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7 Juillet 1764, Nyn-Tiamat

Ssaadjith adorait, qu'y pouvait-il ? Il adorait cette vaste étendue de mâchoires qui transperçait la laine mouchetée des nuages ; ces crocs morcelés de géant, par cimes et pinacles, toute en crêtes et zénith ; ces donjons en vrac, dérisoires, comme vieillis dans le blizzard, avec leurs rochers bradés sur un tapis d’edelweiss et de genévriers, piquetés de frênes et de hêtres. Il adorait la chair de cette île, sa sensation d’infinie à la verticale, sa stature de colosse grandiose au milieu de ce monde d’horizon, son lit jalonné de roc et de bois, champ de bataille sans affront ni mal, où rien ne se vainquait quand tout était conflit ; un pays de bourrasques et de grandes pluies, faits de combats bruyants et immobiles, où se marquait à jamais ses griffes, à la simple trace qu’il laissait derrière lui.
Le vent balayait les terres sous sa forme la plus indomptable, un Noroît capricieux, le plus guerroyeur des invités pour qui cherchait à traîner ses écailles non loin des montagnes. Il figeait le corps avec une extrême véhémence. Mais Ssaadjith n’y pensait pas. Il humait le parfum des cols, l’humidité du Nord, il battait des ailes pour éventer son corps, le réconfortait d’une flammèche émeraude, heureux comme un prince foulant son vieux royaume, respirant chaque bouffée d’air avec une frissonnante ampleur, pleinement, puisqu’il en avait le privilège.

Et son rêve têtu, de la plus haute crétinerie, d’en être un jour le maître incontesté ? Cette chimère d’atteindre le Grand-Haut de cette terre, de boire à la source du ciel et de se proclamer roi des cieux du Nord ? Du Ssaadjith tout craché. Il adorait. Ces rêves de grandeurs, il se les inventait à tort et à travers, sans leur prévoir de lendemains. Il dodelinait agréablement de la tête à chacune des visions qui baignaient dans le fil de ses pensées. Pourquoi le transportaient-elles avec une telle ferveur ? Peut-être lui faisaient-elles ressentir plus que tout le miracle de vivre. Que le chemin sur lequel il errait ce matin-même lui semblait alors moins diffus, plus précis, comme un tracé de fusain.

Ce fut en tout cas sur ces délicieuses rêveries que le dragon d’obsidienne s’attardait, couché comme un loir sous un ciel d’une transparence à crier. La forêt, fumante encore, scintillait des vapeurs argentées de l’hiver, de poudre fraîche où enfoncer le pas était comme inventé le sol à mesure des pérégrinations. Il ne s’était donné aucune consigne : il en haïssait la nature même. Lorsqu’il entendait le mot règle, c’était autant d’idées pour les outrepasser qui germait dans son esprit. Aujourd’hui, libre à lui de saupoudrer les hêtres de son odeur, de marquer sa présence d’une empreinte, de gratter agréablement son dos contre une pierre pour le seul plaisir de se détendre.

Il avait certes besoin de cette petite escapade. Sa dernière conversation remontait à plusieurs heures et elle n’avait guère été charmante. Après les derniers-honneurs-sinistres-et-ennuyeux-de-feu-le-père-de-shyven, les conséquences de son propre charivari avaient commencé à se faire ressentir au sein de sa famille. Son père d’une humeur irascible lui avait infligé de violentes remontrances, tant dans ses mots que dans l’acidité acrimonieuse des pensées qu’il lui servit. Il avait été horrible, et le mot était faible ! Comment aurait-il pu deviner que ce qu’on lui affirmait sur le Lien à Néthéril, il ne fallait surtout pas le redire ensuite à ceux qui en étaient les victimes ?

Et puis l’accuser d’avoir orchestré disputes et discorde chez les dragons, tout de même ! Certes, il aurait voulu voir un peu plus d’accrochages chez ses congénères, quelques querelles, voire une rixe. Mais de là à lui affubler le titre de trublion patenté, il y avait un monde ! Depuis le temps où il était une petite boule d’écailles, Ssaadjith avait grandi. Les petites mesquineries étaient désormais de lointains souvenirs de ses pensées désormais plus mûres. Il n’y avait qu’à le regarder pour se rendre compte qu’il était aujourd’hui un dragon très sage ! Malgré cela, Ssaadjith savait quand opposer des arguments et quand il pouvait s’en dispenser. La colère du dragon rouge était promesse de supplices, et son fils savait que pour la faire sienne, il lui fallait la subir sans protester. Cela n’était pas une tâche facile. Les mires d’absinthe de Ssaadjith conservaient toujours l’éclat brûlant de ce qui l’avait frappé. Il y avait eu ensuite un long silence, dont le sens seul s’était révélé à la suffisance de son tissu fragile.

Ainsi badinait-il au lendemain de son humiliation. Agacé par tant de mauvais traitements, le dragon d’obsidienne s’en était allé bouder loin de sa famille, loin de son frère-coquille ce qui était proprement exceptionnel. Mais il serait bientôt temps pour lui de rentrer dans la Savane, de troquer son Grain blanc pour un Simoun chaud et sec. Il n’en avait pas l’ombre de l’envie ! Il voulait rester ici, à l’orée de Nin Daaruth, de ces trônes fait pierre sur lesquels autrefois il siégeait. Quelle gloire, ce serait de retourner un jour dans son vieux domaine…
Tiens ! Mais en voilà une bonne aventure ! Il était seul après tout. Cela signifiait pas d’intervenants indésirables. Il avait encore un peu de temps qu’il pouvait mettre à profit. Lentement, sa petite idée trotta dans son esprit, fit son petit chemin, gravit les échelons. Sa lueur grimpa si haut qu’elle éclipsa bien vite les flots de son amertume.
Venait-il donc de trouver une quête épique à sa journée ?
Il voyait bien un petit souci, néanmoins. Il tâcha d’y réfléchir. Et il dut admettre que c’était une entreprise somme toute assez périlleuse. Grands seraient les dangers et peut-être tout aussi grands les obstacles. Cette petite hésitation qui s’accrochait à son humeur l’irrita au plus haut point. Il fallait trouver un moyen d’y remédier. Le dragon d’obsidienne eut alors une solution. Dans son esprit, il prit délicatement le souci dans sa patte. Puis il serra très fort et le souci explosa. Voilà, il n’y avait plus de soucis. Il était temps de partir !

Ssaadjith se leva et s’étira de tout son long, détendant ses muscles, laissant ses ailes se remettre de leur léthargie. Il prit soin de vérifier la coruscation de ses écailles, si de la terre était restée dans un recoin de sa cuirasse et ternissait leur éclat. Sensibilité absolue ? Assurément, mais une sensibilité nécessaire, celle qui faisait acte avec son caractère. Car pour Ssaadjith, majestueux avait un synonyme et c’était lui. Ses yeux, ses deux orbes de jades lustrées de flammes, ses ailes à l’allonge parfaite, sa prestance naturelle étaient autant de traits qui le distinguait à l’égalité. Il se sentait majestueux et il était majestueux, et pour l’être, il fallait aussi le rester ! Voilà qui lui permettait de fixer qui il était ; de s’arrimer à lui-même comme on fixait le fou à sa folie.

Son moral était maintenant remonté en flèche. On retrouvait dans son regard un sentiment de défiance et de fierté, une hargne qu’il ne gardait habituellement que lors des jours de chasse.

Il se mit en route, en direction de son ancien trône. Il décolla avec grâce et poussa un grand rugissement. Il goûta avec enthousiasme aux nuances de l’air du bout de sa langue. Il prit grand plaisir à ce vol. Les pics et les nuages de Nyn-Tiamat offraient un splendide tableau, éveillaient les sens. Il se mariait à merveille à sa silhouette. Le désert de Néthéril en comparaison ne se parait que de larges étendues, sans aucun obstacle pour vivifier le sang. Il était lent et plat, un continuum d’immobilité et d’ennui. A l’intérieur, il subissait cette drôlesse de torpeur qui lui était si opposée : il se plaignait du temps, des coulées de sable sirupeuses, de la couleur des marais, il se sentait devenir épais comme une tourbière…

Ici. Ici, c’était son monde. C’était chez lui.

Un évènement brisa quelque peu cette péripétie. Sous un soleil voilé, l’éclair blanc d’une silhouette fondant sur la cime de la forêt manqua de l’aveugler. Mais cette apparition fut si délicieusement inattendue que le dragon d’obsidienne la suivit en franchissant la lisière des arbres. Pour Ssaadjith, ce phénomène ne pouvait qu’être l’œuvre d’un dragon ! Et s’il piochait dans ses souvenirs des funérailles, il lui était très aisé d’identifier la nouvelle arrivante : Nahui, la liée du vampire. Voilà qui était excitant ! Ainsi donc, même les congénères-liés-et-vivants-enchaînés-à-un-bipède ne pouvaient réprimer le désir de filer en douce loin des royaumes hominidés. Les ailes du dragon d’obsidienne s’en accélérèrent avec une fougue bien visible.
Discuter avec un membre de son espèce qui n’était pas de sa famille était un divertissement rare que Ssaadjith n’avait guère eut le temps de s’offrir lors des funérailles, tant celles-ci avaient anéanti sa verve et sa curiosité. Mais une autre chance venait de lui être donnée et il comptait bien la saisir.

Toutefois la dragonne-liée filait avec la vélocité d’un faucon.

« Diantre ne m’a-t-elle donc point repéré ? Ah ! Il est vrai que le vent dans cette région a le don d’être un sombre père siffleur... »

Mais Ssaadjith n’abandonna point et ne fit rien non plus pour être discret. Le nombre de ses rugissements et flambées verdoyantes pour se manifester finit par le faire éructer. Il faillit même heurter la branche massive d’un vieil hêtre devant lui et ne l’esquiva que d’un vif battement de son aile. Pourtant, la dragonne ne donnait pas signe d’attention envers lui, ni ne ralentissait l’allure.

Enfin, quelle audace ! On pouvait peut-être le haïr ou l’admirer. Mais on ne pouvait l’ignorer ! Il était Ssaadjith !

Tout à coup, elle imprima une torsion au niveau de l’aile gauche et le dragon d’obsidienne la vit s’engouffrer dans le creux d’un vallon. Là s’échouait le bleu saphir d’un lac à la forme d’une faucille. Ssaadjith fut satisfait. Un lac, ça signifiait que la dragonne allait atterrir non loin, et peut-être faire une pause. Et il lui parut que cela fut vrai, car en s’installant sur la rive opposée, il la discerna au loin sur une butte aux proéminences rocheuses. Mais pas question de la rejoindre si vite ! Il allait d’abord se faire un peu désirer. Il commença par tremper ses pattes dans l’eau. Il fit ensuite sa toilette, laquelle signifiait barboter dans l’eau comme un poulain. Il prit un long moment pour laisser à ses écailles le temps de sécher.
Alors seulement, il rejoignit le sujet de son attention. Il comprit en approchant qu’elle n’en était pas à sa première visite du point d’eau. Quelques cadavres de loups et de biches suaient l’épouvante refroidie. Elles avaient été tué avec l’efficacité meurtrière d’un chasseur chevronné. Brillant ! Tout en remontant la butte, Ssaadjith fronçait son joli museau, observant jovialement le charnier autour de lui. Il ébaucha parfois de délicates cabrioles. Il louvoyait autour des bêtes crevées, évitait de gâter ses pattes dans des lacis de sang et de viscères. La coquetterie de son attitude, l’élégance de sa démarche lui donnaient la distinction d’un danseur perdu au beau milieu d’un cauchemar. Il finit par se présenter devant la dragonne, en toussotant de façon polie :

-Très chère amie, je suis heureux de pouvoir enfin vous saluer ! Tandis que nous voguions dans les cieux, j’ai craint que vous ne m’ayez entendu arriver. Oh, ne subodorez point qu’il s’agisse d’une malice ou d’un défi, s’empressa-t-il de dire.  J’avais désir de savoir si j’avais affaire à la liée du vampire. A mesure que vous vous en alliez, ma curiosité s’est ensuite muée en envie. J’ai alors suivi votre course jusqu’ici afin de vous rappeler à mon bon souvenir. Très charmant endroit, si je puis ainsi l’exprimer, ajouta-t-il en englobant d’un geste du museau le lac et ses environs sanguinolents. Y a-t-il là de quoi se sustenter ? C’est que je compte entreprendre un grand voyage, mais je ne veux point avoir l’air de m’imposer.

Dernière édition par Ssaadjith le Mar 17 Mai 2022 - 13:48, édité 1 fois

descriptionChasses et piques sur l'à-pic ! (PV Nahui) EmptyRe: Chasses et piques sur l'à-pic ! (PV Nahui)

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Les hommages funèbres pour Kaalys étaient une page tournée, pour la plupart des dragons. Nahui était restée auprès de Shyven. Une tâche aussi ardue que nécessaire. Pour rester forte, offrir à sa douce-sucrée l’inébranlable pilier dont elle avait besoin, sans jamais faillir, ni devant la douleur ni devant la peine, Nahui avait dû déployer des réserves d’une énergie qu’elle ignorait posséder jusqu’alors. Naturellement, l’Invincible en avait déduit que les dragons n’étaient pas faits pour la peine. Ils n’étaient pas faits pour voir partir ni leurs parents, ni leurs enfants, ni leurs frères et leurs soeurs. Aldaron lui-même remettait en cause le Lien tel qu’il était fait. Nahui, elle, remettait en cause la place que les mortels accordaient aux dragons et à leurs Liés. L’archipel entier aurait dû se liguer pour protéger Kaalys. Au lieu de cela, persistaient des êtres qui murmuraient à la déchéance des maitres des cieux. C’était inadmissible. Pourtant, Nahui persistait à rester sage, à ne pas incendier, au sens propre du terme, tous ces ignares qui ne ployaient l’échine devant elle. La raison ? Lié. Lié et sa tendance à ne pas vouloir tuer les gens. Nahui le soupçonnait d’avoir beaucoup trop l’habitude des complots bipèdes, où mécontenter quelqu’un était prendre le risque d’une revanche plus ou moins sanglante. Ainsi il oubliait bien trop sa nouvelle nature, ce don du Lien : il était invincible. Ses ennemis, il ne devait les craindre, car aucun d’eux ne pouvait rivaliser avec lui. Ensemble, ils pouvaient tout écraser, par leur seule volonté.

Hélas, de tels arguments, si pertinents, ne parvenaient à avoir raison des craintes de Lié. Sans doute avait-il également donné des contre-arguments, mais Nahui ne s’en souvenait jamais, trop occupée à ronchonner pour y accorder une véritable importance, ou trop occupée à nier avoir tort pour vouloir s’en souvenir. La version “finale” de l’histoire impliquait que, de toutes façons, tuer des gens rendait Lié triste. Nahui avait eu sa dose en tristesse, n’avait nullement l’envie qu’à nouveau les personnes si chères à son coeur connaisse la peine.

Elle avait pris son envol pour une chasse qui veillait autant sur Shyven que sur ses propres ressources de cette énergie bizarre qui sert à maintenir son esprit fort pour les autres. Le vent glacial était une mâchoire qui raclait le long des ailes. Honnêtement ? Elle adorait. Parce qu’il était le vent qui avait bercé son oeuf et celui de sa maison, il portait avec lui bien plus que le froid. Un réconfort qui touchait son âme chaque fois que le froid touchait le creux de son torse. Exactement ce dont elle avait besoin à ce moment précis.
Jadis, elle avait craint ses propres envols. Sa cécité était venue avec son lot de doutes. Les monts, les conifères, tout ici pouvait se mettre en travers de son chemin, et nul n’avait envie de voir son vol stoppé de façon impromptue - ni son corps, ni son orgueil. Le temps avait passé. Elle avait trouvé ses propres méthodes, basées autant sur l’habitude que l’écholocation. Maintenant, elle jurait même de pouvoir s’orienter via les sons, reconnaissant le bruit distinct du vent entre les cols de roches, le volume exact d’une brise s’engouffrant. Peut-être n’était-ce qu’une impression, mais il lui paraissait également que les fluctuations de l’air au-dessus des forêts étaient bien accessibles à ses sens. Alors, même si voler avec Lié demeurait plus simple, s’approprier les vents était devenu bien plus plaisant que cela l’avait été jadis. Alors au réconfort s’ajoutait le délicieux goût de la victoire.

L’instant était un répit parfait, une régénération totale de l’âme. Elle avait repéré une proie dans un coin où, l’habitude le lui disait, chasser était aisé. Elle n’avait qu’à suivre la bête et, d’elle-même, elle se rendrait dans un endroit plus clairsemé où elle n’aurait qu’à lui fondre dessus.
Puis vint ce cri. Un congénère, sans nul doute. S’il n’y avait eu le timbre de son hurlement, Nahui aurait tout de même pu le reconnaître. De tous les dragons de cet archipel, il n’y en avait qu’un seul qui aimât sa propre voix plus que tout. Un seul pour se délecter de l’écho qu’offraient les montagnes, faisant fi de soucis bien plus importants - tels la chasse et le repas qui s’ensuivait. Ce dragon, c’était Ssaadjith.
Nephilith lui avait conté bien des merveilles au sujet de Ssaadjith. Leur brève entrevue aux rites funéraires de Kaalys avaient laissé à la dragonne une opinion grise de ce dragon. Il pouvait être impertinent tout comme il pouvait être une véritable distraction. Un congénère sans doute prometteur - ne l’étaient-ils pas tous ? -, mais mal aiguillé. Sans doute était-ce lié à sa parenté.
En soi, faire plus ample connaissance avec ce dragonnet n’était guère un problème. Le vrai problème était plutôt dans le choix du moment pour ce faire. Nahui transpirait la fatigue mentale, et n’avait pas prévu de partager son repas de réconfort. Si elle l’ignorait assez fort, peut-être comprendrait-il le message. Si elle se concentrait assez fort, peut-être respecterait-il sa chasse, au minimum.
Ce fut ce qu’elle fit. En apparence insensible à l’imposante présence magique non-loin, elle préféra s’accrocher à la pauvre bête qui galopait sous les fourrés. Ils étaient proches. Il n’y avait plus tant à tenir sur cette voie. L’appréhension et l’adrénaline se disputaient ses nerfs. Ah, si elle avait pu faire accélérer sa proie sans craindre de la voir changer de direction !
Par chance, tout se déroula sans accroc. Sitôt que la proie fut du côté de ce terrain qu’elle connaissait, Nahui fondit sur elle. L’animal, cervidé, connut la mort tant par les crocs, les griffes, que par le poids et le choc d’une dragonne s’écrasant sur lui. Pourtant, Nahui s’était décidée à une taille plutôt modeste, pour sa chasse, n’ayant pas tant d’intérêt en terrain aussi ciselé à se parer d’envergure. Elle grinça des dents et gronda sourdement, fort peu satisfaite de son oeuvre. Non pas que le manque de délicatesse, comme concept, lui déplut. Mais elle avait sans doute abîmé l’intérieur de la proie, et devrait faire attention en entâmant son repas - ce qui était bien plus fâcheux.

Reportant son attention sur l’indésiré invité, Nahui constata qu’il avait eu le bon goût de ne pas s’approcha d’un festin qu’il n’avait pas mérité. Parfait. Au moins une preuve de respect dans ce petit être. Un bref calcul fit comprendre à Nahui que cette chasse-là, elle ne pourrait la partager avec Shyven. Si elle revenait directement vers sa belle, la proie en bouche, Ssaadjith allait la suivre, et… Non, elle n’était pas prête pour cela. Son esprit omit l’idée que le dragonnet eut pu prendre son relais un bref instant. N’ayant eu de preuve de ses capacités en ce sens, sans doute n’estimait-elle pas cela possible.
Alors, ah, quelle tragédie ! Elle devait se repaître seule du fruit de sa chasse. Au moins cela lui permettrait de mieux préparer le repas qu’elle servirait à douces-écailles.
Son museau et ses crocs s’enfoncèrent avidement dans la créature, gloutonnant prestement, tant qu’elle le pouvait. Grand bien lui en fi, car effectivement le dragonnet ne tarda pas à changer de plan et s’approcher. Quelle était cette démarche, par ailleurs ? Nahui peinait à l’identifier, y reconnaissait surtout l’énergie sans comprendre l’objectif. Quelque subtil élément lui évoquait l’approche que Ssaadjith avait tenté d’avoir auprès d’elle à un moment, au début des funérailles. Elle ne comprenait toujours pas.

Finissant prestement sa bouchée, Nahui se retourna vers son congénère, sachant par l’expérience et la connaissance des gens-avec-des-yeux que c’était là quelque chose qui se faisait. Une habitude héritée de ses ancêtres autant que de son Lié. Son corps couvait sa proie, dans une position qui n’avait rien de naturel. De son “point de vue”, elle était toute de discrétion et subtilité.
La voix mentale de Ssaadjith lui parvint. Nahui se devait de reconnaître que, s’il était bien bavard, au moins était-il audacieux et jovial. Peut-être… Peut-être que ce pouvait ne pas être une si mauvaise rencontre. Le dragonnet aurait-il l’empathie et les connaissances nécessaires pour l’aider dans sa quête ?
Aux mots travaillés de Ssaadjith répondirent des pensées bien moins délicates. Plus “brutes”, plus sauvages. L’équivalent draconique d’un “nah”, dans toute son espièglerie. Dans sa grande bonté, elle prit néanmoins le temps d’expliciter :

“-Tu es le frère de Nephlith. Tu es le fils de Verith. Ne sais-tu donc chasser ?”

Ç’aurait pu être une véritable insulte, si cela avait été prononcé sur un ton différent. Nahui avait choisi d’accompagner ses pensées d’un ton de défi, qui appelait à lui donner des preuves. Certes, Nephilith lui avait parlé de Ssaadjith. Mais Ssaadjith lui-même, qu’avait-il à dire ? Qu’allait-il vendre pour mériter de partager sa pitance ?

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Le dragon d’obsidienne ondoyait tranquillement entre deux corps de cervidés étendus sur le grès. Il tanguait d’avant en arrière, s’agitait et turbulait, plus bruyant qu’une ventrée de graahron, ainsi que toujours, mais si délicatement, superbe d’élégance, fier de son entrée. Il était persuadé d’avoir fait son petit effet.
Il n’y avait qu’à voir, regardez-le bien, prenez votre temps, l’air profond de la dragonne-liée,… cet air profond sous ces yeux vides qui dictait les soucis d’hier et de demain se dissiper à son arrivée. Cela ne l’étonna guère. Il était si merveilleux et si remarquable que la simple vue de sa prestigieuse silhouette déridait l’âme. Il devrait se trouver un titre pour ce nouveau talent qu’il venait de se découvrir : l’Enjôleur ? Non trop familier. Ssaadjith ne pouvait être associé à tant de banalités. Ssaadjith était splendide.
Apaiseur des bonnes consciences ? Étymologiquement instable.
Le prodigieux berceur de pensées qui susurre à l’oreille du regard ? Trop long.
Le Pourfendeur des idées noires ? Un peu trop brute.
C’était dur de se trouver un titre. Cela lui donna un affreux mal de cornes. Le dragon d’obsidienne décida que cela pouvait attendre d’avoir les sens au repos et surtout d’être seul. Son hôte après tout l’accueillait et pour s’en faire une alliée, il lui fallait être agréable. Car promis, il n’allait pas faire scandale aujourd’hui !

A sa requête toutefois, la réponse de Nahui, liée d’Aldaron le vampire, fut prompte. Elle fut d’abord rapportée avec une surprenante simplicité : un refus en bonne et due forme. La lueur verdoyante dans le regard de Ssaadjith redoubla alors d’intensité. Il s’agissait d’un curieux trait. Le dragon d’obsidienne en fut tout retourné. Etait-ce une invective, sans doute pas, mais à tout le moins, quoique, une plaisanterie ? C’était difficile d’accès à sa compréhension car ces images mentales, même si articulées pour remplacer la parole, manquaient de mots. Ssaadjith se secoua la collerette, agacé. Il huma l’air avec insistance. Il fallait être plus précis !

“-Tu es le frère de Nephlith. Tu es le fils de Verith. Ne sais-tu donc chasser ?”

La queue de Ssaadjith virevolta, revêche, inconsciente de précipiter, attention, la masse d’une proie écharpée en son ventre ouvert, béant et poisseux. Il examina la surface polie du museau écailleux de Nahui avec une avidité de chercheur. Son attention toute entière faisait de son joli minois draconique un papillotement de mimiques. Il parut d’abord surpris, puis dépassé, puis la clarté de sa joie explosa avant de se reprendre tout doucement et de sourire ; de plus en plus largement, ses écailles s’éclairant par vagues, puisqu’elles étaient noires, était-ce sûr, d’une excitation nouvelle.

Il était évident, sans le moindre doute possible, que la dragonne n’était pas disposée à lui offrir tout ce qu’il demandait. Son expression était paisible mais son ton espiègle en disait long. Elle voulait lui lancer un défi. Elle n’était pas sûre qu’il mérite de se tenir ne serait-ce qu’à ses côtés, tant elle ne le connaissait point. Le dragonnet d’obsidienne aurait dû s’en retrouver vexé. Il était en outre déjà bien accablé par toutes les réprimandes qu’on lui avait adressées pas plus tard qu’hier.
Mais ce ne fut pas le cas. Ssaadjith avait beau paraître coquet et joueur, il n’en était pas pour autant éclopé. Il n’attendait pas, quelle idée, qu’on lui verse tout dans le bec sans broncher et sans rien faire. Alors un défi ? Il adorait.
Néanmoins, il s’agissait d’un défi bien ennuyeux. Chasser, si c’était là le cœur de ses divertissements, était d’un banal affligeant. Voler, sentir, pister, fondre, couper, déchiqueter, une flamme de ci, un croc de là, et le tour était joué. Ce n’était guère compliqué. Et alors, se laisserait-t-il railler impunément par la belle ici présente en prouvant une capacité déjà bien rôdée ? Peut-être un dragon de plus bas intérêt trouverait convenance à une telle opportunité, mais Ssaadjith n’existait pas comme le commun de ses semblables. Lorsqu’on lui lançait un défi, il ne rendait pas compte des attentes que l’on plaçait à son égard, mais les excédait outrageusement. Ainsi le dragon d’obsidienne ne se laissa pas démonter. Car il aimait les défis. Et il avait en réalité un défi autrement plus intéressant sur lequel se lancer. En lieu et place d’une chasse à la pitance, il allait jeter son dévolu sur une proie plus délicate auquel Nahui n’aurait pas penser : il allait chasser sa sympathie. Capter son intérêt. Du Ssaadjith en long et en large. La chasser elle, avec un peu plus de virtuosité. Son regard fascinant lorgna du côté de la dragonne, et son long cou dériva vers elle avec un amusement non feint :

-Très chère, susurra-il avec la douceur d’un sirop, le jeu de la chasse n’a aucun secret pour moi. C’est une maxime encore plus vrai dans cet endroit. En Nyn-Tiamat, et bien que je ne sois pas revenu depuis des lustres, rien ne m’est étranger. Ni les licornes, ni les Fenrisulffr en meute qui girent sur les sentiers. Je suis certes le fils de Verith et le frère de Nephilith, mais apprend qu’on me connaît bien en amont. Sur Néthéril, on me brandit comme le fléau des smilodons.

Il omit très habilement de mentionner la façon dont il avait vaincu ledit smilodon. Il était vrai que pour beaucoup de ses congénères, l’honneur, beurk, était une qualité essentielle et rôtir un ennemi considéré comme digne avec son feu destructeur et non par la force de ses pattes se qualifiait plutôt d’acte de lâcheté que de réelles prouesses de chasses. Quel point de vue vieillot ! Une proie était une proie. Que Ssaadjith en vienne à bout par un moyen ou un autre avait pour lui bien peu d’importance. Ce qui comptait était le résultat. Et quel splendide spectacle cela avait été ! Rien que de repenser à ce félin complaisant, qui avait eu l’audace de croire qu’il pourrait se mesurer à lui, disparaître dans le torrent fluide de sa verve ardente, il en avait encore les larmes aux yeux. Et puis il fallait ajouter à cela la fierté, pas des moindres, que son père, on ne le présente plus, avait ressentie en le voyant triompher. Ce souvenir-là aussi resterait à jamais dans sa mémoire ! Même si tout n’avait pas été des plus agréables. En rentrant à la cité des chatons pour leur présenter le corps calciné de sa proie, ceux-ci avaient d’abord fait une moue terrifiée, avant de saluer aimablement sa prestance. Un apophtegme tordu, sorti tout droit de leur imagination, disait qu’il fallait toujours manger la dépouille de sa victime après l’avoir chassé. Mais la viande après coup avait été immangeable, à tel point qu’il avait eu d’horribles remontées dues à l’indigestion. Maudit chaton…
Ses pensées en tête, le dragon d’obsidienne réitéra son sourire ravi et poursuivit :

-Mais il y a chasser et auprès de son invité, en l’occurrence moi, il y a festoyer. Or dans un festin, c’est l’hôte qui a la délicatesse d’apporter les mets. Voudrais-tu donc que je perde mon temps à trouver du gibier pour garnir de trop notre mangeoire ? Ces choses-là bien faites prennent du temps, nous y serions encore au soir.

Ssaadjith s’étira de tout son long, et respira l’odeur salé que lui renvoyait le lac et la putréfaction des cadavres autour de lui. Son sourire disparut et il prit un air contrit, bien que la lueur dans ses yeux demeure aussi tangible que deux étoiles dans la nuit :

-Toutefois, il semble évident que quelque chose te tracasse. Considèrerais-tu que je me comporte avec toi comme un indésirable rapace ? Je peux le comprendre, après tout rien n’est gratuit. Sache tout de même qu’un invité de marque est l’ennemi de l’ennui. Pour peu qu’il ait de la conversation et soit léger, il peut tempérer ton aversion et égayer ton dîner…

Il s’installa tranquillement, se mouvant avec préciosité, comme un poisson dans l’eau.

-Il m’apparaît ainsi plus amusant de te divertir que d’aller griffer la proie. L’une est routine barbante, mais l’autre est séduisante et éveillera sans nul doute l’estomac. Ne dis pas que c’est folie. Joue le jeu et cela pourrait bien te réjouir aussi.

Il avait dit ces derniers mots sur le ton de l’amusement, sans prendre conscience qu’à vrai dire, et ce impunément, il avait senti d’instinct le trouble de sa congénère ; sans prendre conscience non plus que déjà, l’idée de son escapade au Nin Daaruth s’envolait loin des confins de son intérêt. Et un tel désarroi, il fallait le dire, ne pouvait se soigner qu’avec une bonne histoire ou une petite manigance bien pensée.

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Il y avait eu ce petit moment d’entre-deux où elle avait presque entendu l’intérieur du crâne de Ssaadjith s’agiter. Elle ne douta pas un seul instant de n’avoir pas été trop brutale ; sa communication était impeccable, pour sûr. Son hypothèse fut que son congénère mesurait exactement, sur son retour, ce qu’elle pouvait laisser comme indices quant à ses attentes, les comparant avec les siennes, pour mieux estimer ce qui leur était possible de trouver. Peu importait l’image que Ssaadjith avait donnée de lui lors des funérailles, car son actuelle attitude témoignait sur le présent. Qu’est-ce qui avait pu changer entre-temps ? L’importance de l’enjeu ? La pression alentour, le manque de connaissances sur les êtres présents ? Peut-être aurait-elle l’occasion de déterminer ceci… S’il lui donnait des raisons de lui laisser une chance.

Aux premiers mots du terrible chasseur, Nahui crut qu’elle allait s’ennuyer ; qu’il allait uniquement lui vanter ses qualités sans rien avoir à lui proposer d’autre qu’un échange de mots contre de la nourriture. Subtilement, son esprit se détourna de la conversation, comme un bipède qui n’écouterait que d’une oreille, singeant d’être préoccupée par… Autre chose. Quelque chose qui n’existait pas mais qui était sans doute très intéressante. Si elle cherchait à jouer sur sa patience ? Totalement. Elle voulait le voir sortir le grand jeu. Ssaadjith lui avait été décrit comme un dragon unique, inoubliable. Mais n’étaient-ce que des mots ? Lui avait-on menti ?

Son attention et ses espoirs revinrent d’abord brièvement quand l’Inoubliable fit mention d’une différence entre manger et festoyer. Allait-il au moins sortir un trait d’esprit notable ? Non, apparemment, une simple loi sortie du poil d’un graärh pour justifier que ce fut à elle d’apporter le repas à un festin où elle ne l’avait pas invité. Mollement, Nahui partagea avec Lié quelques jugements sur cette tentative, lui octroyant un avis médiocre sur son aspect convaincant, mais une note correcte pour la créativité. Allez. Elle était peut-être fatiguée, mais, maintenant qu’elle avait mangé, au moins était-elle dans de meilleurs esprits pour tenir une conversation.

Enfin, ses espoirs furent satisfaits. Ssaadjith prouva qu’il avait la sensibilité nécessaire pour ressentir ce qu’elle avait pourtant essayé de cacher. Voilà qui était imprévu. Si, sur l’instant, cela était quelque peu gênant pour la dragonne, cela promettait davantage de nuances dans leurs rencontres… Et potentiellement davantage d’esprit de Nuée. Ce qui n’était pas déplaisant.

Ssaadjith promettait de chasser l’ennui. Là il lui parlait, là il l'intéressait, et prouvait qu’il avait compris ce qu’elle lui réclamait tacitement. Elle voulait de la surprise, de l’émotion, de la distraction, toutes ces nourritures qui renforçaient l’esprit et l’aideraient à retourner voir Shyven avec la force nécessaire pour la portée vers les jours nouveaux ! Comme récompense, Nahui tourna de nouveau pleinement son attention vers lui. L’émotion qu’elle lui transmit, crue, était principalement de la satisfaction, de l’approbation, ainsi qu’un très subtil soulagement. Si Ssaadjith parvenait à y déceler les nuances les plus fines, il reconnaîtrait peut-être même une première once de reconnaissance. Elle s’exprima enfin, feignait ouvertement d’être difficile :

“- Tu me promets de tromper mon ennui, mais qu’as-tu fait pour l’instant ? Tu m’as vanté des exploits que je n’ai vécu, et promis des prouesses que tu n’effectues. Tu es peut-être ancré dans des mémoires que je ne puis atteindre en ce moment, mais qu’en est-il du présent ? Que puis-je constater qui soit de ton fait ?”

Encore une fois, les mots auraient pu être durs, ils auraient pu être cruels. Sa voix mentale avait le calme et la distance d’une froide arrogance, mais les émotions qui l’accompagnaient n’étaient que trop d’espièglerie et de défi pour que ce soit le cas. Son envie de jouer était explicite. Un pacte indicible scellait dès lors l’instant : il n’était plus question que qui que ce soit ne se prenne au sérieux. La politique, la philosophie, seraient pour une prochaine fois. Ce que tous deux voulaient de l’autre se passait de ces aspects-là, nécessitait peut-être même leur silence.

Comme en symbole de son engagement, Nahui évita à Ssaadjith d’avoir d’autres paroles à débiter. Après s’être levée, elle ajouta :

“- Les mémoires meurent, la terre se souvient. As-tu déjà changé la nature même d’un lieu ? As-tu déjà érigé des montagnes ? As-tu déjà… Façonné une rivière ?”

Alors qu’elle ébauchait ses propositions d’activités, toutes à fait normales et appropriés pour de jeunes dragons de leurs âges, un second message venait en filigrane, comme pour ne pas gâcher l'appétence de tout ceci : quoi qu’ils fissent, ils ne devaient toucher ni à Licorok ni à Cendre-Terres. La raison qu’elle offrit avec était simple : s’ils agissaient ainsi, ce ne serait pas drôle.
Mais l’idée de créer une rivière lui plaisait bien. Voilà qui porterait leur nom, prouverait leur force, lui donnerait bien des choses à raconter à la douce Shyven !

“- Il nous faudrait creuser sur une longue distance. Je puis grandir énormément pour nus aider à ceci, mais peut-être pouvons-nous trouver un autre moyen, trainant quelque objet approprié sur le sol. Il ne nous restera plus, dès lors, qu’à faire fondre quelques neiges alentours pour créer la rivière.”

Elle avait cessé d’utiliser son ton pompeux, cessé de jouer celles qui doutaient de la valeur de Ssaadjith. C’avait été très drôle, mais ce n’était désormais plus nécessaire. Désormais, elle était dans le calcul malicieux du meilleur moyen d’arriver à leurs fins, de la meilleure façon d’en tirer tous les profits. Elle avait étiré ses ailes, les préparant à bientôt prendre leur envol. Derrière elle, sa queue s’était également agitée, trahissant une excitation qui, enfin, s’accordait avec son âge.
Ce monde stupide ne les avait que trop longtemps privé des jeux qui étaient leurs.

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Ssaadjith avait joué le jeu. Et à plus d’un titre.
Bien sûr, il avait très vite deviné que la dragonne-liée ne se laisserait pas facilement impressionner. Elle avait imposé une distance entre eux depuis qu’il s’était introduit dans ce charnier insolite. Elle s’était montrée austère, presque emportée à son égard, tâchant de l’inviter en feignant la mauvaise grâce, trompant son intérêt par la distinction de sa langueur glacée. Dînant d’une fringale retenue et se comportant en altesse de principauté, elle avait savamment dosé ses manières sauvages pour montrer la tenue d’une dragonne digne que l’on ne dérangeait pas impunément tant que l’on n’en avait pas gagné le droit, sinon de mérite, par la preuve d’une valeur rare.
Mais on ne la faisait pas au grand Ssaadjith ! Derrière le vernis de son dédain faussement assumée se cachait un désir ; le désir irrésistible de courir la bêtise, où ça, de faire sa cour à la folie, par-ci, de commettre des actes tout ce qu’il y avait de plus inopportun. Son ennui, le dragon d’obsidienne le savait, ne venait pas de sa présence, mais au contraire du fait qu’il ait tant tardé à venir. Sous le masque de sa morgue las, elle attendait sans le savoir, de bon espoir, que Ssaadjith rompe la monotonie de son insatisfaisante escapade.

Eh bien alors, girond petit serpent de glace, il ne fallait pas s’en faire ! Chez le dragon d’obsidienne, toute forme de monotonie était abrogée. Dans son monde, on filait, vrillait, volait, joyeux drille, si une écaille en lui n’était pas suffisamment gaillarde, elle dégageait, fouic ! Il ne s’étonnait pas que la vie de cette pauvre petite créature soit fade et sans plaisir. La mélancolie vampirique avait des bas. Mais qu’à cela ne tienne ! Ssaadjith allait se faire une joie de lui montrer de quel feu il s’embrasait : Que l’on s’écarte, que viennent les pattes cassées ! Réparation immédiate et sans douleur ! Satisfaite ou enchantée !

Elle lui avait donc lancé un défi, un jeu de curiosité. Et en sentant les émotions de la dragonne-liée changer à son égard, Ssaadjith sut qu’il l’avait remporté. Lorsqu’il eut terminé sa tirade et qu’il se fut posé, son regard verdoyant croisa le sien. La dragonne-liée se fendit d’un commentaire cinglant, tempéré toutefois par des émotions vives et joueuses. Même si son attention était désormais entièrement focalisée sur lui, elle décrivit à son égard un tableau des plus scandaleux : il serait donc un fabulateur prétentieux qui parlait pour ne rien dire et qui agissait moins encore. Elle n’était pas sûre qu’il tienne sa promesse de la tirer de l’ennui. Ssaadjith fut surpris. Que pouvait-elle constater qui soit de son fait ? Rien ne venait donc à l’esprit de Nahui ? Il avait pourtant déjà tant d’exploits à son actif, le dernier en date étant d’avoir minutieusement parachevé les relations tendues entre son lié et Verith. Elle en voulait plus ? Ce n’était pas pour lui déplaire, mais il n’était pas sûr que cela lui donne matière à l’apprécier.

Heureusement, le malentendu fut évité car elle coupa les prémisses de son interrogation afin de lui révéler la petite idée qui poussait entre ses cornes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le sang de Ssaadjith, ainsi que ses cornes, les deux petites vilaines, et ses écailles en rang serrée, ne firent qu’un tour. Eriger une montagne ? Changer la nature d’un lieu ? Voilà qui s’appelait discuter passe-temps. Le dragon d’obsidienne se leva derechef. Les pensées que Nahui lui adressaient furent accueillies avec de nombreuses manifestations d’approbations de sa part. Il fit quelques joyeux petits bonds de circonstance. Lui qui désirait croquer un morceau de biche n’avait finalement plus si faim ! Cette nouvelle perspective lui mettait du baume au cœur, lui faisait presque oublier son départ prochain de l’île. S’il s’en allait, en vérité, autant laisser une marque qui pourrait se voir depuis le ciel. Oh, cela serait-il seulement venu à l’esprit de Nephilith durant leurs pérégrinations dans la Savane ? Bien sûr que non ! Son frère doré préférait rester dans un décombre de grottes pour étudier une stalagmite pendant des heures et disserter en mornes logorrhées de sa risible ascension. Pédant petit théoricien !

-Très chère, voilà qui s’appelle offrir bombance ! Puissions-nous garder cette abondance en bonne ambiance. Quant à tes amis vampires, qu’ils soient tranquilles. Je jure solennellement de ne pas les confronter à nos périls. Ça suffit maintenant, qu’on se le dise, promis, je ne suis plus méchant !

Mais un admirateur avisé aurait discerné une furtive lueur moqueuse dans son regard. Rares étaient les mensonges qui lui arrachaient la langue et celui-là n’en faisait guère partie. Evidemment, son intention première était de jouer, et pour cela, il était prêt à promettre de limiter leur dévolu sur quelques petites régions innocentes. Si d’avance, cela devait aller plus loin, il serait toujours temps de renégocier les termes de leur épopée.
A ce sujet qui plus est, il y avait un hic. Façonner une rivière, c’était du joli. Mais est-ce que cela ne manquait pas d’un petit quelque chose ? Une rivière était quelque chose de grand, mais c’était d’un commun. Il y en avait des centaines par le monde ! Qui, en se tenant devant leur œuvre, se dirait que de grands dragons avaient bâti tout ceci ? Personne ! Et puis creuser des sillons, entailler ses belles griffes qu’il avait effilé toute à l’heure, et fabriquer des douves, très peu pour lui ! Ce n’était pas vraiment ce que l’on pouvait appeler un labeur passionnant. Ssaadjith avait déjà donné chez les Graärh, et il ne voyait pas là un exploit autrement plus notable que le reste. Eriger une montagne étant pour le moment hors de leur portée, il fallait se contraindre, quoiqu’en toute liberté, à quelque plan astucieux…

C’est sur ces réflexions qu’il vit Nahui étirer ses ailes pour se préparer à partir. Sans hésitation, Ssaadjith fit de même. Ils s’envolèrent à la recherche d’un lieu propice à leur jeu.

Ils furent secoués par la tourmente d’une tempête récemment levée. Un froid vif balayait l’océan et le ciel. Le choc du vent brassait les ramures mortes des hêtres en dessous ; des bourrasques soulevaient l’herbe drue comme une vaste fourmilière, gonflaient la voile de leurs ailes et sifflaient des chansons fantômes ; des rafales les cinglaient parfois de gouttelettes aussi fines que des aiguilles. Durant leur vol, le dragon d’obsidienne se montra ostensiblement silencieux. Son esprit était toujours en effervescence. Il cherchait de quoi rendre cette rivière inoubliable ; la rendre si surprenante que nul ne croirait à une pure création naturelle.

La réponse lui vint en contemplant au loin le lac et le festin qu’ils avaient quitté. Il passa soudain au-dessus de la dragonne et poussa un grondement de triomphe avant de se placer contre son flanc, vira de bord, ondoya comme une luciole puis revint de nouveau comme un sage petit enfant :

-J’ai bien entendu ta proposition, et pour sûr elle me plaît ! Mais si je puis être tatillon, les rivières ne manquent point en cette contrée. Si la terre tendrait à se souvenir de notre passage, il me plairait que le monde soit aussi témoin de cet héritage. Attends ! Ne proteste pas encore ! Ce que j’ai à changer n’est pas tant d’effort. Car désormais, cette rivière ne doit pas être un simple cours d’eau. Il lui faut une apparence singulière, quelque chose comme un croc !

Il tendit son long cou et exhiba non sans orgueil sa longue mâchoire effilée de dents pointues comme des crochets de boucher, que badigeonnaient de petits filets de salive :

-Un croc qui se verrait du ciel, que même le grand Verith nous envierait ! N’est-ce pas un potentiel qui donne matière à rêver ? Mais même ainsi, ce n’est guère suffisant. Il y a encore de quoi consolider notre futur monument. Pour que cela soit parfaitement remarquable, il nous faut une eau qui sorte de l’ordinaire ; quelque chose que ni mer ni rivière n’a de similaire. Oh oh oh ! As-tu, ma foi ce serait rapide, deviné ? As-tu déjà façonné une rivière ensanglantée ? Ah, tu as trouvé !

Il s’agissait là d’un plan bien à lui. C’était certes un peu barbare, quoique poétique si on avait l’œil aiguisé. Mais tous les moyens étaient bons pour se faire remarquer. Le dragon d’obsidienne n’eut alors de cesse d’envoyer des images mentales à la dragonne, dans laquelle une rivière de sang se répandait sur un chemin de terre à la forme d’un croc recourbé. Voilà ce que lui désirait : une œuvre terrible, sanguine et authentique qui les rendrait proprement inoubliables. Nahui voulait qu’on la tire de l’ennui. Ssaadjith voulait que l’on se souvienne de lui, laisser une empreinte tel la morsure d’un froid crû dans le sillage des esprits. Et quoi de mieux qu’un canal qui n’en était pas tout à fait un, jonché de corps qui feraient de leur création un sordide mais remarquable tableau. Toute à son idée, l’échine du dragon d’obsidienne se hérissait, ses pattes frissonnaient comme feuilles sous l’haleine du ciel et son cœur palpitait d’échos informulés. Il enchaîna avec un ton vorace de conquérant :

-Nous bâtirons notre rivière sous un ravin. Dès lors, il nous faudra du sang pour arroser notre moulin. Il ne s’agira pas juste d’une simple proie, mais bien d’un véritable troupeau. Lorsque nous l’aurons trouvé, nous l’expédierons au fin fond de notre ruisseau. Nous ferons ensuite fondre la neige au-dessus des produits de notre chasse. L’eau s’écoulera jusqu’à cet ossuaire et s’infiltrera dans leur carcasse. Et alors notre beau bleu se parera vermeil. Il tranchera avec le décor et deviendra merveille ! Oh ce sera somptueux, qu’en dis-tu alors ? Je refuse que sur ce point, nous soyons en désaccord. Mais j’admets songer en cette fredaine avec envie. Allons-nous donc tailler le croc de Ssaadjith et Nahui ?

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Nahui avait un endroit très précis en tête pour réaliser leur oeuvre. Un flanc de montagne escarpé et nu, une pierre acérée et abrupte. Son exposition aux rafales gelées privait la terre de végétation, et il n’était jamais emprunté que pour certains trajets d’un mont à l’autre, par quelques créatures nomades. L’endroit était néanmoins bien visible, d’après ce qu’elle avait pu déduire avec l’aide de Lié.
Un lieu idéal, mais qui impliquait un certain voyage pour le moins rigoureux. En sus de cela, la météo paraissait plus capricieuse encore qu’à l’ordinaire. Un vent féroce qui aurait pu avoir raison de la prudence et de la paresse l’économie d’énergie dont Nahui faisait si souvent preuve. Cependant, la présence de Ssaadjith l’empêchait de se tourner vers de telles habitudes. Quoi, montrer à un congénère qu’elle craignait leur élément père, quand lui-même n’avait pas même vacillé ? Hors de question. Nahui était aussi orgueilleuse que ses confrères, tout aussi encline à vouloir imposer une vision d’elle des plus brillantes, et ce n’était absolument pas lié à de potentiels doutes liés à sa cécité, oh que non ! Car chacun savait que cela ne retirait en rien ses qualités, elle l’avait prouvé ! Mais… Peut-être pas au tout début, lors de ses premiers vols. Peut-être que cela la hantait, un peu. Personne ne serait jamais au courant de ceci. Personne n’avait besoin d’être informé de ceci. Le monde n’avait besoin que de connaître ses forces.

Parlant de ce Ssaadjith muet, elle appréciait encore une fois sa capacité à savoir reconnaître quand communiquer et quand tenir sa langue. Une qualité moins commune qu’il n’y paraissait, qu’elle ne lui aurait peut-être pas octroyée de prime abord, après avoir constaté ses exploits lors des funérailles de Kaalys. Il paraissait avoir appris… Ce qui était à son honneur. A moins qu’il ne fut tout le temps pertinent, et que les funérailles de Kaalys aient été le fruit d’un objectif secret ? L’hypothèse n’était guère crédible, avait tout juste le mérite de donner du grain à moudre à l’imagination.
Si Nahui voulait bien croire à la capacité du fils de l’Ire à changer, il ne l’avait, par ailleurs, pas convaincu un seul instant avec sa promesse de sagesse. Cela n’était pas bien grave. Elle ne lui demandait pas tant. Le bien et le mal étaient subjectifs. Trop d’êtres n’avaient pas en tête le même “bien” que Nahui - et c’était là un drame. Elle ne voulait pas d’un dragonnet aussi passif que les bêtes asservies aux bipèdes. Elle voulait d’un camarade de jeu. S’il respectait ses limites, mais s’avilissait aux yeux des autres, ce n’était pas son problème ! Dans sa grande générosité, Nahui lui accordait ces libertés. N’était-elle pas une fabuleuse tête de Nuée ?

Soudain, il s’agita d’un étrange manège et, ne le comprenant pas, Nahui eut le réflexe d’un violent coup d’ailes pour prendre de la distance, obtenir le temps de calculer ce qu’il lui fallait faire. Quand les pensées lui vinrent, dans toute leur espièglerie, elle comprit que cela n’avait été qu’une manifestation d’émotion et reprit un vol plus tranquille, cessant de s’en inquiéter.

Elle considéra la proposition avec un grand sérieux, contrastant avec la légèreté du “jeu”. La proposition de son camarade était pertinente. Il était vrai qu’une rivière, en soi, nul n’en questionnait l’origine. Une rivière de sang ? Voilà qui intriguait, voilà qui questionnait, voilà qui donnait matière aux jeunes de s’interroger, aux adultes de conter ! Alors même qu’elle calculait la faisabilité d’une telle idée, Nahui se trouva assaillie d’images mentales. Elle secoua la tête, comme ennuyée par une dizaine de mouches. Brièvement, elle intima à Ssaadjith d’arrêter, avec une brève explication, dénuée du format verbeux des bipèdes : les images n’avaient pas de sens pour elle, qu’il se contentât de ce qui était vraiment important ! Les idées, les odeurs, le goût, les sons ; ces choses-là étaient bien plus pertinentes ! Une rivière sanglante n’était pertinente que si les cadavres embaumaient les lieux. Sans quoi, tous deux auraient pu emprunter aux bipèdes leurs techniques pour colorer le monde.

“- Tuer un troupeau ne suffira pas.” Par cette même affirmation elle mettait fin aux suppliques de Ssaadjith, lui confirmant qu’il n’était nul besoin d’insister pour la convaincre d’une idée lorsque cette dernière était bonne. “Cela colorerait la neige pendant, disons, un cycle de lune ? Trois, au plus. Nous pourrions hanter les mémoires plus longtemps que cela. Des troupeaux passent effectivement ici, et si nous rendons le passage juste assez escarpé, ils auront le courage de passer… Mais tous n’en auront pas les capacités.”

Ses derniers mots s’étaient teintés d’un amusement cruel, ainsi que de la fierté inhérente à celle qui venait de trouver une idée.

“- Quoi qu’il en soit, il va sans doute nous falloir plusieurs essais. Mieux vaut commencer dès maintenant.”

Sa langue serpenta plusieurs fois dans les airs, sa tête tournant à droite et à gauche, évaluant plus ou moins ses alentours. D’un toucher de l’esprit un peu brute malgré ses intentions amicales, elle essaya d’orienter l’attention de Ssaadjith.

“- Là. Cette montagne-là. Elle fera l’affaire. Nous n’avons qu’à trouver le meilleur endroit où commencer notre oeuvre.”

Sans prévenir, sans même demander davantage d’opinion, son vol vrilla brusquement pour l’amener à se poser, avec moins de grâce que d’aplomb, dans la neige. Elle estima avoir trouvé un rocher relativement adéquat pour son atterrissage, juste assez large et stable. Un objet parfait pour masquer les inquiétudes qu’elle avait commencé à avoir en vol, et le soulagement qui venait, ipso facto, avec le retour dans un environnement où la pointe de son nez était bien plus sûre pour découvrir les environs.

Dans l’immédiat, ce ne fut pas de son nez ou de son ouïe que vinrent les informations. Elles vinrent de ses pattes, de la façon dont elles s’étaient enfoncées dans l’épaisse couche de neige. Avec un dédain exagéré, elle remarqua :

“- Bah ! Impossible d’estimer l’allure du terrain avec toute cette neige.”

Une réflexion plus avancée n’était pas nécessaire. Du fond de sa gorge Nahui invoqua de premières flammes, sans qu’elles fussent contenues d’aucune façon. Elle les laissa lécher la roche un moment, avant d’estimer que cela était bien fatiguant. Heureusement, elle avait avec elle un congénère avide de grands ouvrages qui trouverait sans doute l’énergie pour ce premier déblayage des plus banals. S’écartant prudemment, Nahui désigna à Ssaadjith la neige restante, avec une indication qui, elle le savait, allait l’alécher : elle lui proposait de prouver sa valeur, avec la promesse muette de la reconnaitre s’il parvenait, effectivement, à un résultat plus efficace que le sien.

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Le temps de mettre des mots sur son dessein, la petite – et sinon gigantesque – dragonne relançait déjà l’idée de ses propres ambitions. Ssaadjith n’en attendait pas plus ! Quand on ne lui refusait rien, c’est qu’on lui acceptait tout. Dès lors, plus rien ne servait de convaincre. Il fallait maintenant engranger du solide, surenchérir la sentence du ciel. Le dragon d’obsidienne trépignait d’impatience. Avant cette nuit, une rivière de sang nimberait l’île de son tracé vermeil. Il s’en faisait le serment et il n’était pas dragon à revenir sur sa parole, c’était bien connu ! Il écouta Nahui en acquiesçant avec une agitation malicieuse. C’était manifeste et il était d’accord : il leur fallait dénicher la harde la plus importante de la région et espérer qu’elle se trouvait dans les parages. Rendre une pente de montagne tout juste assez raide pour faire sombrer le bétail, voilà qui était d’une implacable ingéniosité. Mais la dragonne des glaces se trompait sur un point, une chose à laquelle son camarade de jeu ne renoncerait pas. Il ne comptait pas épargner un seul membre du troupeau, ni laisser le hasard décider de leur prise. Dans ses rêves de sang, il avait à cœur de voir la harde entière s’effondrer. Un dragon aux basses ambitions saurait peut-être se contenter d’une ou deux prises. Pas lui. Mais comment faire tomber le troupeau tout entier dans un ravin ? Etait-ce impossible ?

Oh oh oh !

C’était sous-estimer l’astuce de Ssaadjith. Pire encore ! C’était défier les limites de son imagination.

Soudain, une vague mentale surgit dans l’esprit du dragon. Nahui avait trouvé quelque chose ! Le dragon d’obsidienne obliqua alors en direction d’un afflux rocheux. En survolant l’escarpement, il suivit la silhouette de glace et découvrit enfin un entrelacement de pics et de monts à la dentelure rustre et rocailleuse. Et plus loin encore se dressait une haute montagne aux arêtes tranchantes, foisonnant de hêtres et de pins, un manteau de brume entourant le lustre de ses flancs de pierre saillants. Sur ses contreforts Est se dégageait une pente graveleuse qui menait droit à un précipice vertigineux. La dragonne avait eu du flair. Là où il y avait des arbres, il y avait des proies.

A l’approche du perchoir que s’était choisie Nahui, le dragon d’obsidienne traça à la pointe de ses ailes une valse aérienne, souleva un nuage de poudreuse qui révéla combien les monceaux de neiges étaient massifs. Il ne découvrit cela que trop tard. En se posant, ses pattes s’engouffrèrent dans une écume hivernale. Surpris par l’absence d’un sol solide, Ssaadjith s’enfonça en rugissant dans la neige, d’une façon bien peu éloquente. Son museau noir reparut dans le givre montagnard. Il se redressa maladroitement et se retrouva face au fouettement indolent d’un vent perclus de courants bourrus et malintentionnés. Il serra les crocs en clignant ses yeux d’absinthe, les naseaux agités, puis tâcha d’observer les environs. Tout autour de lui, il n’y avait plus que le blanc laiteux du frimas, et les arêtes gelées de la montagne. Seuls les pins en contrebas tapissaient des versants moins sévères.

Il rejoignit la dragonne des glaces et constata qu’elle-même ne semblait pas très à l’aise en ces lieux. Si peu à l’aise en réalité qu’elle dut lui demander son aide pour faire fondre le terreau neigeux qui assaillait leurs écailles, bloquait le terrain et obscurcissait leur réflexion. Ssaadjith se fit désirer ! Il aimait être le centre de l’attention, en particulier lorsqu’on le demandait. Il avait vu le brasero pâlichon de Nahui et savait qu’elle en aurait eu pour des heures au bas mot avant de voir un pan de pâturage apparaître.

Il grimpa sur le rocher où se trouvait la dragonne des glaces. Soudain, il se leva sur ses deux pattes arrières et déploya ses ailes. Son but était d’offrir à son corps l’envergure la plus large, son ventre l’amplitude la plus grande, afin d’emmagasiner le plus d’air possible. Son souffle ainsi n’en serait que décuplé. C’est à ce moment-là, alors qu’il était au point d’orgue de son geste un tantinet théâtral, qu’il s’affaissa lourdement et relâcha l’étendue de son courroux. Son souffle, rarement il put le faire si puissant. Galvanisé par l’épreuve qu’on lui soumettait, il déversa devant lui un faisceau embrasé, aussi verdoyant qu’une émeraude liquide. Son feu coula, aussi sirupeux qu’un sirop. Au contact de la neige, celle-ci émit une lamentation stridente tandis qu’un nuage s’évaporait sous leurs yeux, révélant une terre inclinée, minée de sombres rochers :

-Eh bien, s’il est une pente glissante sur ce versant, elle est ici. Bien joué ! J’étais sûr que te suivre n’était point une idiotie.

Il renifla la terre meuble, déjà pleine de gadoue, avec un aplomb satisfait :

-Maintenant, c’est le gibier que nous devons attirer. Plus il est gros, plus la chute nous sera assurée. Un rhinocéros laineux, m’a-t-on dit, ferait l’affaire. Sa peau est cuirasse mais l’épaisseur de sa carcasse est un bon critère. Cherchons !

Il avait vite compris que figures et apparences n’étaient pas un langage qui seyait à la belle de glace. Ce qu’il lui transmit alors, lorsqu’il reprit la voie des cieux, ce fut des odeurs et des sensations : le parfum d’une mousse humide, du bois et de l’humus, la senteur du sang, la tonalité lourde d’une respiration en rythme bien qu’ébranlée, le contact de griffes crissant sur une peau rugueuse et dure. Il l’enjoignait en ces termes à le suivre loin de leur perchoir pour l’orée hirsute d’une forêt qui se trouvait légèrement en contrebas. Le dragon d’obsidienne jugea bon de ne pas se laisser aller à la tentation de redescendre plus loin. Il fallait trouver un bétail pas trop malin et surtout capable de faire un peu de grimpette.

Ils volèrent juste au-dessus d’une mer de silhouettes en robes de bois. Leurs écailles caressaient le rameau sylvestre, la pointe d’une branche tordue. Ils faisaient ceci à dessein. Les lieux qu’ils recherchaient n’était pas tant des futaies que des espaces ouverts. Ssaadjith savait que les bêtes vivants en large meute ne se risquaient que rarement dans un lieu aussi étroit qu’une forêt. Les ramures et frondaisons en cas de fuite se révélaient alors des guêpiers plus terribles que les Fenrisúlfr qui viendraient à les pourchasser. Pour autant, les dragons profitaient des hêtres et des chênes pour survoler la région sans que l’on remarque leur présence. C’était à vrai dire impressionnant comment le gros gibier avait appris à se méfier des silhouettes dans le ciel, dont les ailes ne ressemblaient pas à celles d’un oiseau. Il allait de soi que leur odeur sous le vent les ferait également repérer à des lieues à la ronde. Ainsi masqués, nul proie ne saurait les dénicher. Eh ! C’est que le dragon d’obsidienne avait appris, bien malgré lui, par nécessité, loin s’en faut, la discrétion et toutes ces choses du subterfuge ! Il était même plutôt bon quand il y mettait du sien. C’était aussi cela être un chasseur, et bien que la patience ne soit pas son fort, il voulait aujourd’hui que cette chasse dure le plus longtemps possible…

Et effectivement, leur exploration dura longtemps. Entre biches et chiens sauvages, renards de glaces et jonkped, ils ne trouvèrent que peu de larges trouées et bien moins encore de troupeaux. Ce ne fut que deux heures avant le coucher du soleil, alors que la fatigue commençait à le gagner, que le regard de Ssaadjith fut parcouru d’un frisson. Il partagea sa découverte avec Nahui à son côté, en roucoulant de plaisir, lui envoya une odeur non pas bovine mais de chèvre.
Il fila sous la couronne des ombres et plongea dans la forêt pour se dissimuler complètement. Frôlés par des feuilles coupantes, il arriva sur la berge d’une rive. Les quenouilles qu’il faucha de ses ailes et de sa queue lui poudroya une poussière d’or qui le fit s’ébrouer. Il attendit que Nahui la rejoigne puis lapa l’air de sa langue. Ils suivirent la berge sous le grincement des pins tordus. Au sortir de la rivière, Ssaadjith s’allongea prestement sur la berge, laissant à Nahui le soin de juger de la situation.

De gros animaux agiles avançaient le long des rochers, au-dessus de la cime des arbres. Ils balayaient la neige à coup de patte et broutaient l’herbe qui poussaient sur de petites plaques de terre entre deux pierres. Certains avaient trois longues cornes grises, des sabots et de curieuses petites queues qu’ils agitaient avec vivacité. Ssaadjith renifla : Ces animaux étaient dans le vent. Leur odeur lui donna l’eau à la bouche. Il chuchota à l’oreille de sa congénère :

-Nous voici nous voilà, les tricornes montagnards. Point-là de rhinocéros et plus délicat sera notre traquenard. Tout de même, voilà une opportunité qui pour le moins m’enchante. Ils se trouvent plus loin deux autres bandes encore plus imposantes. Faisons-les converger comme des rivières se joignant au lac. Au sommet de notre ravin, leur ralliement créera la discorde et les feront tomber tout à trac.

Ssaadjith ramena ensuite ses ailes contre lui, le souffle précaire, l’œil assagi par le poids d’une chasse se consommant sur la durée. C’était quelque chose d’assez étrange et rare à contempler : Tout à coup, le dragon d’obsidienne avait adouci son caractère aventureux et agitateur, plongé dans l’ardeur sérieuse de leur jeu :

-Nous devrions tempérer nos ailes et patienter jusqu’au soir. Tant qu’ils ne bougent pas, nul ne sert de précipiter l’abattoir. L’obscurité s’annonce grande et elle nous donnera l’effet de surprise. Effrayons-les ensuite à nos manières et incitons-les à la bêtise.

Ssaadjith ne mentait pas : la nuit ferait plus que les dissimuler. Elle permettrait également d’endormir la méfiance de leur proie. Ce n’était pas un luxe compte tenu de la taille des bestiaux. Cela leur donnait aussi tout le temps nécessaire pour réfléchir au façonnement de leur rivière. Maintenant qu’ils avaient la position et le troupeau, il leur fallait l’astuce pour les enjoindre au grabuge. Là-dessus, le dragon d’obsidienne espérait que Nahui avait quelques idées. Mais il ne s’en préoccupait pas outre mesure.

Car bien loin d’être pleinement tourné à leurs réflexions, Ssaadjith voulait attendre au soir pour bien d’autres raisons que cette chasse ; pas tant pour l’effet de surprise que pour le temps que cela lui offrait ; un temps précieux à éprouver la présence de l’île qui l’avait vu naître. L’heure du départ de sa famille était proche, ainsi que la sienne. Dire qu’il ne désirait pas quitter Nyn-Tiamat était un euphémisme. Cet endroit, ces forêts et ces montagnes avaient été sa demeure durant l’année de sa naissance. Elle lui avait appris à aiguiser ses sens et l’avait vu forger le caractère qui était désormais le sien.

En dépit de sa répulsion pour les funérailles de Kaalys, celles-ci lui avaient néanmoins permis de retrouver un sentiment qu’il avait jusqu’alors perdu, un sentiment qu’il avait cru enfoui dans le sable épais de Néthéril. Les journées passées ici lui avaient rendu une grande partie de sa passion enflammée ; des jours de pur délice où le corps respirait, où le retour du bien-être alanguissait ses écailles comme la plus légère des griseries. Fidèle et tenace, la vie avait irrigué à nouveau ses pattes, ses griffes, et la membrane de ses ailes, dilué toutes les étouffantes angoisses, engourdi la dureté du sable, maudite cendre de l’oubli, loin de ses pensées.

Non Ssaadjith ne mentait pas. Mais la nuit était aussi un moyen de laisser le voyage de retour derrière lui, comme un songe vite délaissé. Même cette berge perdue à l’orée de la forêt était comme un cadeau : il ressentait la fraîcheur de l’eau dans ses flancs, la veille paisible des arbres, le pépiement des oiseaux, la danse étincelante des libellules sur les roseaux. Il tâchait de ne pas montrer ce regret, de conserver la même excitation que naguère. Il était là pourtant et il lui cernait le cœur. Alors en silence, le dragon d’obsidienne attendait. L’après-midi n’en finissait pas de tirer vers le soir. Le crépuscule vint avec la sensation agréable d’un bon gibier cuit par le feu de Keetech, sa douce mère ; dans le soleil couchant que retenaient de rutilantes gouttes d’eau, les frondaisons s’éclairaient çà et là de corolles enneigées. Les ombres se faisaient diffuses et le climat s’allégeait. Les gorges de la rive étaient traversées d’une pénombre où somnolaient des bosquets rêveurs. Leur quiétude ne se trouvait troublée que par le béguètement des tricornes montagnards.

Comment Ssaadjith pouvait se refuser à pareil endroit ? Le murmure de l’eau, le vent dans les feuillages, la sourdine des grillons et l’atmosphère cotonneuse du crépuscule montagneux déclamaient une chanson dans les écailles du dragon ensorcelé. Elle faisait trembler son museau d’une excitation à peine contenue, d’une rage féroce aussitôt consumée. Même dans ses yeux, on devinait une vieille étincelle, quelque chose qui oscillait entre le désir et la nostalgie.

Il aurait été tellement plus facile de fuir un royaume dévasté, de quitter une île flétrie par un automne cruel, de tomber si profondément malade qu’il en serait venu à haïr cette terre. Curieuse ironie, il était capable de l’impertinence la plus vilaine auprès de sa famille ou lors des funérailles de ses pairs, il pouvait accepter la haine de ses semblables et de bien d’autres à son égard. Mais il était incapable de tourner le dos à ce mirage.
Pour tuer la morosité qui le menaçait, Ssaadjith s’adressa à la seule dragonne se trouvant dans la région et, Ô combien chanceux, se tenant tout près de lui :

-Dragondoux, dragodur, ma foi c’est que l’on n’y voit goutte dans ce cloaque ! Hum, hum… je ne suis pas maniaque mais diantre, nous ferions bien de nous préparer à l’attaque. Avant de nous retrouver complètement enlisé dans la marée. Au sujet de notre petite escapade, as-tu une idée pour ramener notre gibier ?

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Intérieurement, Nahui complimenta son intelligence, tout en demandant à Lié de faire de même - ce qu’il fit, parce qu’il était le meilleur Lié du monde, cela allait de soi. Ssaadjith n’avait opposé aucune résistance à sa demande, y mettait autant de coeur que si ç’avait été sa propre décision, devant un public des plus nombreux. Etait-ce donc cela, la satisfaction que les bipèdes politiques ressentaient devant une manipulation réussie ? Elle pouvait au moins comprendre la logique derrière cela, la réussite et l’impression de supériorité. Néanmoins elle savait qu’en abuser, c’était s’ouvrir aux remises en question de sa force. Si elle utilisait cette découverte avec parcimonie, en revanche… Peut-être pouvait-elle s’épargner des efforts et, lentement, diriger quelques individus sous son aile. Peut-être. Sans l’avouer pleinement à Lié, Nahui était un peu plus encline à écouter ses divagations sur le sujet.

L’air s’emplit d’une moiteur tiède à mesure que Ssaadjith accomplissait son oeuvre. Nahui n’eut pas même besoin de chercher un stratagème pour l’admirer ; le fils de l’Ire lui offrit de lui-même tout ce dont elle avait besoin en matière de description. Puisque leur but était commun, elle pouvait faire confiance à son jugement (car un dragon, une fois ses volontés mises à part, ne pouvait qu’avoir un jugement juste, n’est-ce pas ?). Nahui doutait toujours qu’un troupeau, fut-il composé de gros animaux, suffise à colorer une rivière entière durant maints hivers. Mais puisque de durée il n’était question, peut-être pouvaient-ils se contenter d’épisodiques filets de sang. L’imagination des bipèdes et des félins étant ce qu’elle était, cela suffirait peut-être à la création de contes empourprés. Ce compromis convenait tant aux dragons qu’à la fatigue de Nahui.

Après une approbation sobre, bien trop sérieuse par rapport à la situation, Nahui suivit Ssaadjith, inconsciente de sa propre action. Oh, elle essaya bien, également, de dégoter quelque proie. Mais l’énergie des derniers jours et le poids de sa précédente digestion lui faisaient également apprécier de pouvoir bêtement voler, sans se soucier des obstacles environnants. Elle fit bien mine de s’orienter un peu par ici, par là, plus pour paraitre que par réelle volonté. Sa motivation, elle le savait, lui reviendrait devant la promesse d’une chair à transpercer et déguster.

La chasse dura un long moment. Nahui prit le parti de prévenir Shyven, lui promettre de ramener quelque pitance qui vaudrait la peine de l’attente. Par chance, Nahui crut comprendre entre les lignes que Shyven avait également trouvé de quoi s’occuper. Parfait. restait à espérer que l’occupation, quelle qu’elle soit, fut bénéfique au moral du charmant morceau de sucre.
Ssaadjith lui transmit une odeur caprine, que Nahui associa instinctivement à un certain bipède de sa connaissance. Elle-même n’était pas très “chèvres”, préférant des mets qui remplissaient davantage son large estomac. Sans répondre, elle continua d’accompagner son compère, imitant ses faits et gestes, ronchonnant intérieurement quant à cette idée bizarre qu’était la discrétion -une idée rendue bizarre notamment par son manque d’habilité en la matière sitôt qu’elle ne mesurait plus dix centimètres.

Depuis leur emplacement, l’odeur de leurs proies leur venaient. Nahui s’essaya également à tâter les airs du bout de la langue. Elle ne parvint pas à obtenir la précision que lui apporta Ssaadjith. Un grondement rauque échappa à sa gorge, juste assez bref pour intriguer quelques caprinés sans les alerter. Des tricornes ? Bien que grands par rapport aux chèvres Ambarhùniennes, ils demeuraient… Pour le moins plus petits que des rhinocéros. Et Nahui avait promis un met exceptionnel à Shyven ! Voilà qui ne faisait pas son affaire. Elle allait devoir re-chasser après cette chasse. Le jeu avait intérêt à valoir la chandelle de son épuisement.

Nahui ignorait si les tricornes se basaient beaucoup sur la vue, si la fameuse obscurité leur apporterait un avantage si important. Aux rayons de soleil sur ses écailles, elle devina que le soir n’était pas très loin, que cela ne demandait pas tant de patience. Alors, elle concéda :

“- Attendons l’obscurité, mais point davantage. J’ai mes propres devoirs à accomplir, et ils ne peuvent attendre l’aube.”

L’attente lui donna l’opportunité de mieux mesurer l’ampleur des troupeaux qu’ils allaient s’approprier. Certes, les bêtes étaient petites. Mais elles étaient nombreuses. Peut-être pourrait-elle se contenter d’en prendre plusieurs en bouche pour les apporter à Shyven. Voilà qui adoucissait un peu son humeur. Le nombre rendrait le chaos bien plus problématique pour les proies au niveau d’étroits à-pics. C’était à leur avantage. Tout allait bien se passer. Qu’attendait donc la nuit pour tomber ?
Le silence et le temps s’étalèrent avec toute la mollesse d’une soirée. Un peu plus, et Nahui aurait laissé le sommeil l’emporter, tant l’apaisement la prenait. Son souffle s’était fait lent, son corps immobile paraissait lentement se mêler à la neige. L’air était bon, frais comme tout être se devait d’être, imprégné de résine et de proies. Ils étaient bercés par le sifflement du vent entre les rocs, et les bêlements lointains des chevreaux. Insensible au trouble de Ssaadjith, Nahui n’y trouva que ce qu’elle trouvait aux agréables compagnies, ce qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir trouver en lui à leur première rencontre, et ce qu’elle ne trouverait jamais chez Ulmo : le silence.
Mais contrairement à Ulmo, Ssaadjith était bien plus agréable en ceci : quand il brisait le silence, c’était pour une raison valable, pour un amusement qui en valait la peine. Il commença à se montrer davantage agité, faisant réaliser à Nahui que c’étaient désormais des rayons de lumière bien plus timides qui se posaient sur elle. L’exclamation de son camarade tira à la fille des neiges un amusement qu’elle lui partagea, teinté d’une subtile fierté. Reconnaissait-il alors sa supériorité, dans cet instant ? Combien elle ne se trouvait désavantagée ? Elle en profitait. Ce n’était pas tous les jours que cela lui arrivait. En tant normal, ses compagnies, si appréciables qu’elles fussent, avaient pour folie de dormir la nuit.

Nahui transmit à Ssaadjith un concept des plus simples : profiter de la tendance des proies à fuir en sens opposé, et profiter du fait qu’ils soient deux grands prédateurs. S’ils arrivaient tous deux par derrière, par rapport à la direction voulue, Ssaadjith pouvait pousser les bêtes côté gauche, Nahui pouvait les pousser côté droit, les forçant ainsi à s’avancer tout droit vers leur funeste objectif. Du reste, il leur suffisait de pousser le premier troupeau vers le second, avant d’enfin les emmener vers leur objectif.
Elle commença immédiatement à mettre son plan en action. Surprenamment, elle préféra la voie des airs, pour effrayer les bêtes. Les bois lui auraient certes offert maints repères, mais il aurait été plus complexe pour elle de contourner un troupeau en devant en même temps estimer les obstacles. D’une pensée preste, elle indiqua à Ssaadjith qu’il était libre de faire comme bon lui semblait sur ce point.
Bien vite la dragonne réalisa quelques points qu’elle n’avait pas pris en compte. Ces bêtes étaient lentes, la forçaient à voler le plus lentement possible et, parfois, faire des tours ou du surplace pour maintenir son vol. Certains membres de leur groupe étaient également stupides, parvenaient à ne pas suivre un groupe, et il fallait les recadrer. Ce faisant, Nahui se demanda si elle était leur prédatrice ou bien leur parent. Quelle misère.
Enfin, leurs mouvements étaient bien plus chaotiques que prévus. Ils ne partaient pas toujours à l’opposé d’un obstacle et se montraient assez courageux pour escalader là où Nahui aurait juré les voir préférer un chemin plus stable. Réflexe de créatures habituées à des prédateurs au sol, peut-être. Plusieurs fois, elle se trouva à jeter des flammes dans un sens, ou dans l’autre. Quand ils commencèrent à s’aventurer sur des pans plus nus de la montagne, elle se posa de nouveau et prit le temps de grandir jusqu’à sa taille maximale. Elle put dès lors utiliser l’entièreté de son corps pour faire barrage au troupeau.

Grande était sa concentration. Il n’y avait plus que le troupeau, Ssaadjith, et elle, dans une danse à l’harmonie tacite, tous tant à l’écoute de chacun qu’un lien invisible paraissait s’être créé. La frustration de leurs débuts s’était muée en une cruelle hâte. Est-ce qu’elle salivait ? Peut-être, un peu. Avec un peu de chance, nul ne le verrait.
Plus leur objectif et sa paroi glissante, luisante de la brume déposée par Ssaadjith, se rapprochait, plus elle jubilait de l’exploit à venir. Elle pratiquait une course lente, davantage pour continuer d’effrayer ses proies que par réel besoin de courir. Les lourdes vibrations de ses pas dans la neige suffisaient à rappeler le danger iminent.
Quelque chose vint à clocher, à l’image du crépitement étouffé d’un incendie qui se préparait. Mais faute de crépitement, on eut plutôt dit un grondement. La joie de Nahui s’en trouva stoppée net. Inquiète, son esprit chercha celui de Ssaadjith, pour s’enquérir prestement de son état.

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Il allait y avoir des morts ! Il devait y en avoir. À tout prix. Des morts ou des blessées à l’agonie qui tôt ou tard abandonneraient leur chair à ce vœu de spectacle. Foi de Ssaadjith, par ses actes ce serait ainsi.

Nul hasard ne ferait partie de cette chasse, ni ne déciderait du sort de ces tricornes. La fortune, la chance, le risque, ces furtifs bouffons, décideurs indécis, étaient de ces alliés qui tuaient aussi facilement qu’ils sauvaient. Ce n’était pas ainsi que Ssaadjith voyait le succès de cette chasse. Son talent était autre part, sa peur de l’échec circonscrite dans le turbulent esprit qui était le sien. Rien ne le décourageait, rien ne l’effrayait. Indissociable de son assurance, indémontable du moindre doute, cette Grande Chasse serait sa preuve à l’île qu’il avait toujours le droit d’y faire tomber ses écailles.

Ce fut dans cet état d’esprit intrépide que le dragon d'obsidienne mit fin à ses angoisses passagères. Il perçut très vite le plan silencieux de sa comparse installée près de lui : une pensée ingénieuse qui s’intégra au tissu délicat de leur lien psychique. Dans le même temps, Ssaadjith observait les tricornes montagnards avec une respiration lente. Il humait le parfum de leur toison bovine, remuait son corps d’une sauvagerie haletante comme le ferait un serpent contemplant d’innocentes souris. Il poussa alors un grognement d’assentiment. Nahui avait émis une idée qui lui plut beaucoup. C’était digne de leur don de dragon, de l’aspiration avide de leurs ambitions. Il aurait pu hésiter, tergiverser sur la vigilance des tricornes, réfléchir au terrain sur lequel ils les emmenaient, se rappeler qu’il y avait du danger à emporter un troupeau si vaste dans le couloir si maigre du col de la montagne.
La vérité était que le dragon en lui rugissait traque.

Ils se trouvaient sous le vent, aussi lorsque Nahui décida de filer par la voie des airs, Ssaadjith demeura dans l’ombre fauve des sylves. Il resta en contact avec son esprit jusqu’à ce que la distance les sépare. Quand le beuglement de tricornes au loin se fit entendre, le dragon se mit en mouvement. Il tira avantage de chaque tronc, de chaque souche. Il longea l’orée des arbres et contourna les deux troupeaux qui restaient immobiles. Il alterna de bois épais avec des prés marécageux, aux émanations épaisses et âcres. Il confondit sa propre odeur à l’intérieur. Il remonta ensuite le bois jusqu’à la ravine. Parmi les pins côtoyant les guetteurs du troupeau, Ssaadjith manifesta subtilement son intrusion : il libéra son urine sur le sous-bois puis sur les rochers. Le comportement des tricornes montagnards changea aussitôt. Certains cognèrent le sol meuble de leur patte, d’autres manifestèrent une inquiétude qui les rapprochèrent les uns des autres.
Parfait. Au lieu de s’enfuir dans tous les sens, le troupeau partirait bien en ordre dans une direction que le dragon d’obsidienne aurait choisi. Il poursuivit son œuvre et son ascension. Il y avait encore de la neige à l’ombre des pins, mais dans les étendues lunaires poussaient pervenches et jasmin d’hiver. La ravine courait le long du flanc de la montagne et devenait de plus en plus profonde à mesure qu’il la remontait. Des rochers recouverts de mousse se dressaient de chaque côté, semblables aux bosses sur le bas-ventre rugueux de son père.

En arrivant, il comprit qu’il n’était pas seul. La silhouette noire d’une sentinelle trapue se tenait en haut des rochers et regardait fixement dans la direction qu’avait prise Nahui. Les trois longues cornes grises sur sa tête lui indiquèrent qu’il s’agissait d’un vieux mâle. Diantre ! Le tricorne avait vu la dragonne s’envoler. Si la première harde alarmée parvenait ici, il lancerait l’alerte et les ferait déguerpir au mauvais endroit. Le dragon d’obsidienne remua mais la caresse de la raison dans sa tête le stoppa. Il aurait été étourdi de se jeter dans la mêlée. Nul n’était nécessaire d’agir aussi directement. Il lui suffisait de prendre la sentinelle par surprise.

Il rampa lentement à travers les escarpements rocheux, profitant de la teinte sombre de ses écailles. Il s’aventura jusque dans le perchoir opposé à la ravine. À un moment, le tricorne déambula dans les terres et descendit dans des fourrés, le regard toujours pointé vers le ciel. Son attention entièrement tournée là-haut, il ne vit pas le dragon s’élancer sur lui, ni les crocs se planter dans sa gorge. Pour tout cri d’alerte, il n’y eut qu’un couinement aigu. Ssaadjith le retourna de ses deux pattes avant, planta les griffes de sa patte arrière dans la panse de la bête et tira. Le tricorne poussa un léger râle alors que son ventre tout entier s’ouvrait, libérant des effluves d’entrailles dans l’air. Il mourut sur-le-champ. La sentinelle était tombée. Et le troupeau se retrouvait sans défense.  

Dès qu’il vit la silhouette blanche surgir de l’horizon, le dragon d’obsidienne renoua le lien mental avec sa congénère. Il eut une brève sensation, une longue rumeur de troupeau déchaîné. Elle n’était pas très nette et disparut en un instant, mais Ssaadjith comprit l’essentiel. Nahui arrivait à vol d’oiseau avec des dizaines de tricornes. Il était temps d’unir les trois troupeaux.

Du haut de son perchoir, Ssaadjith agit alors comme son père l’aurait fait. Il gonfla son poitrail, prit une grande inspiration, se contracta et rugit. Il projeta ce cri le long de son cou puis par sa gueule grande ouverte en une explosion sonore qui se propagea sur des lieues à la ronde. Les ruminants levèrent la tête, leurs oreilles frémirent et tous se dirigèrent dans la ravine. Quelques durs de la feuille hésitèrent à prendre le large. Pour ceux-là, Ssaadjith décolla et tissa un rideau de flammes sur les pins séculaires. Le lit grésillant les fit détaler comme de petites fourmis à l’orée du sous-bois. Lorsqu’ils y trouvèrent ses odeurs d’urine, leur sens les prévinrent du danger et ils prirent la tangente, dans la direction opposée, rejoignant le reste du bétail.

Particulièrement satisfait de son stratagème, il se tourna ensuite vers Nahui et l’observa à sa propre chasse. Sa harde plutôt lente lui causait manifestement du tracas. Sa façon de se déplacer en vol, en décrivant de larges boucles dans le ciel assombri, lui montra qu’il avait eu raison de la laisser attirer la première bande. Ces tricornes montagnards étaient si lents que, leur endurance tombée, ils allaient désormais à une véritable allure d’escargot, tant et si bien que la dragonne des glaces devait s’abîmer l’échine à de constants arrêts, tout en crachant des flammèches sur les plus téméraires. Un vrai travail tout ce qu’il y avait de plus ennuyeux ! Evidemment, il aurait dû venir à son aide aussitôt.
Mais c’était plutôt divertissant à regarder. Ssaadjith n’en manqua pas une miette. Se réinstallant sur son perchoir, l’œillade amusée, il observait la dragonne-liée du plus puissant vampire de l’archipel, le prince noir en personne, conduire un immense troupeau de tricornes dans une ravine. Lapant l’air de sa langue avec une mine espiègle, il forma dans l’esprit de Nahui l’image mentale d’un berger menant son troupeau aux pâturages.

Lorsque ce dernier eut enfin atteint le sommet de la ravine près du col, il se décida à prendre la voie des airs et la rejoignit. Car après tout, cette Grande Chasse était leur. Il atteignit le col en un rien de temps, surgit près d’une meute de fuyards et siffla une ondée de flammes liquides. Des gouttelettes verdâtres tombèrent cruellement sur l’arrière-train des proies et leur cri de terreur fut pour lui la plus douce des distractions. Il rejoignit la dragonne et entama le périple jusqu’au ravin.

Leur ballet devait avoir l’air pittoresque de loin. Ssaadjith était persuadé qu’on voyait leur manège dans toute la chaîne de montagne et même plus loin dans la forêt ! À ses admirateurs silencieux en contrebas, il lâcha une langue verdoyante qui illumina le ciel. Est-ce que des Graärh les voyaient ? Des vampires ? Le dragon d’obsidienne l’espérait. On discernait à peine la dragonne de glace dans cette nuit pâle. Mais sa silhouette sombre, découpée dans la voûte chatoyante des rais lunaires, était d’une splendeur ténébreuse. Elle masquait même les étoiles. Quel triomphe ! Avant même de conclure leur Grande Chasse, Il n’était déjà que spectacle.

Il aperçut soudain le nuage de brume qu’il avait libéré naguère en crachant ses flammes sur la glace. Ils arrivaient finalement au sommet du ravin ! Il chercha Nahui au-dessus du troupeau et se rendit compte qu’il ne la voyait plus. S’était-elle posée ?

Celle-ci surgit tout à coup dans son champ de vision, aplatie au sol, les ailes grandes, quel souffle ! Et alors il n’y eut plus qu’elle. Nahui avait grandi, tant grandi en vérité que les bêtes, en regardant derrière elles, ne trouvaient que son énorme corps pâle. Elle se lia à la terre et tâcha de forcer la horde à remonter la route sinueuse. Il manifesta bien quelques flammes, mais le troupeau ne suivit plus que la direction qu’elle leur toléra.

Ssaadjith bougonna vertement. Même si cela fonctionnait sacrément bien, elle venait de l’occulter un peu trop sévèrement à son goût. Il refusa de la laisser faire seule les derniers pas jusqu’au ravin. Si elle s’occupa des groupes de récalcitrants, il s’appropria quant à lui les rebelles les plus audacieux.

Leur cavalcade endiablée ne fut bientôt plus que vitesse et fuite. Leur Grande Chasse devint un mélange paradoxe, un équilibre entre rivalité et union. Le troupeau ne quittait plus la route que les dragons leur avaient fixé. Tout les invitait à réussir.

C’est alors que les ennuis commencèrent.
Plus tard, Ssaadjith penserait que cela n’aurait pas dû arriver si vite. Il garda pour lui le fait que l’immense taille de la dragonne des glaces avait certainement aggravé ce qui se produisit. Eut été la concentration qui les avait galvanisés durant cette traque massive, leur attention ne s’était que peu portée sur le lieu où ils emmenaient leurs proies. Ils ne songèrent pas aux contreforts de la montagne, à ses remparts aussi solides qu’ils étaient instables.

Ils entendirent d’abord un grondement qui corna dans leurs oreilles, les secouant jusqu’aux os, comme si un dragon de la taille d’une montagne s’était écrasé contre la terre. Il fut bientôt accompagné des beuglements assourdis des tricornes montagnards. Ssaadjith se ramassa dans les airs puis se retourna. A la vue du col, ses yeux clignèrent plusieurs fois. Il ne crut pas à ce qu’il contemplait.

Un gigantesque nuage de gel poudreux comme une couronne immaculée envahissait le sommet du pic. Il chutait à la vitesse d’une étoile filante dans toutes les directions.
Dans la leur en particulier.

Ssaadjith prit soudain conscience que Nahui le cherchait. Elle n’avait pas encore réalisé ce qui était en train de se produire, elle n’avait pas vu comme lui l’avait vu.

Alors ça monta en lui, indomptable, énorme, aussi puissant qu’un maelström, vif et clair comme un éclat de pierre : Bien loin d’être apeuré, le dragon rugit de plus belle. Le danger fit de son sang un magma bouillonnant d’exaltation. Il voyait en ce phénomène une entité des plus retords, un ennemi pingre, à la cupidité si lourde qu’il lui prenait l’audace de ravir leur traque. Il rugit à Nahui sur un ton enjoué :

-Décolle tes ailes ma grande, prend garde, là-haut ça s’ébranle, ça vitupère et ça s’enclenche, ma jolie blanche ! Vers nous un rival se penche, rabat-joie par improvisation, veux-tu savoir son nom, je t’en fais don : Avalanche !

Pris dans le torrent de neige, les bêtes se retrouveraient coincées au beau milieu du ravin enneigé. L’avalanche allégeant leur chute, elles ne dégringoleraient que sur quelques pieds seulement. Certaines pourraient même survivre, les vilaines ! Le dragon d’obsidienne ne permettrait pas que cela se produise. Il força l’allure, imprima en lettres de feu ses pensées à Nahui : il n’était plus temps de mener la traque. Le ravin était trop loin. Le troupeau devait sombrer tout de suite. Pas plus tard. Plus tard ? Il serait trop tard.

À peine une demi-lieue au-dessus, le bourdonnement de l’avalanche s’intensifia. La calotte de roc d’un escarpement explosa sous l’impact. Un fragment de granit s’éleva dans les airs jusqu’au niveau de la cime puis retomba sur une pente de glace avec le son exact d’un verre qui se brise sous l’effet de la chaleur. Une gigantesque lézarde courut alors sous la plaque de givre de la pente, libérant une vapeur argentée, hachée de bris de glace. Le bruit était tel qu’il leur parvenait plus pur que le vent, résonant dans leur chair.

Sous les secousses attisées, Ssaadjith s’élança à la tête des tricornes montagnards lancés au galop. La dragonne de glace n’aurait pas le temps de prendre son envol et de remonter tout le col jusqu’ici. Lui s’y trouvait déjà. Son égo démesuré le poussa à l’acte. Il allait prendre les devants. C’était lui qui stopperait la horde !

Il grappilla une distance devant les bêtes qui lui parut respectable, tout du moins qui l’empêcherait de se faire piétiner à son atterrissage. Lorsqu’il se posa, il plongea dans le nuage de brume et se retrouva dos au ravin. Ses pattes arrières ne touchaient que le vide du précipice derrière lui. La brume agrandissait l’ombre ouatée de sa silhouette. Il resta isolé là-bas, contemplant le troupeau et la stature gigantesque de Nahui qui se rapprochaient. Quand le danger devint plus écrasant que la raison, il leva sa patte avant. Une bague draconique ornée d’un joyau pourpre brillait parmi les étincelles de givre : Son joyau de grandeur. Soudain, Ssaadjith en libéra le pouvoir.

Les bêtes en tête de la horde émirent aussitôt des mugissements de terreur. La peur qui les saisit fut si brutale qu’ils manquèrent à leur cadence. Ceux qui les précédaient ne virent pas leur arrêt. Ils les percutèrent comme le ressac frappe un galet solitaire. Le rythme de la horde se brisa. Les tricornes montagnards s’agglutinèrent dangereusement en un même point, les uns grimpant sur les autres qui s’effondraient. Leurs pattes rompues à la pente des montagnes glissèrent néanmoins du fait de leur nombre. Le poids de leur colonne déchue manqua de les faire s’effondrer.
Leur terreur monta alors d’un cran. Car devant eux, dans un rempart de gel, une ombre draconique de la taille d’un manoir levait des ailes noires sur eux. D’immenses yeux verts luisants dans l’humidité froide les toisaient avec un appétit vorace. Les bêtes qui étaient en première ligne voulurent repartir dans l’autre sens. C’est ainsi qu’ils précipitèrent les premiers des leurs dans le précipice. Ceux qui n’avaient plus la force de tenir sur leur patte après cette longue poursuite les accompagnèrent. Puis ce furent les plus faibles, les petits et les vieillards. Et comme un caillou créant un éboulement, le reste du troupeau suivit. Leur chute fut rapide mais leurs cris retentirent pendant de longues secondes. L’on n’entendit ensuite plus que l’avalanche dévalant la montagne.

L’ombre dans le nuage s’évapora, et de la brume surgit un dragon d’obsidienne plus réjoui que prudent. Il sautillait sur la pente avec des rugissements de dément. Il cherchait la grande silhouette de Nahui et, ne la trouvant pas, il rugit plus fort pour faire entendre son succès :

Tonnerres, frissons, ça c’est de la chasse, vrai de vrai ! Voilà gibier qui met fin à notre épop…

Une rafale le souleva d’un coup sec, le pendit dans les airs. Une vague de neige le heurta, s’enroula autour de ses ailes, ses pattes, sa queue, sa langue et le dragon d’obsidienne fut emporté dans la tourmente.

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Avalanche ? Le mot résonnait étrangement en elle, amplifié par l’exaltation de Ssaadjith. C’était un jeu de dragons, c’était le plaisir jouissif de déclencher les forces de la nature et les voir asservir le commun des mortels. Dans le grondement des glaces en mouvement, les dragons entendaient leurs propres voix, leurs propres puissances. La mémoire de Nahui la chatouillait de souvenirs qui n’étaient pas les siens, d’images qu’elle ne pouvait comprendre, de délectation cruelle.

Un nouveau plan lui parvint, propulsé par l’esprit de Ssaadjith. Plus question d’aller jusqu’au ravin, ils n’en auraient pas le temps. Ceci, Nahui ne put que le confirmer, en grinçant des dents. Grande était sa frustration. Etait-ce donc là l’aboutissement de leur plan ? Leur après-midi de recherches, leur longue attente, et tout ce temps passé à tenter d’amener les tricornes sur le droit chemin… Tout cela pour qu’ils ne puissent avoir leur rivière de sang où bon leur avait semblé ? Ils n’avaient ici préparé le terrain, rien ne leur assurait un résultat convenable - ou du moins, un résultat plus intéressant que l’orgie de nourriture à côté de laquelle ils risquaient de passer. Quelle tristesse, tout de même ! Qu’allait donc faire la neige de tout ce sang ? Rien. Rien qui n’en valait la peine. Rien qui ne justifia qu’elle leur arracha ainsi leur trophée. L’orgueil ne Nahui lui murmura de défendre son bien, de se mettre entre la neige et ses proies. N’était-elle pas la plus grande ? N’était-elle pas la plus solide ?
Le grondement sous ses pattes soutint la voix de sa raison : oui elle était la plus solide des dragons, mais elle peinerait sans doute à se relever si la neige venait à faire faillir son égo. Mieux valait ne pas s’y essayer.

Avant même qu’elle eût pu enclencher ce si malheureux plan qui consistait à mettre fin à la course, Ssaadjith s’en chargea, curieusement encouragé par un impact un peu plus haut, ainsi qu’un craquement aussi vaste que douteux. Nahui cessa sa course, sa présence suffisant à coincer les tricornes entre elle et son congénère Le fils de l’Ire allait sans doute apprécier son geste car, n’ayant plus à se concentrer sur sa stratégie, elle put pleinement contempler les méfaits de son complice. De sa patte, la magie pulsa, l’enveloppa, comme autant de couches d’écailles superposées qui, bientôt, donnaient l’impression que la présence de Ssaadjith était bien plus imposante. Donnait-elle la même impression quand elle changeait de taille ?
Dans tous les cas, le mirage était efficace. Les tricornes faillirent, comme autant de galets que l’on aurait poussé du haut d’une falaise ; vulgaires objets, maladroits, victimes de leur sort. Il y eut des cris, les craquements sinistres et visqueux des os brisés venant déchirer la chair, des gargouillis de gorges que le sang remplissait. Nahui s’accorda un bref calcul : le sang allait couler, oui, mais sans sillon pour lui donner un débit, sans préparer un terrain propice à son accumulation. En revanche, la neige pouvait leur être propice. Elle allait geler et protéger tous ces beaux cadavres et, au printemps, quand nul ne s’y attendrait, les flaques de neige fondues porteraient avec elles l’âcre odeur du sang. Faute de renommée et d’exploit grandiose, au moins pourraient-ils tous deux sourire en entendant l’imagination des bipèdes leurs murmurer bien d’horrifiques histoires sur ce massacre venu de nulle part. Une maigre consolation, si c’en était. Mais baste, Nahui ne pouvait proposer davantage en ces jours de fatigue : forger le monde attendrait un peu de répit. Peut-être pourrait-elle alors proposer à Ssaadjith un bon combat, en bonne et due forme, où tous deux se retrouveraient “par mégarder” à détruire et tailler quelques innocentes montagnes.

L’idée du repos auprès de Shyven rappela à Nahui qu’elle ne pouvait se permettre de laisser l’avalanche emporter tous les tricornes. Elle avait prévu à son amie sucrée quelque pitance qui en vaudrait la peine. Shyven ne lui reprocherait sans doute pas de ramener si maigre gibier, mais Nahui se devait d’au moins essayer. Profitant de sa grande taille, elle tendit le cou pour offrir à plusieurs tricornes de connaître le trépas entre ses crocs plutôt que dans l’abîme. Ceci fait, elle s’envola aussitôt. La majeure partie du troupeau était tombée et n’avait plus besoin d’aide pour s’orienter vers son destin.

Peut-être prit-elle une hauteur insensée par rapport au danger. Pour sa défense, c’était bien difficile à estimer. Ses sens s’orientèrent en-deça, suivant la dégringolade de neige. Elle ne put contenir un frémissement devant l’étrange beauté du son qui l’accompagnait, les vibrations presque tangibles dans les airs, si loin, comme un second vent. N’eut-elle pas eu de repas à protéger, peut-être se serait-elle laissée tenter par l’idée de retourner au sol, un peu plus haut, pour apprécier par elle-même le contact avec le sol, et tout ce que ce dernier avait à dire sur le déchaînement de forces qui avait lieu. Un nouveau cri perça les cieux, forçant la dragonne à réaliser avec stupeur et perplexité que Ssaadjith ne l’avait suivie. Pourquoi ? Inquiète, elle ne trouva aucune réponse directe dans les mots victorieux de son compagnon. Naïve, elle se refusa à admettre qu’il eût pu manquer de vision. Son coeur manqua un bond en réalisant que la grandiloquente présence de Ssaadjith se trouvait emporter - et, pire, que son orgueil s’en voyait amoché ! Il était trop tard pour sauver ce dernier. Peut-être pouvait-elle, au moins, se trouver à ses côtés, s quoi que ce soit venait à lui arriver. Mais il était solide, n’est-ce pas ? Il n’était pas de ces faibles dragonnets qu’une lame suffit à blesser ! La neige ne pouvait tordre ses ailes ou briser ses os, si violente qu’elle fut… N’est-ce pas ?

Peut-être était-elle plus inquiète que ce qu’elle était prête à admettre. Dans tous les cas, Nahui s’élança, suivant la présence qu’elle percevait de Ssaadjith. Quand cette dernière s’immobilisa, elle attendit que le grondement de l’avalanche, sous elle, cessa. Cela prit du temps, s’estompa progressivement, s’orienta vers le contrebas. Elle n’attendit pas plus. Son vol se fit de plus en plus bas, ses pattes attentives à ce qui les accueillait. Nulle neige en mouvement. Elle put se poser et déposer le contenu de sa bouche sur le côté.
Ssaadjith était là, elle le sentait. Pour sa défense, un dragon a toujours grand-peine à se faire discret. Elle gratta la neige, juste assez pour permettre à l’Inoubliable d’achever de se libérer.

“- Blessé ?”

Pour ne pas le heurter plus que nécessaire, elle avait essayé, du mieux qu’elle le pouvait, de détacher ses craintes de sa pensée. Ce fut un échec, autant qu’une tentative tout à fait honorable. Déjà, elle se questionnait quant à la façon d’aider un congénère dans cette situation. Les dragons pouvaient bien arranger tous leurs maux, avec un peu de repos, mais cela impliquait de déplacer Ssaadjith en sécurité pour le temps qu’il lui fallait. Il y avait aussi cette ancestrale technique à base de larmes, mais… Nahui n’avait pas le souvenir d’avoir un jour pleuré, n’était pas même sûre de savoir comment s’y prendre ? Allait-il falloir que Ssaadjith, dans sa douleur, lui raconte quelque déchirante histoire ? Ils allaient avoir l’air malins… Mais toujours plus malins que si Ssaadjith se refusait à tout soin et se retrouvait à boitiller, de l’aile ou de la patte, de continent en continent.
Il existait un monde dans lequel Nahui parvenait à convaincre son camarade d’infortune que dire la vérité lui serait bénéfique. Nahui voulut croire que ce monde-ci, c’était le leur. Elle essaya alors de cacher ses réelles intentions derrière un ersatz de moquerie, présentant à Ssaadjith l’image mentale d’un dragon, persuadé de cacher au mieux ses tracas, qui sentait de plus en plus de regards inquisiteurs se poser sur lui. Là, était-il convaincu ? Elle lui offrait une alliée, au non-regard beaucoup plus doux. Assise dans la neige, sa queue battante la poudreuse, Nahui ajouta, en première tentative de soin de l’orgueil de son congénère :

“- Au moins avons-nous la preuve que tu es plus solide qu’un tricorne. Félicitations !” Au moment où ses pensées partaient, elle dut le reconnaître : la communication n'était pas son fort et ses émotions en pagaille avaient tôt fait de mélanger ses mots, dans une maladresse qui menaçait son objectif.

Il y avait un soulagement caché entre chaque élément de sa pensée. Elle n’avait jamais douté qu’il survive - pourtant, constater ce point demeurait un baume pour le coeur, dans un monde où les dragons étaient si rares, précieux, et pourtant malmenés.

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À la cinquième houle, l’onde de choc brisa son ouïe et le grésil inonda les jointures entre ses écailles, ensevelit sa gueule d’aiguilles et de picots gelés. Sous sa tête cuirassée de dragon perçait le son atroce du roc charcuté par la mâchoire éraillée de la neige ; ses crocs grinçaient ; ses ailes pliaient tandis que des cristaux de quartz mêlés de glace crissaient sur leur membrane. Dans sa chute, il eut à peine le temps de voir des lignées de hêtres s’effondrer. Plus loin dans la descente, un tricorne montagnard qui avait réussi à se sortir de la première salve d’avalanche n’eut pas deux fois cette chance et devint son compagnon d’infortune. Il bramait un cri de détresse que Ssaadjith ne put relever. Un roc en forme de pic se planta dans sa couenne trois queues de dragons plus bas, le tuant sur le coup.

Pour Ssaadjith, le calvaire ne cessa pas encore. Son corps choya plus qu’il ne vola jusqu’au fond du ravin. Impuissant, il attendit le ressac, la courte pause dans l’effondrement qui lui permettrait de dégager ses ailes, d’enrouler la fuite sur une piste d’air visqueuse mais libre, puis au-delà s’il était possible qu’un tel miracle arrive, afin de se tirer de ce cauchemar. Mais nulle échappatoire ne sembla trouver grâce à ses yeux. Les écailles détrempées, incapable de battre des ailes, il eut la certitude qu’il allait percuter le tronc d’un de ces arbres au feuillage si dense qu’il ne pourrait jamais le franchir sans encombre. Il y parvint sans savoir comment, mais sans réussir pour autant à saisir un rameau auquel s’agripper. Des dômes de pierre criaient, des spirales de neiges grinçaient, hoquetaient, rugissaient comme un nuage de grenaille. Il n’y avait plus de doute maintenant : L’avalanche l’emporterait jusqu’à la fin. Et elle ne laisserait rien debout sur son passage.

Le dragon d’obsidienne comprit une chose durant cette chute sans fin. Nul ne restait indifférent face à un tel phénomène. Quand il passait, plus rien n’avait de sens, plus aucune pensée ne se formulait. On oubliait ce qu’était la volonté et les rêves. Alors pour Ssaadjith, il s’agissait de résister, accepter l’ébranlement, bondir dans cette houle de malheur, faire corps avec elle. Au pire de cette situation, survivre, à tout le moins, serait déjà un franc succès.

Bientôt le flux qui coulait et décollait ses écailles décrut tel une marée basse. Ses sens engourdis par le froid l’avertirent que le chambardement autour de lui s’était stoppé, lui laissant l’émoi de se dire que tout était terminé. Alors, passé l’inertie de la chute, la torpeur et le soupçon d’ébahissement éveillèrent gaillardement les centaines de contusions qui jusque-là ne s’étaient pas manifestées à son attention. Elles lui arrachèrent une grimace de douleur et de colère, un regain de vigueur aussi douloureux que bénéfique.
Le dragon d’obsidienne brandit sa gueule couverte de langue de feu liquide. Ses ailes auparavant dans une léthargie profonde l’éventèrent. Ssaadjith en fut infiniment rassuré, car il n’avait sans doute pas la membrane déchirée. Il leva une patte ténébreuse hors de la couronne de neige, s’appuya sur le lit de poudreuse et souleva lentement ses cornes, son museau, sa mâchoire grande ouverte appelant une goulée d’air. Puis ce fut son corps tout entier qui sortit du manteau blanc. Quelques rafales lavaient encore le ravin, dispersant un peu de neige et des fumerolles blanches sifflant sur les rebords. Mais le gros de la cascade était passé. En lapant le vide de sa langue, il sentit les effluves de sang de bête et d’herbes retournées. Le paysage autour de lui n’était plus qu’un charnier sans nom. Les feuilles des arbres avaient des couleurs improbables, orange, rouge et or ; le vent les arrachait et les faisait s’envoler tels de petits oiseaux flamboyants. Des ruines de pins arrachés de leur socle côtoyaient les nuées de tricornes moribonds. Seule sa silhouette se découpait dans ce spectacle. Il avait réussi. Il avait survécu au cataclysme.

L’on dirait ensuite ce que l’on veut ; on raconterait, on étirerait et introduirait des mots sur cette sombre aventure. Mais le dragon d’obsidienne garderait les cornes hautes à ce sujet, car faute de répondant, sa survie était la preuve que cette houle de terreur primitive n’avait pas eu raison de lui.

“- Blessé ?”

Cette pensée fusa comme un trait de javelot. Le corps élancé et serpentin de la dragonne de glace surgit dans une rumeur d’urgence et d’inquiétude. L’esprit de Nahui le secoua doucement comme un turban inerte. Si le froid ne le faisait pas déjà frémir, Ssaadjith aurait pu sentir ses écailles trembler d’agacement. Il lâcha un borborygme ronchon, un grognement de bêtes tordues qui ébroueraient leur fourrure après un déluge. Blessé ? Bien sûr qu’il était blessé ! La vague l’avait heurté de plein fouet. Il avait fait combien, une demi-lieue à la verticale et en chute libre ? Même une chimère n’en serait pas sortie indemne. Il avait maintenant bien piètre allure et n’avait pas besoin qu’on lui rappelle le pittoresque de sa chute. A dire vrai, parmi toutes ces vilaines bosses qu’on lui avait infligées, seul son orgueil meurtri lui ôtait le goût de gémir. Au moins, le répit offert avait émoussé l’embarras de son échec. Dans les grandes largeurs, tout s’était déroulé comme il l’espérait. Il avait tenu, voilà tout. Il avait échappé au pire. Au lieu de répondre, le dragon d’obsidienne s’ébroua. Aucun éclat n’avait encore eu le courage de saisir le regard d’absinthe que tous lui enviaient. Même hébété, il conservait néanmoins son allure de tête brûlée :

-N’est point venu le jour où torrents et grêlons, mus par la cupidité, atteindront ma mise ! Mes belles écailles ont de l’aplomb ! Si le blizzard avait un mufle, je lui surprendrais bien une grimace surprise.

Il éluda l’évidence avec la désinvolture d’un coquin, refusa de risquer un œil sur ses blessures. Il ne les contemplait pas, car il les savait bien près de lui. Il les sentait tirer sur ses chairs à vif. A quoi bon observer le rouge sanguinolent au-dessus des écailles brisées ? Et pourtant. Il pouvait toujours comparer ses blessures à celles des tricornes. Il y gagnait au change ! Mais il fallait répondre à cette souffrance par la morgue, rire des côtes brisées et des cervicales qui ripent les unes sur les autres avec des craquements de petits cailloux.

Néanmoins, si sa mésaventure était difficile à masquer, il put compter sur la dragonnelle de glace pour ne pas ternir davantage son tôlé. Ssaadjith porta une œillade sur elle, appréciant la peur qu’il perçut dans son regard aveugle. Nahui, non contente de s’inquiéter de son sort, avait à l’esprit des pensées de détresse auquel il n’aurait pas cru avoir droit de sa part. Et bien qu’il eut la pitié en horreur, la réaction de sa congénère appliqua un doux baume sur son orgueil endeuillé. Dans ses émotions pareilles à un tourbillon, il ne pouvait que comprendre avec stupéfaction combien elle était heureuse de le retrouver en vie et entier. Faute d’affection à son égard, elle avait pour lui un intérêt bien réelle, teintée d’indulgence. Le dragon d’obsidienne en eut la queue toute turbulente de contentement. Derrière l’aide qu’elle lui apportait se cachait son triomphe : Il avait déniché et cueilli la sympathie de sa compagne de voyage.

La dragonnelle de glace lui envoya alors le tableau de sa pensée moqueuse, et il l’accepta avec une humilité bien obséquieuse. C’était en vérité de bonne guerre, car il avait distillé un mélange du même acabit plus tôt. Il fut surpris néanmoins de la justesse de son propos. Elle qui auparavant se lamentait sur de sinistres affaires devinait ses propres soucis comme dans un livre ouvert. Il nota ce détail dans un coin de son prodigieux esprit. Il allait falloir remédier à cela. Si même une aveugle voyait en lui aussi aisément, autant décliner ses rêves de conquête à tout le voisinage, suceurs de sang compris !

Au compliment de Nahui, le regard de Ssaadjith reprit soudain des couleurs :

-Diantre, m’aurais-tu fait louange, que c’est mignon ! Si ta langue a fourché, fais preuve de compassion. Elle a rarement vu gueule de gorfou si huppé, et n’en reverra jamais de semblable avant des années.

Et comme de juste, Ssaadjith prit la pose avec une allure de véritable prince de l’hiver, présentant sa mine anciennement bringuebalée et ses écailles chafouines et tristes. Il avait pourtant de nouvelles fulgurances à son répertoire, une lueur inédite qui ne se trouvait pas là auparavant, et les efforts de Nahui pour le rabibocher portèrent quelques fruits, si bien que le dragon d’obsidienne sentit à nouveau sa confiance ressurgir et ses frasques se délier :

-Je ne suis pas peu fier de notre colonne de viande fourre-tout, clama-t-il en passant son museau sur le théâtre de leur méfait. Ce fourrage maltraité m’aura laissé me défouler, même s’il eut un coût. L’avalanche a voulu dire son zut, mais elle n’avait point de son dans le carillon. Il a suffi d’une petite dégringolade et elle s’en est allé pour de bon.

Comme pour retirer les dernières traces de sa vieille ennemie, le dragon d’obsidienne se gratta la collerette juste là où se trouvait encore des poches de neige. Il leva le cou, bomba le torse et avança. En boitillant. Sa patte avant droite répondait du mordant à son assurance trop vite retrouvée. Il n’était certes pas passé de vie à trépas dans cette chute, il n’en demeurait pas moins encore sous le choc d’une telle rudesse, l’instant d’euphorie passé. Sa fierté en prit un coup. Il ramena sa patte blessée contre lui, tâchant de garder sa vilaine expression arrogante.

Il contempla avec satisfaction les corps innombrables qui jonchaient le ravin. La neige fondue couplée à cette immense étendue sanguinolente ferait de cette traînée immobile le plus splendide de tous les ruisseaux : un croc sanguinaire qui coulerait jusqu’à des lieues et des lieues d’ici. Ssaadjith était curieux de voir cela de loin. La vue de là-haut serait imprenable. Il ne suffisait plus que d’un pan à leur tableau : un grand feu de joie.

Toutefois, il se savait toujours guetté par l’insistance muette de sa congénère. Nahui attendait de sa part une réponse claire à sa précédente question. Etait-il blessé ? Physiquement, sans doute. Mais il reprendrait rapidement du poil de la bête. Moralement, c’était malheureusement plus compliqué. Sa chute pathétique en était-elle la raison ? Il se serait agi là d’une mésentente. Un tel échec, bien qu’intolérable dans son tableau de chasse, était un moyen comme un autre de se faire remarquer. Le ridicule n’était guère un mal si tant est qu’il servait ses intérêts. En l’occurrence, le troupeau de tricorne était mort. Cependant, établi là sur une motte de neige, éreinté par le vol, Ssaadjith reniflait une bouffée de nostalgie et de regrets dans le creux de son cœur battant.

Il y avait bien une autre blessure, intangible et à la fois péniblement palpable, de celles très personnelles qui taraudait son esprit enflammé de passion. Il avoua donc avec un ton de conteur solennel :

-Je regrette de laisser cette terre derrière moi. Tel est ma réelle blessure, même si cela doit te laisser coi. Nulle patte cassée, ni plaie béante n’auraient été trop cruelle si cela m’avait permis de rester ici. Hélas, cette chasse sur Nyn-Tiamat était pour moi la dernière, je te le certifie. (Il poussa un profond soupir) Mais cette île, et tout ce qu’elle abrite, c’est chez moi ! C’est un vaste domaine dont je fus jadis le roi. Mes chasses se faisaient d’excitantes échauffourées, de ma famille et de sa loi je pouvais m’éloigner. Où que se tenaient, pourtant si loin, mes écailles, l’île avait cet exquis goût de bercail… Rien de ce que j’éprouve céans ne ressurgit en Néthéril. Notre arrivée sur sa surface aride a eu pour moi des airs d’exil. Maudis soit mon père et sa lubie nous poussant sur ce sable ! Par de belles promesses il nous y conduit, je l’en tiens pour responsable.

Voilà il l’avait dit. C’était désormais acté. Et quoique la confession lui ait été âpre en gueule, il était content de l’avoir faite en la présence de Nahui. Elle était tout ce qu’il y avait de plus pragmatique et Ssaadjith était persuadé qu’elle ne s’adoucirait pas pour de telles broutilles. Ainsi, le dragon d’obsidienne avait la sensation d’avoir fait acte de confidence sans en trouver l’abject honte qui sévissait après de tels mots. Il marqua un temps. Le silence se fit. Il balaya du regard le charnier. Même si leur croc de sang signifierait la fin de cette épopée, et la fin de son séjour sur cette île, une part de lui avait hâte de voir le spectacle !

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Jadis, Nahui avait peiné à définir Ssaadjith. Peut-être même s’était-elle fourvoyée dans ses efforts pour le jauger. De bien peu de fragments elle avait voulu se constituer un jugement. Bon, mauvais… Ces concepts non sans praticité qui n’étaient guère adaptés quand il s’agissait du dragonnet. Tout comme un son ne pouvait définir une odeur, ces idées ne pouvaient s’adapter à l’identité que Nahui découvrait. Désormais, elle en était certaine ; elle détenait la vérité, la façon exacte de considérer le fils de l’Ire. De cette façon, elle pourrait le présenter et l’appréhender sans jamais se tromper.

Ainsi, si Nahui devait à nouveau parler de Ssaadjith, voilà ce qu’elle aurait annoncé : le dragonnet était très lui-même. Il n’y avait que lui pour être comme lui. Toute autre tentative de le prédire selon des règles ou préjugés ne pouvait aboutir, car il n’était pas de ces bords-là. D’aucuns pourraient songer qu’il suffisait de connaître l’égo draconique pour le manipuler. Cela était faux. D’aucuns pourraient s’imaginer qu’il suffisait d’appréhender l’intellect draconique pour vaguement s’imaginer ce qui allait surgir d’entre ses deux cornes. Il n’en était rien. Ssaadjith avait sa propre logique dont lui-même connaissait les tenants et aboutissants… Ainsi que, peut-être, quelques personnes qui l’avaient suffisamment côtoyé. Nahui n’estimait pas faire partie de ceux-ci - pas encore tout du monde. Si déjà elle se sentait plus proche de comprendre son congénère, c’était parce que les expériences venaient peu à peu s’accumuler et se superposer, non pas parce qu’elle avait réussi à en dégager la substantifique moëlle.

Mais si elle venait d’apprendre que Ssaadjith était très Ssaadjith, quelles en étaient donc les conséquences ? Son opinion de lui prenait mille facettes. Elle ne pouvait garantir le suivre ou opiner à tous ses dires. Ce qu’elle constatait, de façon sûre, c’était que sa compagnie n’était pas aussi agréable qu’elle aurait pu l’être. Il savait se montrer sociable et proposer des jeux dignes de leurs rangs. Il aurait pu venir en ennemi, abuser de la fatigue manifeste de Nahui - il ne l’avait fait. En cela, oui, elle l’appréciait, et pouvait presque imaginer lui donner une place dans sa Nuée. Elle ne pouvait néanmoins l’assurer sans l’avoir vu auprès de Shyven aussi bien se comporter. Quoi, chaque dragon a ses priorités !

Le Ssaadjithesque Ssaadjith fit de son mieux pour paraitre au meilleur de sa forme. La fille des neiges le perçut bien, à ses mouvements, à l’assurance forcée de son esprit. Oubliait-il que la notion d’apparence lui était toute personnelle, qu’il ne prenait là pas soin de ce qu’elle pouvait constater ? Impossible. Il devait exagérer pour l’amuser - ainsi que pour prouver combien il n’était lieu de s’inquiéter, la situation valait encore son pesant de légèreté. Nahui le lui concéda, admettant que la fine odeur métallique et le son subtil d’un boitillement ne valaient pas que l’on s’y attarda. Un vieux dragon très sage aurait un jour dit “tant que l’égo va, tout va”. Ce qui n’était pas sans pertinence.

Elle quitta dès lors son attitude soucieuse, lui répondit par une approbation qui, en sous-main, ne se cachait pas d’avoir bien perçu son manège. Elle jouait le jeu. Mais s’il évoquait l’envie d’une blessure plus marquée, alors elle lui suggérait, joueuse, son aide - à condition bien sûr de ne pas avoir à rester à son chevet. Mais la proposition ne dura guère, car Ssadjith lui avouait ses pensées sur cette terre. Quelque chose en Nahui se raffermit. Ce même quelque chose en elle lui intimait de faire claquer ses crocs au nez de Ssaadjith pour mettre fin à ses rêveries avant que quiconque ne s’en voie blessé. Mais Ssaadjith ayant fait ses preuves… Elle ne pouvait plus décemment le traiter comme le premier malotru intrusif sur son territoire. Elle se devait de se montrer plus soigneuse des aveux à mi-mots qu’il venait de lui faire - du moins, si elle voulait continuer d’avoir un camarade d’avalanches. Shyven l’avait, en théorie, entrainée à trouver les bons mots, les bonnes pensées pour soutenir les esprits. Coupée dans son élan en ce sens par son besoin de repos, Nahui en était pour le moins décontenancée, à chercher en elle ce qu’elle devait faire, ce qu’elle devait dire.

Il y eut un instant de flottement. Ses sens se portèrent autour d’elle, dans le vent humide et glacé qui s’infiltrait dans leurs narines, parsemé de résines et de sang. Dans son sifflement, elle traçait les formes abruptes de montagnes ciselées. Le ciel ici était plus grand qu’ailleurs, l’air y était plus fort. Les êtres qui vivaient là avaient un goût plus prenant, et ceux qui ne se mangeaient étaient un peuple à sa merci. Nyn-Tiamat portrait sur elle une neige à l’image de celle qui, un jour, avait couvé son oeuf. Mais contrairement à cette dernière, le froid de l’île l’avait vue naître, grandir, rugir, et prendre possession de ce qui lui était dû. Il n’y avait aucun doute à avoir ; cette terre était Sienne. Ssadjith se méprenait.
Les souvenirs de Nahui concernant Néthéril lui portaient une impression similaire de dû. Pourtant, il y manquait un aspect, un léger détail qui portrait un peu moins les terres arides dans son coeur. Si Nahui avait dû ne faire qu’un avec un environnement, la neige était davantage son alliée que le soleil et la roche. Ses parents étaient d’eau et de nuit, elle portrait naturellement en elle tout ce que le froid pouvait offrir. Ssaadjith, lui… Elle l’imaginait aisément éclater la chaleur du soleil sur ses écailles, et la répandre alentour pour porter les attentions sur lui. Comment pouvait-il ne pas aimer un tel endroit ?

Auprès d’eux, l’avalanche, leur exploit, avait le goût d’un travail commun. Elle voulait bien de ceci en ses terres ; des souvenirs, des exploits, à l’image des dragons. Dans le fumet de la mort elle ne percevait aucun nom, si ce n’était le leur, à l’unisson. Ils avaient bien fait et leur victoire - car s’en était - aurait dû être célébrée. Tous deux étaient endoloris, de fatigue ou de neige. Pourtant, si c’était à refaire, Nahui le referait, pour sûr. La vraie victoire se célèbrerait sur des années, en entendant conter leur méfait.
Forte de ces constatations, Nahui soupira à son tour, un autre genre de soupir. Elle soupira la contemplation de la chasse bien menée, avant d’enfin tourner vers Ssaadjith quelques pensées dans le sens des siennes :

“- Cette terre porte déjà la marque de dragons. Néthéril en est davantage vierge. Tu trouveras là-bas de nouvelles roches à façonner par tes propres avalanches. Le soleil de la savane te siéra, et dans les marécages tu pourras imposer ta volonté. C’est une chance, et il n’est pas impossible que ton père lui-même ne devine pas ce qu’il s’apprête à t’offrir - peut-être s’imagine-t-il t’emmener sur son territoire. Prouve-lui que ta volonté et ta force lui sont supérieures, et il ne pourra plus jamais t’imposer ce que tu n’approuves. Cette île sera toujours là à ton retour, et je veillerai à ce que tu sois averti de ce qui se dit sur notre oeuvre, mais….”

D’un sérieux plein de détermination, Nahui passa à une provocation joueuse… Mais toute aussi déterminée.

”- Nyn-Tiamat est mienne. Elle le sera plus encore après votre départ. Si tu veux t’approprier ces terres, il faudra m’affronter - tout comme je te convie à me défier en Néthéril. Nous offrirons à ce monde un spectacle qu’il n’oubliera pas de sitôt !”

Ses ailes s’étaient déployées, son corps s’était redressé, comme dans une première ébauche d’intimidation. Ce n’était néanmoins pas encore le moment. Elle ramena ses ailes contre son corps. Sa pensée reprit un ton plus doux, dont la gravité n’était qu’une façade pour cacher une part plus attentionnée d’elle.

”- Si le voyage t’attend, tu devrais te saisir de l’un des fruits de la vague de glace et te reposer. Moi… J’ai fait languir Shyven bien trop longtemps. Elle doit s’inquiéter. Mais l’aventure en valait la peine, je pense qu’elle en conviendra de même.”

Ce pensant, elle se tourna vers la neige, suivant les odeurs pour creuser et trouver, elle-même, de quoi nourrir la dragonne de sucre. Elle avait fait de son mieux, de son point de vue, pour camoufler auprès de Ssaadjith le regret qu’elle avait à voir un tel camarade de jeu partir. A l’avenir, peut-être serait-il son rival, son allié, ou les deux en même temps. Dans tous les cas, il aurait été mensonge que de dire qu’elle redoutait de le revoir. Elle avait hâte de se battre avec lui, de forger la terre avec lui. Ssaadjith était un dragon de bien des mots, mais surtout de bien des actes. Il avait en lui cette volonté de laisser sa marque. Son environnement ne pouvait ainsi rester indemne sur son passage. L’affronter ou l’épaule, s’était s’assurer de créer ou détruire. Une qualité que Nahui ne pouvait que reconnaitre…
Mais qu’il était hors de question d’avouer à qui que ce soit.

descriptionChasses et piques sur l'à-pic ! (PV Nahui) EmptyRe: Chasses et piques sur l'à-pic ! (PV Nahui)

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Après la confession, le refuge. Couic, couac et couic ! À cette chanson dansaient les crocs de Ssaadjith autour de sa langue. Car il fallait bien le dire, toutes ces confidences, dira-t-on pour faire dramatique, lui avait passé le goût du sec sur le museau. Tous ces mots cachés au fond de lui qui étaient ressortis, beurk ! Ça lui donnait froid rien que d’y repenser, comme une eau trop transie sortant d’un de ces geysers glacés de l’inlandsis ; le genre à être nettement moins respirable fallait-il noter, sauf à vouloir se façonner des poumons aussi durs qu’un plastron ; quoique le climat y était peut-être pour quelque chose finalement.
Le dragon d’obsidienne n’aimait pas se confier, bien moins encore à ses congénères.

Et pourtant, voici que Ssaadjith avait enfin, pas trop tôt, dit son « flûte ! » à ses aînés auprès de Nahui. Ce petit aveu passé, le deuil de son attachement à Nyn-Tiamat s’atténua un tantinet, comme passé dans la rosée du matin. Peu à peu il retrouva même son esprit en ébullition, fort de nouveaux jeux, d’oublier par la chute de neige et la rivière de sang ses petites incartades au comportement princier, très prisé, souligné, en rythme, c’est cynique, que son père à jamais lui reprochait. Avec le temps et les bêtises, le dragon d’obsidienne commençait à caresser du bout du museau une évidence aussi déstabilisante que charmante : il ne serait jamais un bon fils pour le Colérique et ne lui ressemblerait jamais, pas même de loin. Bien qu’admiratif de son énorme montagne rubis chéri, était-il possible qu’il s’assagisse comme lui ? Pouvait-il grandir et obtenir sa diplomatie, sa rage indomptable, sa prestance immobile ? Pouvait-il trouver en lui une voix grave, lente et profonde à chaque occasion ? Ssaadjith en doutait. De son avis, qui était des plus pertinents, il avait plus de ressemblances avec Nahui qu’avec son père : Véloce d’esprits comme de silhouette, point grognon pour une écaille, toujours dans le jeu, dans l’instant, et surtout un tempérament excessif pour les malices à répétition. Voilà qui était préférable. Oui, il était à dire que Nahui était d’une bien meilleure compagnie que le dragon rouge.

Après tout, une année entière passée avec sa famille n’avait permis à aucun d’entre eux de saisir ni ce qu’il était, ni ce qui se promenait sous ses cornes. Nul ne connaissait ses possibilités, tangibles ou rêveuses, vivifiantes ou singées. Lui-même les découvrait à mesure qu’il les créait, sans les comprendre toujours, sans guère même les garder en mémoire. En une année, il avait découvert que l’on pouvait se rire d’un mort et se morfondre d’un départ. Avant tout cela, en bon Ssaadjith, il ne faisait qu’oublier.

Quant au soleil de Néthéril à venir, il ne lui faisait aucune envie. Les mots de Nahui à ce sujet, tout encourageant qu’ils furent, ne tempérèrent nullement sa mauvaise grâce croissante. Au moins la partie sur son père lui conféra un regain d’orgueil, se manifestant en un bombement de son poitrail écailleux, ses naseaux transpirant une suie provocatrice et huileuse. La dragonne de glace avait raison à son sujet. Il était plus solide qu’un tricorne montagnard. Par les chimères, il était plus solide que son père également ! Il n’allait quand même pas se laisser marcher sur les griffes. Le reliquat de cette rivière mortelle prouverait cette allégation.

Nahui ne s’arrêta pourtant pas là. Sa provocation passa sur Ssaadjith comme une profonde caresse sur l’ensemble de son échine. Pour la plupart des dragons, de tels paroles embrasaient le cœur et l’esprit. Nombre répondrait à ce défi avec enthousiasme. Certains l’ignoreraient. D’autres en voyant la détermination de la dragonne de glace le craindrait. Pour le dragon d’obsidienne, eh bien, ce fut encore autre chose. Cet appel, il le ressentit jusque dans ses vertèbres. Ses yeux s’en allumèrent d’un éclat incandescent. En un sens, plus que l’orgueil ou l’avalanche passée, cela le réveilla. Lors de leur rencontre, la dragonne de glace l’avait considéré comme un invité indésirable, un honni amuseur de petits gibiers. Aveugle de sa magnificence, elle s’était contentée de lui demander des preuves d’un autre acabit : elle l’avait défié de la captiver.
Ce défi-là était donc d’une toute autre nature. Au-delà de sa bravade, il avait une saveur de promesse. Au lieu de se quitter à jamais en bons amis, elle s’assurait de le retrouver un jour en ennemi. Sur Nyn-Tiamat comme sur Néthéril, sa première pensée serait pour lui et lui seul. Comme elle avait changé. Comme elle était plus impressionnante et malicieuse que Ssaadjith ne l’avait cru au départ. Lui aussi l’avait sous-estimé. Leur rencontre l’avait touché jusqu’au fond du cœur. Ses dernières paroles, il les emporterait avec lui, comme un ultime souvenir de cette île sur laquelle il était né. Il répondit avec le même rictus provocateur :

-Surveille bien l’horizon, Nahui l’immaculée. Ceux que j’assiège sont aussi charmés que domptés. On m’écoute volontiers, car de laisses et de joutes verbales sont mes leçons. N’aie crainte on se fond derrière moi comme un parfait petit caméléon. Je pourrais giguer des griffes à ton côté étant joueur, je reste un conquérant avant tout par mon air enchanteur. Mais ne souffre point de me tomber sur le museau. Ta compagnie sera toujours pour moi un cadeau.

Il souleva ses longues ailes noires en lui présentant son flanc, un museau levé sans menaces. Ses yeux fixes ne souffraient d’aucune moquerie ni amusement. Ils soulignaient un sérieux appliqué. Malgré ses blessures, il tenait là une posture soutenant la sincérité de ses propos : une sincérité rare, fraîche et nouvelle, bien qu’à jamais condamnée à l’éphémère. Ainsi allait la beauté de ces quelques moments solennels que Ssaadjith se surprenait à manifester. Dans la fièvre de leur gros œuvre, il avait saisi l’aperçu fugace d’un jeu d’enfance, un de ceux qu’il partageait autrefois avec Shyven et Nephilith, lorsque tous trois chassaient une chèvre dans les montagnes. Désormais cette traque d’enfance irait de pair avec une autre, plus ambitieuse encore, auquel Nahui avait participé. Le temps avait passé. Le dragonnet était maintenant dragon.

A ses côtés, les ailes de Nahui prirent également une envergure souveraine. Leur pointe toutefois se tournaient vers les régions intérieures. La hâte qui gouvernait sa silhouette trahissait son attention déjà ailleurs. Ssaadjith comprit alors que sa partenaire était prête au départ. Il poussa un gémissement sourd, l’air attristé. Hélas soudainement, voici que les rayons de la lune semblaient déjà se ternir, et leur lueur froide être masquée par de plus proéminents nuages. Le dragon d’obsidienne la renifla une dernière fois avant de lui dire au revoir :

-Va donc rejoindre ma nièce et conte-lui notre chasse épique. Amène-là ici au cas où elle fasse sa sceptique. Cela lui rappellera d’anciennes récréations, d’un temps où de plus gais aventures révélaient les saisons. Va donc très chère et tâche de te souvenir moi. Nous nous reverrons, de cela plus que toute chose j’ai foi. Adieu.

Il observa du coin de l’œil la dragonne des glaces s’en retourner en direction des terres vampiriques. A un moment il se retourna, mais elle n’était plus sur l’horizon. Il suivit son conseil et grimpa au milieu du troupeau moribond. Son corps lui parut très lourd et ses pattes ployaient sous son poids. Il louvoya lentement entre les dépouilles. Son museau accrocha une odeur musquée. Il s’arrêta près du corps d’un jeune tricorne. De ses griffes, il lui ouvrit le ventre et brisa côtes et os en mille morceaux. Le sang à moitié gelé jaillit en une pluie épaisse. Alors Ssaadjith creusa plus amont, en ressortit un foie entier qu’il arracha vivement d’une patte. Il dévora sa trouvaille avec des manières de gloutons, dégustant à pleines dents le parfum mûr de la chair. Il se lécha ensuite les babines, curieux d’en connaître la saveur.

Amère.

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