1er octobre 1764
-V’sj’t’r’te p’r t?
-Va’je’tro’te pou’t?
-Vais-j’trop vit’pou’to?
-Vais-je trop vite pour toi ?
Le jeune Damgond, un crustacé d’à peine un mètre, demeurait muet comme une tombe. Il continuait de fracasser de ses énormes pinces un rocher faisant obstacle à son inénarrable route. À l’évidence, Il entendait ignorer son colocataire de fortune et défendre son pré carré. Ssaadjith poussa une langue de flamme verdoyante, une lueur acariâtre dans le regard. C’était qu’il avait une furieuse envie de mettre griffe et collerette au vent contre le crustacé. Voilà maintenant plusieurs minutes qu’il tâchait de se faire entendre par ce gros bigorneau, sans succès. Ces petits êtres inférieurs étaient de candides andouilles et il fallait savoir se montrer patient. Voyant ses demandes être ignorées, Ssaadjith avait d’abord essayé de s’exprimer à la vitesse de l’éclair, puis d’articuler sa question de plus en plus lentement. Il avait espéré atteindre un rythme qui aurait donné au Damgond une raison de penser que le dragon s’intéressait à lui, ce qui bien entendu, était tout bonnement prodigieux. Mais il n’avait pas fait de gros progrès jusque-là et son infinie patience s’était tout bonnement envolée depuis lors.
La question de Ssaadjith était sérieuse pourtant. À l’origine, il n’avait guère voulu alpaguer de façon aussi triviale un habitant des fonds marins ; un peuple qui ne lui était guère familier et dont il n’avait longtemps eu pour toute curiosité que la chair se trouvant à l’intérieur de leur coquille. Mais voilà qu’il avait traîné ses ailes sur plusieurs lieues au-delà de la côte septentrionale de Néthéril et depuis lors, il cherchait son chemin. Et en vérité le perdait de plus en plus. Il avait eu les crocs longs. Pour le rugir franchement, Ssaadjith avait eu l’esprit fugueur. Ses petites errances dans le canyon karaptia avaient érodé sa patience et mit en vrac sa détermination à rester cloîtré près de la demeure familiale.
Il fallait ajouter à cela que la petitesse de l’île, son sable et sa platitude avaient mis en exergue un manque profond chez le dragon d’obsidienne : Un désir de retrouver le chemin des montagnes et du roc. En un mot comme en cent, la chaîne de Nin Daaruth lui manquait affreusement.
Alors au lieu de rester près du canyon ou de se prélasser sur le trône de granit bâti par son Père, Ssaadjith avait décidé de se jeter à l’eau. Littéralement. Sa vie aventureuse dans le désert avait touché à sa fin et le dragon était parti s’envoler dans les eaux tumultueuses de la mer Reshenta. Il n’avait pas eu une once de regret.
Mieux valait la mer, certes capricieuse, au désert dévoreur de rêve. A l’instant où Ssaadjith s’était aventuré sur la côte, il s’était retrouvé captivé par l’aspect éternel des flots, par sa boisson, à la lie enivrée, ingurgitant l’air iodé comme un quartier de viande bien juteux.
Ça ! Ça, c’était la mer ! Cette satanée Reshenta, il fallait lui tirer révérence et collerette basse dixit Ssaadjith, même si le dragon était trop orgueilleux pour le faire. Quelle générosité de mouvement ! Quelle grâce dans le ressac ! Et quelle jolie prévenance que ces vagues portées par le vent. Dès cet instant, le dragon d’obsidienne avait décollé sans plus attendre.
Ni son Père, ni sa Mère ne l’en avaient empêché. Le grand dragon rouge était parti loin de la caverne familiale, pour une affaire qui apparemment ne regardait que lui et pas la prunelle de ses yeux. Quant à Quartzécailles, elle n’avait pas même jeté un regard en coin à son petit manège. C’était à se demander, pensa-t-il désormais, s’ils n’avaient pas souhaité qu’il se perde sur cet îlot de malheur, à la rocaille plus solide qu’une carapace de homard.
Car tout le problème était là. Après avoir fait route avec la ferme intention de traverser la mer entière, oui c’était bel et bien son idée de départ, et d’aller s’installer jusqu’à une terre non loin de Nyn-Tiamat ; le récif des tempêtes par exemple ; le dragon s’était vite retrouvé éreinté par l’effort que lui demandait un tel voyage. Son vol s’était retrouvé saccadé, excessivement nerveux. Une pluie battante était alors montée d’un vent d’Ouest, une coulée fugace et vile qui l’avait forcé à dévier de sa destination.
Et ainsi de floc….
En flac…
Et en floc…
Ses ailes l’avaient amené lentement sur de l’eau frisquette jusqu’à trouver cet îlot vaseux, mal fixé par des roseaux bruissant. Harassé et perdu, Ssaadjith avait d’abord somnolé d’une sieste parsemée de rêves diffus. Puis il avait essayé de reprendre la route en direction du Nord. En vain. La tempête l’en avait empêché, tel un rempart hérissé des lames glacées que faisait surgir une averse hargneuse.
Griffes et fureur ! On ne pouvait même plus voir les ombres dorées de la frontière « Néthérilienne » à cette distance. Autant dire que sa fugue, si on pouvait encore appeler cette misérable escapade comme tel, avait été d’un ridicule sans nom. Il avait certes quitté le désert, mais pour aller où ? Sur un petit ilot de pacotille, noyé au milieu de nulle part. Cela ne fit qu’embraser de plus belle la flamme qui grondait dans son estomac et ses griffes raclèrent violemment contre le sol spongieux. Mais Ssaadjith se refusa à des lamentations. Il valait bien mieux que ça ! Il savait que Père et Mère le retrouveraient. En fait, il était même certain que ces derniers savaient parfaitement où ils se trouvaient et qu’ils ne comptaient venir le chercher que bien plus tard comme punition. Cruels géniteurs. La solitude, le dragon d’obsidienne détestait ça…
Si cela devait se passer ainsi, Ssaadjith se débrouillerait par lui-même. Il n’avait pas besoin d’appeler à l’aide. Il pouvait très bien se débrouiller tout seul ! Ses ailes trempées jusqu’à la membrane se rétabliraient avec le temps et une bonne nuit de sommeil. Dès lors, le dragon d’obsidienne rentrerait chez lui et inventerait des aventures avec des affrontements contre les Serpentempêtes et les Noctapagos.
Dans le lointain, il vit l’heure grise arriver. Le soleil entamait sa chute, crevait l’horizon de son éclat doré. Le soir arrivait trop vite. Sans s’annoncer, un silence ruisselant enveloppa l’îlot, uniquement brisé par le mouvement de la houle. Il s’étendait tout autour de Ssaadjith, au fond même de lui, pénétrant sa carapace d’écailles chaudes. Mais la petite pluie qui tombait de concert, ondulante, mouchetée d’impact sur la roche n’aurait su le distraire.
Ssaadjith se redressa et posa à nouveau ses questions au Damgond qui eut l’air de se préoccuper de lui comme de sa première pince. Pas loquace le fruit de mer. A l’accoutumée, ce genre de bête vivait en colonie, mais celui-ci s’était soit perdu, soit avait décidé de rouler sa bosse en solitaire. Tant pis. Il trouverait bien un moyen de se servir de lui autrement ; sa chair par exemple ! Le dragon d’obsidienne l’observait avec une envie qui mettait son estomac à l’agonie. Il savait que la viande de ces crustacés était délicieusement sucrée, bien qu’il ne sache pas encore comment épingler l’abominable. Il était bien loin de ses routines et de ses bases.
C’est alors qu’il vit sous le ciel strié de nuages une forme, comme une flèche taillée dans les ténèbres, qui tranchait le rideau mauve du crépuscule. Il crut tout d’abord que c’était un oiseau des mers, mais la forme se rapprocha avec l’allure d’un nuage bleu redressé d’or et ses ailes avaient à l’évidence une forme draconique. Soudain, les yeux d’absinthe du dragonnet s’écarquillèrent. Il fut bientôt évident qu’avec une telle vitesse, cette grâce belliqueuse à tendance sanguinaire, pour ne pas dire franchement carnassière, ne pouvait appartenir qu’à un seul être ailé ; Une dragonne aux écailles brillantes de l’outremer, au corps plus dur que l’acier et plus massif que son trône de granit.
-Kaii-chériiiiiiie !
Soudain, sous les ailes fringantes de la sémillante, le dragon d’obsidienne mira la silhouette branlante du mat d’un navire. Des pirates ! Il en poussa une petite exclamation de stupéfaction avant de se reprendre superbement et de fermer son clapet. De la distinction, de grâce ! Il ne fallait pas rater son entrée en scène. Certes, son père et cette bande de mielleux de la bouteille n’étaient pas en très bons termes, à cause de leurs griefs avec les Graärh. Mais ce n’était pas une raison pour que Ssaadjith s’en fasse des ennemis à son tour. De la tournure de son attitude dépendrait peut-être son salut ! Car si les pirates étaient de misérables forbans, n’étaient-ils pas aussi de splendides marins ? Sans l’ombre d’un doute, leur navire saurait le ramener à bon port en un rien de temps. Il quitterait certes son nouveau domaine mais peu lui importait. Ssaadjith s’ennuyait à mourir sur cet îlot crasseux et ses lourdauds d’habitants n’avaient guère de conversation.
Quant à sa nouvelle-amie-liée-des-pirates-et-sœur-de-nuée, elle ne devait surtout pas croire qu’il s’était mis dans un pétrin plus gros que lui et qu’il était incapable de s’en sortir. Après tout, la dragonne était une survivante, une créature née du « Sur » et du « Vivant ». Tout ce qu’elle considérait inférieure à elle, elle le dédaignait. En cela, Ssaadjith était heureux de trouver une partenaire de pensée et de principes. Il lui fallait donc, pour s’en faire une alliée, se présenter et être présentable. Monumentalement présentable.
Il prit ainsi la pose, laissa l’attente grandir tandis que la dragonne se dirigeait droit dans sa direction. Il cracha soudain un halo de flamme verdoyante qu’il traça élégamment autour de lui, en auréole de compagnie, afin que brille son armure d’écailles et que frétille sa collerette grâce à la chaleur du feu. Le vacarme braillard de l’alizé étreignit ses ailes et les souleva en grand, tels des voiles noires de circonstance. Lorsque la dragonne jucha une patte sur son îlot, Ssaadjith darda sa langue râpeuse dans sa direction et la couva de son regard embrasé :
-Kaiikathal, que de délicatesse et de plaisir au vol ! Je ne m’attendais guère à te trouver ici, encore moins avec tes guignols. Non pas que ce genre de camarilla me dérange, qu’ils soient nobles ou pouilleux. Ils présentent sur leurs voiles de beaux atours, et pour dénicher un terrain giboyeux, ils demeurent un recours.
Sans attendre de réponse, il enchaîna :
-À ce sujet, aurais-tu un petit creux ? Si c’est le cas, je t’invite à ma table des bienheureux. Nous pourrons bavarder et vois-tu je m’apprêtais à chasser…. Hum bien que cette petite peste-là (il indiqua le Damgond de sa queue) soit effroyablement caparaçonnée. Allons, allons, ne claironne rien, suis-moi, c’est là, viens vite ! En ma qualité de Ssaadjith, je te condamne à souffrir d’un repas et de rires sur mon modeste gîte !