-vous m’apporter votre lumière sur ce point, mais devenir un baptistrel, cela signifie et oblige à bien plus qu’avoir accès à une magie permettant une palette infinie de choses. Cela prend trente ans d’apprentissage, où l’on s’habitue à un mode de vie, se forme à une doctrine, où l’on apprend bien des choses aussi, mais où surtout nous sommes conditionnés à accomplir notre mission de préserver l’Harmonie de cette terre, à notre façon. » Belethar eut un petit sourire avant d’élaborer un peu plus sa démonstration : « Peut-être que le seul souci d’utiliser des ingrédients de la bonne façon aussi précise soit-elle est suffisamment contraigant pour un alchimiste, et doit obligatoirement vous contraindre à surveiller les ressources naturelles de votre environnement par exemple. Mais quand un baptistrel utilise ses pouvoirs, il doit passer par tout un cheminement qui empêche justement qu’un incident quelconque arrive. Pour reprendre l’exemple du Chant-Nom, si l’opération est périlleuse ou complexe, nous préférons ne rien faire plutôt que de risquer de mal placer une note mineure ou pire, une majeure. »

Belethar haussa finalement les épaules, avant de conclure :

« En prenant en compte tout cela, j’imagine que votre art alchimique est un peu plus empirique que le nôtre. »

Sur ces entrefaites, Demens informa Belethar d’une chose d’importance pour la suite des événements :

« Sir Avente et moi avons conclu un serment magique. Ainsi, tout ce que je découvrirai pour ce projet précis, soit couper les Couronnes de Cendre de leurs Esprit-Liés, ne pourra servir qu’à cet objectif. Si j’en use ailleurs, mon art sera réduit à néant et je deviendrai un néophyte. Personne d’autre n’est au courant de ce serment. »

L’Espérancieux eut un petit soulagement intérieur : il reconnaissait bien là son presque-frère qui n’hésitait pas à couvrir ses arrières en la moindre occasion. Sa paranoïa maladive, si elle pouvait être un peu embêtante ou paraître superflu parfois, était vraiment salutaire dans des situations comme celle-ci qui impliquaient de travailler avec des personnes dont on n’était pas vraiment sûr de la finalité des questionnements qu’ils se posaient.

Belethar acquiesça avant de dire au Grand Alchimiste :

« Si besoin est, n’hésitez pas à fouiller les bibliothèques de l’Ordre Baptistrale, nous possédons de très nombreuses connaissances, pour ne pas dire toutes. »

L’Espérancieux pencha sa tête, avant de continuer :

« Je ne crois pas que nous pourrons nous servir du chant-nom directement dans l’objectif que vous recherchez, du moins sans sacrifier purement et simplement l’engagement d’une vie d’un baptistrel. Cela étant, si je peux vous mettre sur la voie de quelque chose, peut-être pouvons nous nous servir des capacités et de nos savoirs différents pour créer quelque chose de nouveau. » Fit Belethar avec un petit sourire. Il réfléchit alors à voix haute :

« J’ignore à quel point peut réagir l’Alchimie si l’on la soumet à des forces différentes … Mais peut-être pourrions nous imaginer une recette d’un genre nouveau, où l’on pourrait tester une réaction d’ingrédients si nous la confrontions à une magie baptistrel, pour créer une force d’un genre nouveau, peut-être ? »

Belethar eut un petit regard dans le vide, avant de se tourner vers Demens :

« Avez-vous déjà des pistes pouvant nous aider sur la question ? Peut-être pourrais-je vous aider d’une quelconque façon en vous donnant des pistes de réflexion pour améliorer vos hypothèses, par exemple ? »

A défaut d’avoir les mains liées, le Gardien estima qu’il pouvait au moins garantir l’accès à la connaissance au Grand Alchimiste. Cela lui semblait être un bon compromis.