7 Juillet 1764, Nyn-Tiamat
Ssaadjith adorait, qu'y pouvait-il ? Il adorait cette vaste étendue de mâchoires qui transperçait la laine mouchetée des nuages ; ces crocs morcelés de géant, par cimes et pinacles, toute en crêtes et zénith ; ces donjons en vrac, dérisoires, comme vieillis dans le blizzard, avec leurs rochers bradés sur un tapis d’edelweiss et de genévriers, piquetés de frênes et de hêtres. Il adorait la chair de cette île, sa sensation d’infinie à la verticale, sa stature de colosse grandiose au milieu de ce monde d’horizon, son lit jalonné de roc et de bois, champ de bataille sans affront ni mal, où rien ne se vainquait quand tout était conflit ; un pays de bourrasques et de grandes pluies, faits de combats bruyants et immobiles, où se marquait à jamais ses griffes, à la simple trace qu’il laissait derrière lui.
Le vent balayait les terres sous sa forme la plus indomptable, un Noroît capricieux, le plus guerroyeur des invités pour qui cherchait à traîner ses écailles non loin des montagnes. Il figeait le corps avec une extrême véhémence. Mais Ssaadjith n’y pensait pas. Il humait le parfum des cols, l’humidité du Nord, il battait des ailes pour éventer son corps, le réconfortait d’une flammèche émeraude, heureux comme un prince foulant son vieux royaume, respirant chaque bouffée d’air avec une frissonnante ampleur, pleinement, puisqu’il en avait le privilège.
Et son rêve têtu, de la plus haute crétinerie, d’en être un jour le maître incontesté ? Cette chimère d’atteindre le Grand-Haut de cette terre, de boire à la source du ciel et de se proclamer roi des cieux du Nord ? Du Ssaadjith tout craché. Il adorait. Ces rêves de grandeurs, il se les inventait à tort et à travers, sans leur prévoir de lendemains. Il dodelinait agréablement de la tête à chacune des visions qui baignaient dans le fil de ses pensées. Pourquoi le transportaient-elles avec une telle ferveur ? Peut-être lui faisaient-elles ressentir plus que tout le miracle de vivre. Que le chemin sur lequel il errait ce matin-même lui semblait alors moins diffus, plus précis, comme un tracé de fusain.
Ce fut en tout cas sur ces délicieuses rêveries que le dragon d’obsidienne s’attardait, couché comme un loir sous un ciel d’une transparence à crier. La forêt, fumante encore, scintillait des vapeurs argentées de l’hiver, de poudre fraîche où enfoncer le pas était comme inventé le sol à mesure des pérégrinations. Il ne s’était donné aucune consigne : il en haïssait la nature même. Lorsqu’il entendait le mot règle, c’était autant d’idées pour les outrepasser qui germait dans son esprit. Aujourd’hui, libre à lui de saupoudrer les hêtres de son odeur, de marquer sa présence d’une empreinte, de gratter agréablement son dos contre une pierre pour le seul plaisir de se détendre.
Il avait certes besoin de cette petite escapade. Sa dernière conversation remontait à plusieurs heures et elle n’avait guère été charmante. Après les derniers-honneurs-sinistres-et-ennuyeux-de-feu-le-père-de-shyven, les conséquences de son propre charivari avaient commencé à se faire ressentir au sein de sa famille. Son père d’une humeur irascible lui avait infligé de violentes remontrances, tant dans ses mots que dans l’acidité acrimonieuse des pensées qu’il lui servit. Il avait été horrible, et le mot était faible ! Comment aurait-il pu deviner que ce qu’on lui affirmait sur le Lien à Néthéril, il ne fallait surtout pas le redire ensuite à ceux qui en étaient les victimes ?
Et puis l’accuser d’avoir orchestré disputes et discorde chez les dragons, tout de même ! Certes, il aurait voulu voir un peu plus d’accrochages chez ses congénères, quelques querelles, voire une rixe. Mais de là à lui affubler le titre de trublion patenté, il y avait un monde ! Depuis le temps où il était une petite boule d’écailles, Ssaadjith avait grandi. Les petites mesquineries étaient désormais de lointains souvenirs de ses pensées désormais plus mûres. Il n’y avait qu’à le regarder pour se rendre compte qu’il était aujourd’hui un dragon très sage ! Malgré cela, Ssaadjith savait quand opposer des arguments et quand il pouvait s’en dispenser. La colère du dragon rouge était promesse de supplices, et son fils savait que pour la faire sienne, il lui fallait la subir sans protester. Cela n’était pas une tâche facile. Les mires d’absinthe de Ssaadjith conservaient toujours l’éclat brûlant de ce qui l’avait frappé. Il y avait eu ensuite un long silence, dont le sens seul s’était révélé à la suffisance de son tissu fragile.
Ainsi badinait-il au lendemain de son humiliation. Agacé par tant de mauvais traitements, le dragon d’obsidienne s’en était allé bouder loin de sa famille, loin de son frère-coquille ce qui était proprement exceptionnel. Mais il serait bientôt temps pour lui de rentrer dans la Savane, de troquer son Grain blanc pour un Simoun chaud et sec. Il n’en avait pas l’ombre de l’envie ! Il voulait rester ici, à l’orée de Nin Daaruth, de ces trônes fait pierre sur lesquels autrefois il siégeait. Quelle gloire, ce serait de retourner un jour dans son vieux domaine…
Tiens ! Mais en voilà une bonne aventure ! Il était seul après tout. Cela signifiait pas d’intervenants indésirables. Il avait encore un peu de temps qu’il pouvait mettre à profit. Lentement, sa petite idée trotta dans son esprit, fit son petit chemin, gravit les échelons. Sa lueur grimpa si haut qu’elle éclipsa bien vite les flots de son amertume.
Venait-il donc de trouver une quête épique à sa journée ?
Il voyait bien un petit souci, néanmoins. Il tâcha d’y réfléchir. Et il dut admettre que c’était une entreprise somme toute assez périlleuse. Grands seraient les dangers et peut-être tout aussi grands les obstacles. Cette petite hésitation qui s’accrochait à son humeur l’irrita au plus haut point. Il fallait trouver un moyen d’y remédier. Le dragon d’obsidienne eut alors une solution. Dans son esprit, il prit délicatement le souci dans sa patte. Puis il serra très fort et le souci explosa. Voilà, il n’y avait plus de soucis. Il était temps de partir !
Ssaadjith se leva et s’étira de tout son long, détendant ses muscles, laissant ses ailes se remettre de leur léthargie. Il prit soin de vérifier la coruscation de ses écailles, si de la terre était restée dans un recoin de sa cuirasse et ternissait leur éclat. Sensibilité absolue ? Assurément, mais une sensibilité nécessaire, celle qui faisait acte avec son caractère. Car pour Ssaadjith, majestueux avait un synonyme et c’était lui. Ses yeux, ses deux orbes de jades lustrées de flammes, ses ailes à l’allonge parfaite, sa prestance naturelle étaient autant de traits qui le distinguait à l’égalité. Il se sentait majestueux et il était majestueux, et pour l’être, il fallait aussi le rester ! Voilà qui lui permettait de fixer qui il était ; de s’arrimer à lui-même comme on fixait le fou à sa folie.
Son moral était maintenant remonté en flèche. On retrouvait dans son regard un sentiment de défiance et de fierté, une hargne qu’il ne gardait habituellement que lors des jours de chasse.
Il se mit en route, en direction de son ancien trône. Il décolla avec grâce et poussa un grand rugissement. Il goûta avec enthousiasme aux nuances de l’air du bout de sa langue. Il prit grand plaisir à ce vol. Les pics et les nuages de Nyn-Tiamat offraient un splendide tableau, éveillaient les sens. Il se mariait à merveille à sa silhouette. Le désert de Néthéril en comparaison ne se parait que de larges étendues, sans aucun obstacle pour vivifier le sang. Il était lent et plat, un continuum d’immobilité et d’ennui. A l’intérieur, il subissait cette drôlesse de torpeur qui lui était si opposée : il se plaignait du temps, des coulées de sable sirupeuses, de la couleur des marais, il se sentait devenir épais comme une tourbière…
Ici. Ici, c’était son monde. C’était chez lui.
Un évènement brisa quelque peu cette péripétie. Sous un soleil voilé, l’éclair blanc d’une silhouette fondant sur la cime de la forêt manqua de l’aveugler. Mais cette apparition fut si délicieusement inattendue que le dragon d’obsidienne la suivit en franchissant la lisière des arbres. Pour Ssaadjith, ce phénomène ne pouvait qu’être l’œuvre d’un dragon ! Et s’il piochait dans ses souvenirs des funérailles, il lui était très aisé d’identifier la nouvelle arrivante : Nahui, la liée du vampire. Voilà qui était excitant ! Ainsi donc, même les congénères-liés-et-vivants-enchaînés-à-un-bipède ne pouvaient réprimer le désir de filer en douce loin des royaumes hominidés. Les ailes du dragon d’obsidienne s’en accélérèrent avec une fougue bien visible.
Discuter avec un membre de son espèce qui n’était pas de sa famille était un divertissement rare que Ssaadjith n’avait guère eut le temps de s’offrir lors des funérailles, tant celles-ci avaient anéanti sa verve et sa curiosité. Mais une autre chance venait de lui être donnée et il comptait bien la saisir.
Toutefois la dragonne-liée filait avec la vélocité d’un faucon.
« Diantre ne m’a-t-elle donc point repéré ? Ah ! Il est vrai que le vent dans cette région a le don d’être un sombre père siffleur... »
Mais Ssaadjith n’abandonna point et ne fit rien non plus pour être discret. Le nombre de ses rugissements et flambées verdoyantes pour se manifester finit par le faire éructer. Il faillit même heurter la branche massive d’un vieil hêtre devant lui et ne l’esquiva que d’un vif battement de son aile. Pourtant, la dragonne ne donnait pas signe d’attention envers lui, ni ne ralentissait l’allure.
Enfin, quelle audace ! On pouvait peut-être le haïr ou l’admirer. Mais on ne pouvait l’ignorer ! Il était Ssaadjith !
Tout à coup, elle imprima une torsion au niveau de l’aile gauche et le dragon d’obsidienne la vit s’engouffrer dans le creux d’un vallon. Là s’échouait le bleu saphir d’un lac à la forme d’une faucille. Ssaadjith fut satisfait. Un lac, ça signifiait que la dragonne allait atterrir non loin, et peut-être faire une pause. Et il lui parut que cela fut vrai, car en s’installant sur la rive opposée, il la discerna au loin sur une butte aux proéminences rocheuses. Mais pas question de la rejoindre si vite ! Il allait d’abord se faire un peu désirer. Il commença par tremper ses pattes dans l’eau. Il fit ensuite sa toilette, laquelle signifiait barboter dans l’eau comme un poulain. Il prit un long moment pour laisser à ses écailles le temps de sécher.
Alors seulement, il rejoignit le sujet de son attention. Il comprit en approchant qu’elle n’en était pas à sa première visite du point d’eau. Quelques cadavres de loups et de biches suaient l’épouvante refroidie. Elles avaient été tué avec l’efficacité meurtrière d’un chasseur chevronné. Brillant ! Tout en remontant la butte, Ssaadjith fronçait son joli museau, observant jovialement le charnier autour de lui. Il ébaucha parfois de délicates cabrioles. Il louvoyait autour des bêtes crevées, évitait de gâter ses pattes dans des lacis de sang et de viscères. La coquetterie de son attitude, l’élégance de sa démarche lui donnaient la distinction d’un danseur perdu au beau milieu d’un cauchemar. Il finit par se présenter devant la dragonne, en toussotant de façon polie :
-Très chère amie, je suis heureux de pouvoir enfin vous saluer ! Tandis que nous voguions dans les cieux, j’ai craint que vous ne m’ayez entendu arriver. Oh, ne subodorez point qu’il s’agisse d’une malice ou d’un défi, s’empressa-t-il de dire. J’avais désir de savoir si j’avais affaire à la liée du vampire. A mesure que vous vous en alliez, ma curiosité s’est ensuite muée en envie. J’ai alors suivi votre course jusqu’ici afin de vous rappeler à mon bon souvenir. Très charmant endroit, si je puis ainsi l’exprimer, ajouta-t-il en englobant d’un geste du museau le lac et ses environs sanguinolents. Y a-t-il là de quoi se sustenter ? C’est que je compte entreprendre un grand voyage, mais je ne veux point avoir l’air de m’imposer.
Dernière édition par Ssaadjith le Mar 17 Mai 2022 - 13:48, édité 1 fois