23 Novembre 1764
Le sucre.
Loin de l’amer métal, le sucre appelait sur quelques parts de langue trop peu utilisées des souvenirs lointains, d’un temps où il pouvait emplir la bouche autant que le ventre. Surprenamment, ce n’était pas un fragment de mémoire si prévisible que cela. Bien des fois, Léon avait repensé à ce qui avait été son sucre favori par le passé - des fruits rouges, principalement. Le souvenir précis de cette odeur précise appelait cependantune toute autre saveur. Un autre temps, mais un lieu identique ; car de tels endroits voyagent avec ceux qui lui appartiennent.
Les couleurs étaient vivaces. Des ocres et de l’or, de l’ambre et de l’écarlate. Du bleu, ciel et roi. Une brise fraîche, l’agitation et l’odeur de maints humains en un même endroit. Les regards, pétillants d’intérêt et d’admiration respectueuse, posés sur les elfes. Enfin vint le coeur du sujet, le plat principal qui n’en était pas un. Le fondant d’un loukoum qui venait de lui-même s’enrouler contre les dents, la saveur de la rose qui venait chatouiller le nez jusqu’entre les yeux. Le sucre glace qui couvrait les lèvres comme un maquillage poudreux. Le centre de l’attention était sur un gâteau. Une préparation si différente des manières elfiques, avec du lait, des oeufs… Et du sucre. Non pas que le sucre fut absent des gâteaux elfiques. Mais il s’accordait différemment. Plus encore qu’une simple différence entre espèces, les gâteaux d’Althaïa se différenciaient même de leurs homologues Gloriens. Une nuance que le jeune Lemuriel n’aurait pu saisir. Ses sens connaissaient désormais le parfum spécifique des gâteaux au chocolat de Sélénia. Il pouvait affirmer avec bien plus d’appui l’unicité des gâteaux de la Romantique.
Léon avait un sourire un peu niais sur le visage, quand la porte s’ouvrit devant lui. Il ignorait qui était l’individu qui avait décidé de l’accueillir en l’aggressant de nostalgie… Et ne lui en voulait pas. Ses hypothèses rayaient néanmoins Autone de la liste. D’une part, parce qu’elle était censée ne pas être présente aujourd’hui (alors qu’il aurait été des plus divertissant d’avoir à prétendre ne pas être collègues), et d’autre part parce que, simple préjugé, Léon l’imaginait mal concocter quelque gâteau pour sa maisonnée. Petite folie d’Ilhan, alors ? Surprise en préparation pour le retour de sa bien-aimée ? Qu’il était romantique, qu’il était attentionné !
On fit rentrer le vampire. Ce dernier portait un petit baluchon. Dans le baluchon trônaient les diverses affaires dont il aurait besoin pour leurs péripéties de la soirée, bien sûr. Mais il y avait autre chose. Lorsque son ami se présenta, et après une étreinte chaleureuse, Léon enfonça son bras dans son baluchon pour en sortir un petit paquet très spécial. Un tissu bleu, parsemé d’étoiles, s’enroulait autour du cadeau, maintenu par des rubans dorés. Le présent vint se blottir entre les mains d’Ilhan et le torse de ce dernier.
“- Joyeux non-anniversaire !”
“- …Et je ne pense pas connaître, ou me souvenir, de la moitié des histoires qu’il doit y avoir là-dedans !”
Ils étaient désormais devant les fameux thermes Séléniens. Ces derniers avaient le bon goût d’organiser, de temps en temps des “nocturnes”, sans doute pour appeler à eux une part de la population aux journées bien trop occupées. Une bénédiction pour le brave Léon qui liait donc l’agréable à l’agréable, célébrant par ce moyen ses retrouvailles avec l’ami Ilhan. Tous deux étaient adeptes de communs plaisirs ; des festins pour l’âme, des délices pour les sens, du raffinement et de la subtilité, une richesse finement sculptée. Mais puisque de sucreries il n’était plus question d’abreuver Léon, ils s’étaient entendus à profiter des bains séléniens, dans l’espoir d’y retrouver quelques sensations qui ne s’étaient perdues avec Althaïa.
Si Sélénia était loin du style de la Romantique, elle n’était pas sans charmes non plus. Il était fascinant de constater comment, en moins d’une année, Claudius était parvenu non pas à imposer son esthétique, mais à l’ériger, donnant de la voix à ceux de son peuple qui partageaient sa vision. La construction devant nos gais lurons était à cette image : solide et efficace, refusant de tomber comme les autres avant elle. Elle portait également des sculptures et gravures qui, si grotesques qu’elles puissent paraître en comparaison avec les arts elfiques, témoignaient de la volonté d’esthétisme des humains, de leur sensibilité aux symboles, aux arts. Le pragmatique venait en fondation des vanités. Voilà qui était beau.
En tout cas, Léon trouvait quelque beauté à tout cela. Il avait eu tôt fait d’encourager Claudius dans ses ambitions culturelles, et ç’avait été un plaisir de voir qu’il n’était le seul à apprécier ceci. Pour l’heure, il devisait avec Ilhan du cadeau qu’il lui avait remis : deux ouvrages, l’un retranscrivant ce que l’on pouvait le mieux assimiler à des “contes” vampiriques ; des histoires qui se transmettaient aux jeunes vampires, de façon plutôt commune. Des anecdotes qu’ils apprenaient tous, à quelque moment de leur existence, qui leur enseignaient les rudiments de leurs valeurs, des histoires assez cocasses ou incroyables pour que les Maudits s’en sentent le besoin de les partager. L’autre ouvrage était un recueil de contes également, Althaïens cette fois, que Léon avait “récupéré” au sein de feue Endëaerumë. Léon devinait qu’Ilhan devait voir d’un mauvais oeil la proximité des pirates avec quoi que ce soit qui fut de son ancienne cité - lui qui s’y était tant attaché.
Parlant d’ancienne cité, Léon poussa un soupir de contentement, en poussant les portes des thermes :
“- Je suis bien heureux que tu aies quitté Délimar. Il est tout de même bien plus aisé de te voir sans avoir à craindre pour ma vie !” Il en parlait en ricanant à moitié, mais leurs échanges épistolaires avaient déjà maintes fois signifiés à Ilhan ses vrais sentiments sur le sujet. D’une part, son dépit de ne pouvoir se mêler aux autres adeptes de Néant, au moins pour les principales célébrations et fêtes. Les dates qui leur étaient importantes, Léon les passait souvent bien trop seul à son goût. Non pas que l’intimité avec l’Unique fut déplaisante, mais il savait combien la joie était, en elle-même, une offrande. Oh, bien sûr, Léon avait tout de même eu l’insigne honneur de pouvoir rencontrer un ami très cher qu’il avait en commun avec Ilhan. Si exceptionnel que ce fût, il ne pouvait néanmoins prétendre que cela remplaçait une communauté entière, avec le sentiment d'appartenance qui l’accompagnait.
Mais il n’y avait pas que cela. Il n’y avait pas que le Néant, à Délimar. Il y avait aussi Ilhan et, avec lui, des éléments exceptionnels, que Léon espérait ne pas avoir totalement manqués. En se rapprochant de l’accueil, une main dans son baluchon pour attraper l’argent qu’il allait prêter aux thermes, il demanda :
“- …Tu as gardé ta Caisse, d’ailleurs ?”
Voilà un sujet intéressant ! Un sujet qui parlait au peuple ! Ce que tout l’Archipel voulait savoir ! De source sûre, Léon savait qu’Ilhan avait jadis gardé sa Caisse dans son manoir, à Délimar. Qu’en était-il désormais ? Avait-il déménagé sa Caisse ? Si oui, la vraie question était donc : avait-il utilisé la Caisse pour déménager des choses, la remplissant, ou avait-elle été traitée comme une relique bien à part ? Quand il avait appris les aventures d’Ilhan dans sa Caisse, Léon avait jadis eu le sourire attendri d’un parent qui voit son enfant grandir bien trop vite. Hier encore, c’était le vampire qui aidait Ilhan à changer de camp, en douce, quand un certain Tyran cherchait à dominer le monde. Désormais, il savait se contrebander tout seul… Bon, avec un peu d’aide du Patron, mais c’était presque tout seul ! Ahlala… S’il avait été là, Léon l’aurait sans doute trahi, à grands coups d’applaudissements fiers.
Ils parlaient, ils parlaient, mais déjà ils avaient passé le vestibule. D’après les souvenirs de Léon, et si ces thermes-là étaient semblables à ceux de l’antique Althaïa, alors ils se devaient de se composer de six parties : les bains froids, tièdes, chaudes, le bain de vapeur chaude, le gymnase et… Et… Il ne s’en souvenait plus. Dans ces moments, où le souvenir s’effleurait tout juste du bout des doigts mais demeurait insaisissable, Léon ne pouvait s’empêcher de se demander, avec frustration, si l’oubli se liait à sa renaissance vampire, ou si sa mémoire avait toujours été aussi mauvaise. Cela faisait plusieurs années, désormais, que seul le sang le nourrissait. N’aurait-il pas dû se souvenir de tout ? De tous les poèmes, de tous les mots, toutes les couleurs et toutes les mélodies ? On lui avait tant vanté les capacités du beau peuple. Ne valaient-ils pas mieux que les humains ? Ne valait-il pas mieux que les humains ?
Non pas que cela lui aurait déplu. Il voyait tout à fait la louange à Néant qu’était une mémoire axée sur les sentiments. Savoir s’il était le coupable, ou s’il était la victime d’un mensonge, lui aurait permis, peut-être, un pied de nez au peuple dont il s’était, presque volontairement, détourné.
Nos vaillants camarades se trouvaient désormais dans le péristyle d’un gymnase à ciel ouvert. Léon ne se priva pas un seul instant de la contemplation des corps qui s’exerçaient là. Mais comme ils venaient avec un but précis, il préféra se tourner vers Ilhan, un sourire en coin étirant ses lèvres.
”- La tradition veut que l’on s’exerce avant toute chose. Tenté ?”
Il y avait quelque amusement dans sa voix. La vérité était que la situation lui permettait d’apprécier un des traits de cette Immaculation qui plaisait tant à Ilhan. Ah, son ami aurait été bien mieux en vampire, mais la légende voulait qu’une mégère lui ait forcé la main. Soit. Dans tous les cas, Ilhan pouvait désormais se mesurer à lui sur le plan physique, partager certains aspects de l’existence sur un pied d’égalité. Peut-être même pouvait-il le battre à la course ? A la lutte, peut-être ? Léon n’avait jamais été très bon combattant. Il connaissait deux ou trois astuces pour retirer la vie d’un geste preste , mais cela impliquait des dagues, ou au moins des surins. Il avait cru comprendre qu’Ilhan, lui, s’entrainait à sa façon, à mains nues. Rien qui ne se comprenait pas : il avait vécu au milieu des Délimariens, avait sans doute eu tout intérêt à s’endurcir s’il ne voulait pas qu’un Délimarien passant à ses côtés ne le mette à terre comme le souffle du vent faisait tomber la feuille.
Un autre avantage, que l’Immaculation offrait à Ilhan, que le vampirisme aurait pu lui offrir aussi : enfin son corps avait cessé son vieillissement bien trop rapide. Il avait jadis suffit d’une lettre évoquant la presbytie pour éveiller l’inquiétude chez Léon. Il avait lu des humains conter combien il était commun pour eux de croire tout être aimé immortel, et les avait envié. Tout le malheur d’un être de magie qui appréciait les humains était le constant rappel de leurs âges qui, à toute allure, s’accumulaient, pour tout aussi vite se taire. Il avait eu peur de perdre son ami avant même d’avoir pu le connaitre. Désormais, ils disposaient tous deux d’un peu de sursis, dont Léon comptait bien profiter, tant que lui-même n’avait accompli son voeu de connaître, un jour peut-être, toute la beauté de l’éphémérité.