20 octobre 1764
Le corps d’un dragon grandissait plus vite que ses capacités cognitives. Loin de là l’idée que Kaiikathal était sous-développée ; comme ses confrères, elle était douée d’une plasticité cérébrale largement supérieure à toutes les espèces de ce monde. Mais un dragon restait longtemps un dragonnet enfermé dans un physique d’adulte, ce qui impliquait de profondes lacunes émotionnelles ; il n’y avait qu’à connaître les autres draconiens de son âge (Nahui, Nephilith, Ssaadjith) pour le comprendre.
La Marche-Tempête avait beau avoir un sobriquet à faire taire les bouches, elle était épuisée en raison des événements récents qui l’avaient conduite en Néthéril. Pour une raison obscure, on l’avait sommée, elle, de se rendre en terre inconnue, au Domaine Baptistrel, après quoi elle repartirait en Keet-Tiamat rejoindre son Lié pour l’accompagner dans ses entreprises.
Et pourquoi pas maintenant ? Pourquoi l’avait-on obligée, elle parmi tant d’autres, de voyager au Domaine en tant que représentante de la Confrérie alors qu’elle pourrait se trouver à des centaines de lieues d’ici à sa véritable place, aux côtés de Nathaniel ? Pour la Liée, se retrouver séparée de son âme soeur après une si conséquente mésaventure était comme se faire amputer d’une partie de soi ; un sevrage d’une brutalité incompréhensible qui la plongeait dans le tourment, alors qu’elle avait réalisé à quel point la vie d’un bipède, et donc de Nathaniel, ne tenait qu’à un fil.
Kaiikathal soupçonnait quelques magouilles cachées derrière ce masque politique dont on l’avait affublée sans retenue.
Les bipèdes sont d’étranges créatures. Ils sont capables de s'entretuer puis ils s’entraident le lendemain, et recommencent ce cycle infini en faisant mine que rien n’est jamais arrivé. C’est comme si leur mémoire leur faisait défaut, et qu’ils étaient incapables de tirer des leçons de leur vie… supposa Kaiikathal avec un amusement sinistre. Elle savait qu’elle aurait dû ressentir davantage d’angoisse à cette perspective dans laquelle l’équilibre du monde était non seulement régi par les forces des grands esprits et de la nature, mais surtout par des êtres insignifiants qui décidaient de qui avait le droit de vivre, et qui ne l’avait pas.
Mais au fond, elle l’envisageait avec indifférence, car elle-même n’était pas en reste. La réputation de son impitoyable férocité avait déjà fait le tour de l’archipel, et on lui en voulait déjà rien que pour cela.
Dans les circonstances présentes, elle ne voyait aucune possibilité pour elle de regagner un semblant d’honneur aux yeux des peuples humains et Graärh : elle n’avait de toute façon rien à y gagner, ce qui selon elle rendait sa présence au Domaine complètement insensée. Mais on le lui avait exigé et elle était trop fatiguée pour contester, alors soit : elle se laisserait, pour une fois, juger par contumace et n’aurait qu’à ignorer le résultat.
La seule chose qu’elle redoutait dans l’idée d’une condamnation morale, celle qui se lisait dans les yeux des bipèdes qui posaient un regard de crainte et de désapprobation sur ses écailles pourtant brillées et soigneusement entretenue, c’était la mauvaise estime que cela risquait de causer à Nathaniel, que la réputation précédait.
Kaiikathal ne put s’empêcher de constater un contraste absurde, à quitter des idées aussi noires pour franchir un seuil de paix et de célébration, Lolupata ayant été vaincue, cela conférait à la scène une impression d’irréalité, comme si elle séjournait temporairement dans un monde féérique qui disparaîtrait aussitôt quitté.
Kaiikathal s’avança dans la clairière sans parvenir à se défaire de cette impression que tout ce qu’il voyait était factice, que le monde entier était une mise en scène : que les hommes et les femmes auxquels elle s’adressait était plats comme les feuilles d’un platane, tout en surface et sans profondeur. Ils lui adressaient tous les mêmes formules de politesse glaciale, répétaient les mêmes remarques. “Ah, c’est elle.” Étaient-ils donc incapables de voir ce qu’il y avait de bon en elle, sous cette armure de griffes et d’écailles sans qui il en serait allé tout autrement ?
Elle s’ébroua, comme pour se débarrasser de ces mauvaises pensées, et regarda autour d’elle. Il lui semblait qu’elle se trouvait dans la clairière de la Grande-Mère, mais les maigres informations qu’elle avait pu récolter n’étaient guère très claires. Le Domaine Baptistrel lui apparaissait comme un véritable labyrinthe, et Kaiikathal avait compris qu’il était subdivisé en plusieurs parcelles de territoire avec chacune un sanctuaire attribué, mais cela n’améliorait en rien sa compréhension de l'endroit, elle n’était point en mesure de localiser chaque région.
Cela lui donnait juste l’impression que la vie était compliquée ici, là où aucune frontière ne délimitait la mer, si ce n’est les Terres elles-mêmes. Pas le genre de lieu auquel Kaiikathal était accoutumée.
“Hé ho ?” clama-t-elle, brisant la tranquillité des lieux, ce qui lui valut de s’attirer quelques regards foudroyants ou craintifs. “Est-ce que quelqu’un pourrait m’indiquer où je dois aller ?” demanda-t-elle avec dans la voix un semblant de désespoir qui ne lui ressemblait pas. “Arrêtez de me contempler ainsi et renseignez-moi, par toutes les écailles de l’univers !”