30 octobre 1764
En tout et pour tout, Kaiikathal avait dénombré une soixantaine de raisons d’apprécier cet endroit.
Déjà, la luxuriance de ces terres : en remontant le delta, elle avait salué avec enthousiasme les flamboyants champs de sorgho commun et les fruiticultures de caroubiers, qui attendaient timidement l’été de la prochaine décennie pour révéler leurs premiers fruits. Une heure de parcours plus tard, les rives du Tampocuilë faisaient étalage de leur insolente fertilité en tachant le désert d’un vert saisissant. Pour cela, il leur avait fallu faire reculer les débris et rochers qui formaient des blocs énormes. Il avait fallu cinq semaines pour venir à bout des plus gros, et combler des cratères faisant parfois cinq ou six mètres de diamètre. Le travail des esclaves avançait plus vite qu’un lévrier de course lancé sur son appât.
Il avait ensuite fallu remplir les plus grands trous pour aplanir entièrement les berges du large cours d’eau. Kaiikathal, qui avait surveillé ce chantier avec intérêt, eut une pensée émue pour ces esclaves qui s’étaient donnés tant de mal à extraire les déblais sous les implacables rayons de l’astre : mais elle était trop passionnée par la réussite de son entreprise (par procuration) pour s’attendrir durablement.
Suite aux labours profonds, il leur fallu passer au défonçage à la pioche, ce qui leur prit à peine six semaines tant le sol était meuble, du lever au coucher du soleil. Les champs prirent forme et n’attendirent plus que leur ensemencement, ce qui ne tarda pas à arriver. Et voilà que, quelques mois plus tard, une nappe de verdure éblouissante se dressait haute, droite et insouciante vers le ciel.
Le recul des débris, repoussés de l’autre côté des dunes, avait agrandi le vallon alimenté par le Tampocuilë, veine persane irriguant le corps du delta charnu d’orge et de blé dur. Les flots brillaient et se déversaient dans les champs grâce à tout un système d’irrigation qui se divisait en centaines de rigoles, un travail de longue haleine qui avait cassé bien des dos (et des esprits) afin que le résultat escompté aboutisse enfin. Désormais, une eau plate et propre, tissée par la roche grenue, s’écoulait triomphalement dans cette multitude de capillaires rafraîchissants.
La misère de ce lieu était partie sans retour pour un autre monde. De son passage et de sa longue détresse, il ne restait pratiquement plus rien : une habitation laissée à l’abandon par-ci, par-là ; et, lors des nuits de mistral, caché en haut au sommet des dunes, un petit air de chant elfique.
Grâce à sa récente et toute nouvelle croissance, nul doute que Blanche-Rive deviendrait bientôt “Blanche-Rive l’Opulente”.
Kaiikathal avait quitté le confort de la cité pour emprunter les chemins muletiers qui quittaient la ville et traversaient le vallon jusqu’aux berges prolifiques. Elle marchait à travers une jungle de papyrus, laissant derrière elle la vision effrayante d’un sentier agité par le passage d’un monstre en quête d’une victime à emporter. De temps en temps, son cou se dressait par-dessus leur cime et la valetaille soupirait, à la fois soulagée et inquiète, car même si la bête était de leur côté, elle n’avait nul besoin de leur rappeler qu’elle possédait quatre belles rangées de dents et une gorge capable d’entrer en éruption à tout instant.
L’eau jusqu’au coude, elle retournait à chaque pas le fragile écosystème qui faisait le lit de cette plantation : les dytiques, les gerris, des milliers de larves en tout genre et surtout de la vase, voilà ce qui constituait leur support nutritif. Le mildiou était absent, probablement découragé par les faramineuses températures du climat désertique en dépit du fleuve. Les moustiques avaient envahi les plantations et avaient pris d’assaut les canaux où une partie de l’eau était suffisamment propice au développement de leurs larves, si bien que le message avait été passé, et que chaque flaque d’eau stagnante découverte au détour d’un champ était immédiatement recouverte de sable. La guerre contre les moustiques était déclarée, et c’était là l’un des rares problèmes que pouvait rencontrer la populace ces temps-ci (si tant est que les moustiques étaient le seul problème des esclaves), du moins, Kaiikathal n’en voyait pas d’autre car elle les trouvait plutôt bien lotis. Après tout, ils disposaient désormais chacun d’une habitation attitrée à une parcelle de terre spécifique. C’était presque comme s’ils étaient libres.
En continuant sa marche, Kaiikathal entendit quelques joyeux cris félins. Au moment de tourner la tête pour en déterminer la direction, elle sentit un objet dur lui rentrer doucement dans les écailles de la patte avant et sursauta. Grande comme elle était, elle ne faisait presque plus attention à ce qu’il se passait tout en bas. Un esquif tressé de roseaux, avec à son bord trois graahrons à la mine épouvantée, car ils venaient probablement de commettre l’impardonnable : qui donc osait se heurter à la Liée du Chaos, sinon son propre Lié ?
Heureusement pour eux, les graahrons surestimaient la préciosité de sa majesté des mers et des océans, qui n’avait que faire de ces trois chatons. Ne sachant comment réagir, la jeune dracène se contenta de hausser les épaules “allumaine”, comme elle disait, et les gratifia d’un grand sourire avant de poursuivre son chemin, laissant derrière elle une clameur terrifiée, celle des graahrons esclaves qui hurlaient de peur suite à cette terrifiante rencontre. En fin de compte, il y avait peut-être bel et bien un monstre caché dans les papyrus ; et les petits graahrons, ce soir, feraient naître une légende, celle de l’abominable dragonne qui sentait le poisson, et qui arpentait les rives du fleuve en quête d’un met à se mettre sous la dent.
Sa mystérieuse promenade la conduisit hors des champs, dans le petit port qui avait fleuri sur les bords du Tampocuilë. Elle suivit les pontons ou le bord de la rade : tous les hominidés n’étaient pas habitués à sa présence, alors il fallait (dans une certaine mesure) se méfier de leurs réactions. C’était une très belle journée, immobile et brûlante comme un jour d’automne dans un pays de désert. Les plantes grimpantes portaient mille oiseaux qui ne valaient pas une flèche, et ils le savaient, car ils chantaient à plein poumons au sommet des plus hautes tiges sans prêter attention à personne d’autre qu’un éventuel prétendant ou ennemi.
Dans l’air figé de Keet-Tiamat, les dunes lointaines semblaient avoir profité de la nuit pour s’être rapprochées : peut-être était-ce un effet d’optique dû au mouvement des sables, retenus par la grande palissade qui encerclait la cité. L’odeur du chaud, un peu adoucie par les effluves du Tampocuilë, flottait sur le port.
Elle suivit lentement le bord de la rade, surveillant les navires amarrés. Dans un recoin, des mouettes rieuses qui avaient remonté le delta se disputaient les prises abandonnées par les pêcheurs, invisibles ; et tout à coup, elles éclataient de rire, ou de colère.
“Eh bien ! Celles-ci, au moins, on ne pourra pas dire qu’elles se font du mauvais sang. Quelle vie ! Leur plus gros travail, c’est de trouver un partenaire pour se construire un nid. Rien à faire, rien à échanger contre des sous, pas de trésor à ramasser : c’est la belle vie !”
Alors qu’elle avait tout un trésor à se constituer et un Lié à défendre au péril de sa vie. Quelle fatalité, et aussi, quel cadeau le Rêve lui avait fait ! Eux n’avaient pas à se tracasser du mal inconnu qui rongeait leur âme sœur, n’avaient qu’à échanger des “pii” et des “piaa” pour se faire passer de simples messages. Alors qu’en ce moment, avec Nathaniel, il fallait creuser encore et encore pour arriver à lui arracher un seul mot. Et une pioche ne suffisait pas : il fallait aussi s’équiper d’un mandrin et sa fraise pour percer ses secrets et comprendre quelque chose, ce qui s’avérait pratiquement impossible, relevait d’un grand défi.
Comme il était très rare que sa pensée s’élève à un tel niveau philosophique, elle s’en émerveilla elle-même, et décida de poursuivre.
“Enfin, elles ont la belle vie, jusqu’à-ce qu’elles finissent avec une patte en moins ou dans le ventre d’un requin. Ou encore mieux : dans le mien.”
Tout comme les esclaves contre les moustiques, Kaiikathal avait vertueusement pris la décision de mener une guerre contre les oiseaux des mers, ces impertinents qui faisaient les malins au-dessus des vagues et même parfois sous la surface de l’eau, à se prendre pour des dragons, mais en moins bien, tout juste bons à lui remplir l’estomac.
“Moi aussi je pourrais vivre comme une mouette un jour. Avec mon futur trésor, j’achèterai cette ville et puis toutes les autres aussi. Enfin… je laisserai volontiers Nyn-Tiamat à Nahui et à son Lié, et une autre, et on sera à égalité. Vé ! C’est quoi ça…”
Une vive douleur lui perclut la poitrine. Elle regarda en bas, simple réflexe, constata qu’elle n’avait rien sur elle, à part les plus belles écailles du monde - et sentit comme un irrépressible besoin de le retrouver, Lui. À moins que ce ne soit lui qui l’appelait ?
Dernière édition par Kaiikathal le Mer 15 Juin 2022 - 20:38, édité 2 fois