L’heure convenue avait sonné. Son père allait incessamment sous peu arriver. Ilhan venait de se changer, après une visite à ses chèvres, et un bon bain pour garder les senteurs de rose et de magnolia. Il lissait les derniers faux plis de son habit soigneusement choisi, cette fois tout de blanc vêtu et à la mode althaïenne des plus raffinées, pantalon immaculé tombant souplement sur ses hautes bottes noires et longue tunique au col montant légèrement ouvert sur le devant, qu’une ceinture large de soie ceignait pour souligner sa silhouette, certes petite, mais élancée et ses formes masculines plutôt seyantes. Il contrôlait une dernière fois que son aspect était des plus présentables, quand un rugissement bien connu résonna dans tout le domaine Falkire-Avente.
Avec un fin sourire, et une petite pensée affectueuse pour ses pauvres chèvres sans doute apeurées, qui allaient bientôt rejoindre le haras extérieur à Caladon pour avoir plus de place pour courir et s’ébattre dans les courtes herbes de Calastin, Ilhan s’empressa de rejoindre la noble dragonne qu’il lui tardait tant de revoir. Ils avaient nombre de choses à discuter, mais outre cela… Outre cela, il ne pouvait cacher avoir envie de la voir, tout simplement, ressentir le besoin de sa présence, avoir la joie de sentir l’étrange sensation de ses écailles roses sous ses doigts, de savourer le contact de cet esprit draconique si supérieur sur le sien si petit en comparaison, de se sentir empli de sa présence, tout simplement, et du ravissement qu’elle lui procurait.
Leurs retrouvailles se teintèrent de joie partagée tout en pudeur et délicatesse, avant que bientôt fusent mille sujets sur lesquels ils avaient à échanger. Conseil des Mages, installation de ce dernier à Cordont, divers endroits trouvés pour un nid destiné à Shyven et rien qu’à elle, qui soit à l’abri des sbires anti-draconiques, certainement entre Caladon et Cordont, deux cités que Shyven voudrait sûrement garder près du museau… Ils en étaient là de leur palabre, quand un serviteur le manda pour quelques questions sur certains préparatifs. Ilhan s’absenta donc quelques instants, guère plus de quelques minutes pour tout avouer. Il finissait de donner ses dernières consignes sur la surprise qu’il avait prévue pour ses deux invités, quand magie titilla ses sens, une magie puissante qui ne se jouait pas dans la pièce de laquelle il sortait, mais qui vibrait et chatoyait depuis le jardin. De loin, du haut des marches menant au majestueux jardin, il aperçut son père apparaître dans toute sa majesté. Il s’arrêta un court instant en haut de cette petite esplanade et admira ces deux êtres qui lui tenaient tant à cœur.
Rapidement, il donna un Shan, un des serviteurs mi-althaïens qui l’avait suivi, des consignes en langue des signes, puis rejoint Aldaron et Shyven qui déjà échangeaient ensemble. Il dut se forcer pour ne pas les rejoindre de façon impatiente et pour garder un pas mesuré et faussement calme. S’il n’avait tenu qu’à lui, il se serait jeté dans les bras de son père et aurait enlacé les deux êtres de son affection tout entière. Mais il était Prince Consor, et surtout althaïen, il avait une certaine dignité à garder. Il peina toutefois à retenir un rire amusé, et fit maints efforts pour que ses lèvres n’esquissent qu’un sourire, de ce sourire énigmatique qui avait fait sa légende du temps fabusien, quand il arriva près d’eux et entendit les paroles savoureuses et mielleuses que son père transmettait à Shyven. Certainement de la part d’une certaine amatrice de bavette qu’il commençait à apprendre à connaître, même si de loin. Il avait rencontré Nahui quand elle n’était qu’un petit être tenant sous un manteau, mais avait eu peu d’occasions de faire plus ample connaissance ensuite, chaque fois qu’ils se retrouvaient au même endroit, tous deux ayant fort à faire.
Ce fut toutefois avec affection et surtout ferveur qu’il reçut l’étreinte de son père et la lui rendit en échange de tout son amour filial. Il se permit même de le retenir quelques secondes de plus que nécessaire, sans crainte de le blesser de sa maigre force sainnurienne, avant de devoir le relâcher, presque à contrecœur, au monde qui réclamait aussi son dû et voulait lui aussi profiter de la présence altière du Prince Noir. Si Ilhan était fier de leur jardin à Autone et lui, il devait avouer qu’y voir trôner son père et sa dragonne préférée lui faisait chaud au cœur et faisait chatoyer ce petit espace hors du temps d’un raffinement ravivé.
Jusqu’à ce que… Ilhan observa la petite caisse miniature, aux magnifiques poignées draconiques, que lui tendait son père, tel un cadeau. Il prit le cadeau, d’un air d’abord mi-dubitatif mi-amusé, avant de relever un regard faussement blasé vers son père.
– N’en faites tout de même pas des caisses, Père, fit-il en un murmure aux accents des plus suaves.
Qui pour d’autres auraient pu résonner d’échos mortels, signe qu’il ne fallait pas trop titiller le Tisseur ou le Prince Consor, aussi magnanime puisse-t-il paraître. Il pouvait aussi se montrer redoutable, même si souvent dans l’ombre des alcôves où complots chuchotaient tout leur droit. Mais en cet instant, nul sentiment de cet acabit. Jamais il n’oserait ourdir complot ou agacement envers son Père, à qui il devait tant et à qui il aimerait tant donner aussi. Et il savait que son Père le sentirait parfaitement, lui empathe, et comprendrait que ce n’était là, entre eux, qu’un jeu, tels ceux qu’ils échangeaient antan.
Un court instant, à ces mots, à ces pensées, il se souvint du fameux gigot d’agneau que lui avait servi, sciemment, en un amusement certain, l’ancien Bourgmestre de Caladon quand il s’était rencontré à Cordont, après la première chute de cette pauvre cité, du temps où il était lui-même encore Conseiller de Delimar. Que leur relation avait évolué ! Et en si peu de temps ! Déjà ils partageaient nombre d’attraits, dont celui des complots… et celui de badiner avec ses adversaires/amis/alliés par mille petits gestes anodins et sourires charmeurs des plus taquins. Des goûts qu’ils partageaient toujours autant… mais c’était rajouter un lien filial plus fort et plus aimant. Ilhan laissa ses souvenirs dériver à la surface de son esprit, sans filtre, comme pour mieux les partager avec les télépathes en présence. Puis se força à revenir au temps présent.
Son sourire se fit plus tendre et se teinta d’un réel amusement qu’il ne chercha plus à cacher sous des faux-semblants, et sa voix résonna de nuances sincèrement chaleureuses.
– Je suis en tout cas flatté, de voir que je vous inspire tant.
Il serra alors la petite caisse contre son cœur avant de la déposer sur une table, près des tasses de thé qui les attendait. Shyven intervint alors au bon moment avant que les effusions des souvenirs d’antan ne le happent totalement, et lui permit de revenir totalement au temps présent et à la raison, l’une des raisons du moins, de cette petite "réunion".
– En effet, acquiesça Ilhan. Mais avant tout, je vous prie de vous mettre à votre aise.
Il désigna d’un geste un siège à Aldaron, ainsi qu’un espace aménagé spécialement pour la dragonne, aux contours dessinés d’un parterre de fleurs aux couleurs parfaitement assorties aux écailles magnifiques de la dragonne, et que de six arbres fruitiers de toute taille entouraient à portée de museau vorace qui pourrait avoir quelque fringale. Il avait confiance en la magie draconique pour que les arbres fruitiers n’en périssent pas pour autant et continuent à produire fruits en abondance.
Puis il fit quelques signes en langue des muets à ses serviteurs pour qu’ils apportent sa petite surprise.
– Avant tout, permettez-moi de vous offrir, chère Shyven, un mets qui, je l’espère, sera à la hauteur de votre magnificence et de vos goûts draconiques.
Mets qui fut déposé devant la dragonne. Un mets… ressemblant à s’y méprendre à un gâteau géant. Il aurait presque pu s’agir d’un gâteau d’anniversaire, quand on songeait que le lendemain serait son propre anniversaire. Il ne manquait plus que les bougies pour fêter ses bientôt, dans une dernière course du soleil et de la lune, ses quarante-deux ans. Quarante-deux années… un âge si avancé... et si juvénile en même temps.
Mais nul besoin de festin, d’applaudissements et de somptueuse célébration, nul besoin de souffler des bougies ou de prononcer de beaux vœux, pour festoyer cette date autrefois fatidique. Cela faisait partie maintenant des échos de sa mémoire. Cette date n’était plus que du passé, qu’un petit ancrage dans le temps qui passe pour les autres mortels, une date à laquelle il n’allait plus "vieillir" et se conterait de décompter le sablier du temps, sans plus d’emprise sur son être ni sur son esprit... Non, cet instant lui suffisait et serait sa fête à lui, même s’il resterait dans le secret de son cœur.
– Un gâteau à la pitaya, reprit-il, chassant ses pensées. Autant vous dire que ce mets fut des plus délicats à réussir, à la fois pour en trouver les composants…
Se fournir en pitaya dans cette région relevait de la gageure, tant et si bien qu’il avait décidé de tenter d’en lancer une culture par ses jardiniers, avec l’accord d’Autone.
– Que pour parvenir à cuisiner un mets d’une telle taille.
Qui certes, n’était pas à la taille d’un dragon, mais atteignait tout de même, pour un "gâteau" des hauteurs inattendues, atteignant presque le tiers de la taille d’un homme. Enfin d’un homme althaïen, précisons…
Deux petites parts furent déposées également sur la table de thé, qui attendaient Ilhan et Aldaron. Après que tous prirent place et que le thé fut servi, Ilhan s’assit à son tour.
– Je ne sais si vous pourrez y goûter par vous-même, Père. Si vous le souhaitez, vous pourrez en partager toute la saveur par mes sens.
Se disant, il prit une petite bouchée, ferma les yeux et se laissa envahir par les sensations qui palpitèrent en lui, se concentrant dessus, pour que l’empathe, à défaut de pouvoir peut-être en manger lui-même, puisse tout de même savourer ce met et manger de ce gâteau par la pensée.
Puis, une fois l’instant de délice passé et cette petite prémisse finie, Ilhan rouvrit les yeux. Ses traits se lissant soudain en un air des plus sérieux.
– En effet, nous avions un sujet d’importance à soulever avec vous. Shyven…
Son regard coula vers la dragonne qu’il couva presque d’un regard qui chatoyait d’étoiles d’or.
– M’a parlé d’un objet qui lui avait échu… et qui serait attaché au lien. Elle m’a fait part également d’une certaine… ressemblance avec le Tarenth lié et son dragon à qui cet objet aurait appartenu, et nous deux.
Il désigna Shyven et lui-même d’un vaste geste élégant.
– Nul besoin de dire qu’une telle comparaison est des plus flatteuses.
Il pensa alors, tout ce qui lui avait traversé l’esprit lorsqu’elle avait évoqué cela, ses questionnements sur les réelles intentions de Shyven quand elle lui avait posé ces questions, savoir si elle lui proposait à demi-mot la naissance d’un lien ou non, ou si son esprit ne se faisait que des idées alambiquées dans un sursaut d’égo flatté… Il ajouta également ses pensées quant à un possible lien et une possible acceptation, si telle proposition se faisait réellement : la tentation était belle, somptueuse même, mais cela aurait été folie, pour elle, plus que pour lui. Outre son grand-père draconique, dragon de l’ire connu pour détester le lien, ce serait un risque trop grand pour elle. Se lier avec lui pourrait faciliter les desseins de certains. La tuer serait alors aisé, à travers lui, cible facile… Non, quand bien même elle lui aurait proposé, cela aurait été égoïste d’accepter. Pas tant que le lien risquait sa vie à elle… C’était là une de ses conditions ultimes. Lui, tout ce qui lui importait, était de partager avec elle, quelle qu’en soit la forme. Toutefois, comprendre le lien, oui, lui aussi voulait comprendre. Devait-on chanter les louanges du lien ? Il n’en savait rien personnellement. Mais il pensait qu’il était ingrat de le condamner pour autant. Pourquoi conduire au pilori des êtres qui n’avaient rien choisi ? Pour lui, compréhension pleine et entière était la clé avant toute chose.
Rien ne fut prononcé sur tout cela, tout ne fut que pensées. Mais auprès de ces deux êtres, cela suffisait amplement.
– De nombreuses questions persistent au sujet du lien, ajouta-t-il à haute voix. Je lui ai dit vouloir l’aider à en comprendre plus sur cet objet, sur son histoire et tout ce qu’il cache. Même si je ne sais comment exactement. La question du lien est une question cruciale… Et qui de mieux que vous, pour nous éclairer sur ces points ?
Dernière édition par Ilhan Avente le Ven 8 Avr 2022 - 21:28, édité 1 fois