11 Octobre 1764, lendemain de l’affrontement avec Rog
« Joyeux anniversaire ~ ! Joyeux anniversaire ~ ! » chantait la famille réunie autour du petit Ulmo, à peine adopté, déjà adoré. Le petit vampire regardait avec ses yeux pétillants de joie les bougies que son père allumait avec soin avant de les poser sur un gâteau à la crème succulente préparée par Mme Doubtfire. Parmi les Elusis, peu seraient ceux qui n’étaient pas vampires et qui pourraient savourer des parts généreuses de cette délicieuse pâtisserie… Mais le plus important était de célébrer ce jour particulier. La date était revenue dans les souvenirs d’Ulmo qu’Aldaron avait conservés pour son enfant avant de le transformer. Soi-disant, car Aldaron avait aussi parcouru cette mémoire enfantine et l’enfant était assurément né décembre. Ulmo était ce qu’il était, un farceur qui avait plus d’un tour dans son sac et quoi de mieux qu’un anniversaire si ce n’était deux anniversaires en une seule année ? N’était-ce pas un moyen astucieux d’avoir deux fois plus de cadeaux ?
« Joyeux anniversaire Ulmo ~ ! » Il soufflait cinq bougies ici, il en soufflerait six en décembre. L’âge n’avait pas d’importance, quand on était éternel. Le temps et le vieillissement n’avaient aucune emprise sur eux. Ils étaient tels qu’ils seraient dans un siècle quand d’autres seraient venus sur terre avant de faire partie du passé. Aldaron ne s’en était pas formalisé, acceptant la tromperie amusante de son fils, et toute la famille avait suivi pour vivre cet instant de fête, chantant gaiement. Elizabeth avait veillé à ce qu’Ulmo soit bien habillé et Ivanyr Junior applaudissait en chantant. Les jumeaux avaient ce visage si jeune, si plein de vie. Ils étaient si heureux. Celeborn apportait les derniers mets d’un festin pour les vivants et Sorel faisait chanter des oiseaux en cœur. « Joyeux anniversaire ~ ! » Achevaient-ils alors que les applaudissement remplaçaient les voix et que tous rappelaient à Ulmo de faire un vœu avant de souffler.
Les bougies s’éteignaient (autant grâce au souffle que par les multiples postillons qui vinrent avec) et le clappement des mains se fit plus intense, martelant sa tête de licorne qui peinait à retrouver conscience. Il avait bien fait, Ulmo, de fêter son premier anniversaire en famille plus tôt, car il y aurait beaucoup moins de monde en décembre.
*Joyeux anniversaire ~* chanta-t-il d’une voix monocorde dans sa tête. Il était épuisé. Il se souvenait de cet anniversaire, ce jour où ils avaient tant ri et profité d’être ensemble. Et maintenant, lorsqu’il pensait à ses enfants, il voyait, comme gravé dans sa rétine, les cadavres de Sorel à la poitrine transpercée, d’Elizabeth à la peau comme brûlée par l’acide, d’Ivanyr bleui par le poison fulgurant d’un mille-pattes génat et Celeborn à la nuque brisée par la main de Rog.
*Joyeux anniversaire ~* La licorne se crispait, tendue par la douleur et pourtant incapable d’hurler. Il aurait voulu courir, sauter dans le vide et se fracasser dans les rochers. Sa bouche était amère d’un profond désir de vengeance. Mais il était là, amorphe, allongé sur le flanc, dans un corps qui n’était pas le sien et qu’il ne maîtrisait pas. Six secondes de silence dans la foret qui s’endormait.
*Joyeux anniversaire, Alda ~*
11 octobre, c’était aujourd’hui. Il avait pensé que ses anniversaires passés enfermé à Morneflamme auraient été les pires de son existence. Il avait eu tort, ce n’avaient été que des jours comme d’autres dans la prison. Horribles certes, mais il s’y était habitué. Perdre ses enfants, on ne s’y habituait pas.
*Joyeux anniversaire ~*
La dragonne blanche poussa de son museau le ventre de la licorne, en signe d’affection. Il n’y eut aucune réponse. C’était comme si son esprit était mort, dans un corps si faible reposant dans l’humus automnal de Licorok.
***
25 Octobre 1764
On n’entrait pas dans la forêt, les licornes se faisaient plus gardiennes que jamais et ceux qui avaient l’audace de le faire malgré tout finissaient par devenir fous ou par s’entretuer sous le joug de l’esprit violent d’une créature mythique. Pourtant, ils étaient nombreux ceux qui auraient voulu avoir des nouvelles d’Aldaron. Lui, ses soldats et quatre de ses enfants avaient mené une expédition dans l’Inlandsis pour retrouver l’un des portails graärh qui y était. Seules Rumil et Nessraya étaient revenues, avec le portail certes… Mais à quel prix ? Les quatre enfants avaient été annoncés morts et cela avait porté un violent coup au sein de la famille Elusis. La nouvelle avait retenti dans tout l’archipel, avec tout ce que beaucoup savaient impacter le Prince Noir. Il était homme à savoir encaisser les coups, mais ses enfants ?
C’était sans compter sur l’incertitude de son état. Nessraya avait expliqué qu’Aldaron avait usé de la Magie du Lien et des pouvoirs de sa Couronne pour briser définitivement les liens entre Rog et ses Esprits-Liés qui lui permettaient, hélas, de ne jamais mourir et de pouvoir ramener ses confrères des cendres à la vie. L’ast les avait rendu mortels. Mais il en avait payé le prix car le Lien avec la Lucane s’était reformé, bien plus puissant, avec Rog. L’esprit-lié était, dit-on, intervenu dans le monde physique pour transpercer le corps d’Aldaron de part en part, le conduisant inévitablement vers la mort. Du moins, était-ce là où il aurait dû finir, mais il semblait qu’il était encore en vie. Beaucoup avaient aperçu la dragonne blanche voler au-dessus de la forêt, probablement à la recherche d’une proie. Et si Nahui était vivante sans hurler à l’agonie, c’était qu’Aldaron devait l’être aussi.
Pourtant, une blessure causée par un Esprit-Lié n’étaient pas soignable par la magie. C’était bien trop puissant. Le conseil des mages avait même jugé que seul un très ancien dragon, plurimillénaire comme le fut Skade, pourrait éventuellement être capable d’un tel miracle - mais il n’y en avait aucun, à leur connaissance, sur l’archipel. La deuxième solution serait que les Esprits-Liés eux-mêmes soient intervenus quand bien même ils n’étaient pas sensés le faire. Mais si la Lucane était intervenue, peut-être que les Esprits-Liés avaient voulu corriger cet impair. Nessraya avait infirmé que les Esprits-Liés soient intervenus et que Nahui était passée par le portail en emportant son Lié mourant elle ne savait où, laissant les mages du conseil dans l’incompréhension la plus totale.
Si bien que certains doutaient sur sa survie ou non et son silence depuis près de deux semaines venaient alimenter les rumeurs. Nessraya avait affirmé avoir vu le Prince en vie dans la forêt, mais beaucoup avaient placé là la plus claire des affabulations. A Cendre-Terre, quelques-uns voyaient dans cette absence l’opportunité de prendre le pouvoir mais ils avaient rencontré la hache mortelle de Shâh. Autant dire que ça en avait dissuadé d’autres et les avait convaincu d’attendre encore un peu. Certains proches affirmaient avoir réussi d’être entrés en contact magiquement avec Aldaron et tous indiquaient qu’il devait rester dans la forêt le temps de guérir, sans expliquer pourquoi, soit parce qu’ils l’ignoraient, soit parce qu’ils ne voulaient pas le dire.
Des tentatives de contact, magiques, Aldaron en avait reçues un certain nombre et la première semaine, il avait rejeté ces flux magiques, soit en les bloquant, soit en les ignorant. Il avait eu besoin de solitude autant que de repos pour son corps. La seconde semaine, il avait filtré ceux à qui il avait jugé crucial de répondre, comme Ilhan ou Autone et quelques six autres contacts d’importance au sein de sa famille, de sa faction, ou du Marché Noir, et ceux qui pouvaient bien attendre qu’il aille mieux. Vex’Hylia avait dû faire partie de ces derniers si elle avait essayé de le contacter. Il ne pouvait pas répondre à tous, car il était épuisé et qu’il n’en avait pas forcément les forces psychiques non plus. Pour autant, elle avait très certainement dû entendre la discussion entre Aldaron et l’Esprit-Lié du Corbeau, dans le royaume des morts. Elle avait alors des bribes de vérité que d’autres ignoraient encore.
Pour autant son peuple lui manquait et c’était sous forme licorne qu’il approchait d’Hurle-Vent, le village de maisons dans les arbres à la lisière de Licorok. C’était ici que vivaient en général les nouveau-nés, à l’écart de Cendre-Terre et ceux qui s’y trouvaient venaient de Keet-Tiamat principalement. Ils étaient déjà un peu plus stabilisés qu’aux premiers jours et ils étaient bien gardés. Ses sabots résonnaient dans les bois de façon lugubre alors que les instincts des animaux les poussaient à fuir le prédateur féroce qu’était une licorne. Le blanc éclatant de son pelage contrastait avec des teintes brunes de l’automne. Bien que son symbiote lui aurait montré le cheval, il avait gravé, avec sa corne, six entailles dans six arbres en chemin, pour pouvoir rentrer vers l’arbre songe sans avoir à user de magie. Sous cette forme, il lui était plus facile d’avancer dans la forêt et sa Faim vampirique s’éteignait. Quant à son esprit, malgré la folie qu’y plaçait la licorne, était assez fort pour y résister en ce moment. Ses cauchemars ne pouvaient pas être pire que la réalité.
Flanque contre un arbre qui criait sous le poids de l’équin, Aldaron mirait son peuple se mouvoir, faire ses premiers pas avec une renaissance. On leur apprenait comment fonctionnait le monde, comment se servir de sa magie et comment résister à sa Faim. Les Ast avaient cette particularité de manger les rêves et les aspirations. Ils pouvaient se nourrir en continu sur leurs confrères, mais les Raudr avaient besoin de sang pour être apaisés. Ils étaient plus difficile à maîtriser, mais rien que la patience ne pouvait venir à bout. Ses mires rouge sang s’ouvrirent grandement en voyant la silhouette d’une elfe au cœur battant approcher du village. Sa chevelure rousse et sa grâce elfique ne lui laissèrent que peu de doute sur l’identité de cette femme. Que faisait-elle ici ?
Son absence de réponse et son absence à Cendre-Terre ainsi que toutes les rumeurs sur sa mort avaient dû la pousser à investiguer par elle-même. Mais pourquoi ? Peut-être était-ce Claudius qui envoyait son soldat prendre des nouvelles. Il fallait dire que le prince Noir n’avait pas jugé nécessaire d’aviser Claudius de son état d’avantage que ce que l’Empereur aurait appris, comme tout le monde. Ses dents pointues grincèrent dans sa bouche équine. S’approcher d’Hurle-Vent n’était pas chose à faire pour une vivante, mais le seul chemin qui menait à la forêt passait par là. Elle n’était pas stupide et il la voyait contourner par l’ouest pour s’éviter des mésaventures, avançant dans les fourrés épais et parfois épineux.
Des Raudr l’avaient, comme lui, repérée, chassant visiblement en lisière de forêt. Et en meute, comme leurs aînés leur apprenaient. S’il avait été Prince, ses ordres les auraient dissuadés, mais il avait des sabots et une corne pour le moment, voilà qui était fort peu utile. Quoique. Il frappa du sabot au sol, d’agacement et sortit la forêt au galop, venant se placer entre la sainur et le groupe de Raudr. Il se cambra en direction de ses derniers pour les effrayer et cela eut le don de les faire partir en courant. Et si Vex’Hylia tenait à sa survie, elle devait sûrement fuir une apparition telle qu’une licorne, aussi tâcha-t-il de la retenir. *Restez.* fit la voix télépathique de la licorne, dont le timbre rauque était assez désagréable, dans l’esprit de l’immaculée. *Et montez, je vais vous mener dans la forêt. C’est ce que vous voulez ?* Il s’approcha d’un muret de pierre pour qu’elle puisse monter à cru sur son dos, car la taille de l’équidé était imposante, et sa musculature fine et puissante. Haut d’un mètre quatre-vingt au garrot, elle peinerait à le chevaucher sans un premier appui.
La voyant naturellement hésiter (qui monterait sur le dos d’une licorne qui voulait l’emmener dans les bois ?), il s’agaça et frappa six coups de sabots au sol. Lui ne se sentait pas bien. L’emprise de l’Arbre-Songe se limitait à la forêt et il venait d’en sortir. Ça n’était pas bon pour sa santé et sa guérison, alors il espérait bien retourner dans les bois promptement. *Rah ! Je ne vais pas vous faire de mal. Décidez-vous. Montez ou partez d’ici, mais ne restez pas plantée là. Hurle-Vent n’est pas un endroit pour les vivants.* Qu’une licorne, animal sauvage, connaisse le nom d’une ville bipède était bien étrange, n’est-ce pas ?