"Une fois l'an, à la même époque, notre Aaleeshaan entamait un rituel étrange. Elle qui, d'ordinaire, fuyait la plume et le parchemin, s'asseyait devant son écritoire, un jour où le vent froid n'était pas propice à une chasse digne de ce nom. Je n'avais jamais réellement compris pourquoi, mais chaque année, nous qui la suivions dans son quotidien comme dans ses lubies les plus extravagantes, recevions de sa part un présent, quelques jours ou semaines après qu'elle en ait terminé de vociférer et de jeter des feuillets froissés sur le sol. Taches d'encre, ratures, insatisfaction...lorsque ce qu'elle écrivait ne lui convenait pas, le déroulement de la scène était toujours le même : coup de poing sur la table, jurons fleuris, massacre du parchemin en cours, jet par dessus l'épaule...et si le document n'atterrissait pas par terre, c'était bien souvent parce que je me le prenais sur le coin du museau. Tous ces brouillons finissaient ensuite méthodiquement brûlés. Quant à en ramasser ou en déplier un pour le lire...Jh'eena avait l'ouïe fine. Inutile d'espérer s'en tirer avec une simple correction! Nous nous connaissons tous deux depuis le temps où nous ne pouvions marcher qu'à quatre pattes, et pourtant, impossible de savoir ce qu'elle couchait sur ce fichu parchemin. J'avais même fini par abandonner l'idée de le savoir. La persévérance est une qualité, évidemment, mais parfois, l'ignorance ne fait pas de mal...
- Djerzeb?
Je me retournai, puis entrepris d'ouvrir la porte de l'étude que je gardais lorsqu'elle s'attaquait a sa missive annuelle.
- Aaleeshaan ?, lui répondis-je apres m'être glissé par l'entrebâillement. Le sol était déjà jonché de parchemins en boule...et je remerciai les esprits qu'elle le nettoie elle-même après ces sessions d'écriture!
- Pourrais-tu m'apporter le dîner ici? J'en ai encore pour un moment...
Jh'eena se gratta la tête du bout des griffes. Elle n'avait même pas pris la peine de se retourner, assise en tailleur sur la chaise, la tête entre les pattes. D'ailleurs, et je me retins de le lui faire savoir pour ne pas attiser son inconfort, elle avait omis de reposer la plume dans l'encrier... C'était la première fois que je la voyais avec une oreille noire. Ça ne lui allait pas si mal, en vérité! Enfin. Je me contentais de ressortir de la pièce pour aller récupérer ce que Sheoggah avait preparé. C'était toujours lui qui se retrouvait de corvée cuisine, mais...soyons réalistes : entre Lha'dii, qui tentait désespérément de comprendre l'intérêt de cuire les aliments, PAIN INCLUS et moi, qui ne maîtrisait qu'une seule cuisson : la pyrolyse...oui, il restait bien trois autres compères en la demeure, mais aucun n'égalait les talents culinaires de notre champion bourru.
- La patronne a faim, mon vieux!, claironnai-je en rentrant dans la cuisine...où je ne pus qu'être surpris en voyant mes deux camarades nommés ci-avant échanger leurs salives sous une boule de Virevoltant accrochée au plafond. Les deux s'éloignèrent brusquement l'un de l'autre.
Si vous ne les connaissiez pas plus que ça, vous auriez pu penser que la petite, joviale, et parfois un peu timide Lha'dii se serait enfuie, et que le grand costaud a grande gueule, qui alternait entre phases "colérique" et phases "bourru", Sheoggah, serait venu me faire la leçon...mais non, ce fut entièrement l'inverse.
- TU PEUX PAS FRAPPER AVANT D'ENTRER?! ESPECE D'ABRUTI! C'EST DES MANIERES, CA?!
- Oh, tu sais...moi, quand la patronne ordonne, j'execute, ça n'a rien de personnel! Après, si c'était pour vous voir essayer de vous lécher la glotte...
- C'EST UNE TRADITION SUR KEET-TIAMAT! beugla la petite Graarh, qui semblait bien décidée à appuyer le moindre de ses cris en m'enfonçant son index dans le sternum.
- Pour y avoir fait quelques mois, je crois que vous êtes un peu en avance sur la question...et c'est avec du gui qu'ils font ça, pas de l'herbe de brousse. Et avec moins de salade de langue, aussi.
- 'te fatigue pas, Lhad'. On est grillés.
Et voilà que Sheoggah refaisait son apparition, tandis que sa compagne officieuse, se rappelant que mon séjours sur Keet-tiamat n'avait rien en commun avec des vacances ou un voyage d'affaires, ne savait plus où se mettre. J'ebouriffai son pelage en passant a côté d'elle, en guise de "sans rancune" informulé, avant de me diriger vers le colosse qui préparait un plateau pour que la patronne puisse manger. Définitivement, lorsqu'il s'agissait de se cacher, monsieur double-haches n'était pas des plus efficaces. Il avait bondi, lorsque j'avais donné de la voix en entrant, pour masquer sa présence derrière une jarre de salage...dont il dépassait de tous les côtés, entre sa stature massive et son pelage hérissé par la surprise. D'ailleurs, en parlant de surprise, le fait qu'il ait mis deux portions de ragoût sur le même plateau m'etonna. Jh'eena mangeait seule si elle n'avait pas d'invités, quant à moi, je mangeais toujours avec eux...
- Tu vas te faire enguirlander si tu quittes ton poste trop longtemps, et tu la connais...quand elle "hiberne" comme ça, elle est toujours de mauvais poil. En plus, ça dure déjà depuis deux jours.
- J'apprécie l'attention. Mais...un deuxième plateau serait bienvenu, non?
- ...rupture de stock?..
...il s'était encore assis sur la pile de plateau en pensant qu'il s'agissait d'une caisse. C'était la quatrième fois cette année. Décidément, pour sa taille, c'était ridicule : une bouteille de vin de dattes entre collègues et...pouf! Un Sheoggah a la mer! Je me contentais de sourire et de repartir en direction du bureau de Jh'eena. Là-bas, contrairement a la cuisine, je frappais avant d'entrer, et c'est un simple grognement approbateur qui m'indiqua qu'elle m'autorisait a pénétrer dans son sanctuaire de boulettes de parchemin.
- Sheoggah a préparé un mafé. Je vous le dépose sur la commode?
- Ramène ça ici, je crève la dalle...
Le ton et le lexique ne laissaient pas de place au doute : entre lassitude et contrariété, elle ne s'en sortait pas, avec son écrit. Remarquez, inutile de s'attarder sur les indices sonores pour le savoir : il fallait regarder ou poser les pattes si l'on ne voulait pas avoir de l'encre plein les coussinets ou partir en aquaplaning sur un bout de parchemin...enfin. Je m'exécutais sans plus de cérémonie -mais en faisant tout de même attention à ne pas m'offrir un aller simple pour le champ de mines d'encre-, et amenai jusqu'à mon Aaleeshaan le plateau préparé par la montagne de poils.
- Prends une chaise.Tu ne vas pas manger par terre., ordonna la Dominante.
Si j'hésitais un instant, ses prunelles dorées me firent céder en moins de temps qu'il n'en faut pour dire "savane". Si elle pouvait paraître hautaine, voire pompeuse; autoritaire, voire méchante, Jh'eena était surtout attentionnée envers les siens. N'importe qui d'autre ne se serait pas préoccupé que je mange assis sur le sol ou debout...mais pas elle. Moi qui comptais embarquer mon bol jusqu'à l'entrée et reprendre ma garde en grignotant, je changeais mes plans en suivant sa directive. Nous entamèrent le repas en silence, moi, regardant mon bol, elle, fixant sa feuille...jusqu'à ce que je tente de briser le silence.
- Votre travail semble compliqué, cette année., tentai-je, accueilli par un soupir de lassitude.
- C'est peu de le dire. Tu as fait ta liste?
- ma...liste? Oui, demain, je vais patrouiller autour du comptoir de commerce, puis je dois...
Son rire amusé m'interrompit, alors qu'elle couvrait ses babines du dos de sa patte tenant la cuillère de bois pour éviter de tâcher sa feuille en riant la bouche pleine. Elle déglutit, puis corrigea :
- Mais non! Ta liste de Noël !
- Oh! Je n'en ai pas fait depuis...j'étais encore un graärhon, je crois. C'est ce qui vous tracasse autant? Je pensais que ce serait une affaire du conseil...
- Qu'il aille au diable, ce foutu conseil. En quarante ans, je n'ai pas raté UNE seule liste de Noël. Ce n'est pas cette année que ça va commencer.
- C'est une légende pour enfants, Aaleeshan, vous le savez...
Elle posa son bol et se tourna vers moi d'un geste brusque. son pelage ras s'anima, comme ondulant au rythme de sa respiration, chaque mèche pareille a de fines dunes dorées balayées par le vent des steppes. Dans ses yeux luisaient une lueur de reproche qui me fit plaquer les oreilles en arrière. Je détestais contredire Jh'eena. Il le fallait, parfois, bien sûr, c'était d'ailleurs en partie mon rôle...mais sur quelque chose qui lui tenait à coeur a ce point, et qui ne risquait pas de mettre qui que ce soit en péril...j'aurais mieux fait de me terre. Enfin. Les mots étaient partis. Les reprendre était impossible. Elle ouvrit l'écritoire pour en sortir un...boomerang? Depuis quand avait-elle pareil équipement? Ce n'était pourtant pas une adepte des armes de jet. Mais plus que l'étonnement de voir l'objet, c'est le voir, une fois jeté au sol, se transformer en une table de granite massif qui m'estomaqua plus qu'autre chose.
- Il était au pied de mon arbre l'an dernier. Et aucun de vous ne me l'a offert. Trois solutions, donc : soit l'un de vous ment, et puisqu'il n'y a PERSONNE ici qui puisse fabriquer pareil objet, j'en doute, soit le Père Noël existe, soit j'ai un service de securité incompétent et un admirateur secret.
J'étais de garde toute la nuit, ce soir la. Et personne ne s'est approché de notre demeure...encore moins d'êtres vivants y sont rentrés. Son raisonnement tenait un peu trop largement la route a mon goût.
-...mais j'ai confiance en vous tous, donc j'aurais tendance à dire qu'il existe. Donc? Ta liste?
- Pouvoir être avec vous et vous soutenir me suffit amplement pour ne rien lui demander, Aaleeshaan !
Je remerciai les Esprits de m'avoir donné une répartie aussi rapide qu'efficace, autant que je pouvais les haïr sur certains points, notamment celui de n'avoir pas fait notre Aaleeshaan plus perspicace sur certaines choses. Enfin. La n'était pas la question.
- Tiens. Dis-moi ce que tu en penses., conclut-elle en me fourrant sa lettre dans les mains. J'eus a peine le temps de plonger ma cuillère dans mon bol de ragoût pour ne pas la tâcher, mais j'y parvins tout de même avant d'entamer ma lecture.Spoiler :
"Cher Père Noël.
J'imagine que cette année, dire que j'ai été sage n'est pas vraiment de mise. J'ai perdu un frère sur Nin-tiamat, par négligence. J'ai failli me faire brûler vive par un dragon, et déclencher une guerre avec les Vampires, j'ai passé mon temps à râler sur mes consoeurs du conseil...et j'ai réalisé a quel point je manquais encore de puissance et d'expérience par rapport aux dirigeants de notre archipel.
Je n'ai jamais prétendu être une grande guerrière, mais mon ego m'a plus d'une fois perdu. Pourtant, je pense souhaiter, et faire en sorte qu'il arrive, le meilleur a notre peuple, et traiter au mieux ceux qui le méritent, d'où qu'ils viennent...alors, cette année encore, je me permets de t'écrire pour te demander ton assistance.
J'aimerais gagner en endurance. En résistance. En resilience. Si je ne peux rivaliser avec tous ces gens, avec les Couronnes, avec les monstres qui nous assaillent par ma force seule, alors je préfère pouvoir endurer leurs assauts pour protéger les miens. J'ai déjà deux superbes armures, c'est indéniable! Mais que sont-elles, face a un dragon, une Couronne, ou un maitre-mage?
J'aimerais également, comme tous les ans, comme tous les jours depuis ma naissance, pouvoir en découvrir plus, bien plus, sur notre peuple, son passé, ses rites et sa culture. Nous nous sommes enfermés dans un présent sans passé, sans pouvoir aller de l'avant. Il est temps de briser ces deux barrières, et l'avenir est trop incertain pour en demander des bribes...
Je voudrais également de la chance. Sous toutes ses formes. Car si le destin m'a appris une chose, c'est qu'elle est, en ces temps troublés, une valeur aussi rare que précieuse!
Enfin, je n'ai que deux autres requêtes, moindres, et peut être ne les realiseras-tu pas toutes, mais c'est la aussi ton apanage, en jugeant des méritants et de ceux qui n'en valent pas la peine.
La première est un serpentaire. Nous partageons, cet oiseau et moi, une aura, une tenacité, et un esprit de meute qui m'en fait me sentir proche...mais tu connais mes aptitudes au dressage. Alors pour m'assister et m'accompagner, j'espère que tu sauras trouver celui qui sera le plus adapté.
Enfin, je souhaite que les nôtres emprisonnés et réduits en esclavage retrouvent la liberté et la sérénité. A ces fins, je ne te demande que tes encouragements, car je m'y devouerais corps et âme.
Puisse ta tournée de cette année être emplie de joie et en apporter,
Porte-toi bien
Jh'eena.
P.S : Et je voudrais aussi prendre la tête de ce foutu conseil, mais là dessus, je me débrouillerai toute seule! Souhaite-moi bonne chance!
Je ne sus quoi répondre. Je connaissais déjà ses aspirations, aussi ses demandes me parurent-elles normales (enfin, pour ce qui était du serpentaire, c'était la une lubie récente, quand bien même elle trouvait depuis toujours ces oiseaux superbes). C'était surtout le fait de lire cette plume qui me troublait. Sa façon de l'adresser. Sa façon de se présenter. Elle avait muri, depuis nos jeunes années. Même si elle ne le montrait pas, même si elle affichait toujours cette supériorité et cette ferveur qui faisaient d'elle une meneuse-née, elle avait grandi. L'attente sembla lui peser, a en juger par le battement de sa queue contre les barreaux de la chaise...il fallait que je trouve quelque chose a dire, et vite!
- Je pense que vous vous êtes suffisamment triturée l'esprit. C'est une belle lettre, Aaleeshaan.
En la lui rendant, souriant discretement, nos regards se croisèrent. Dans ses yeux brillaient des centaines d'étoiles, a la lueur des bougies qui éclairaient la pièce. Je connaissais ce regard depuis bien longtemps. C'était celui d'une petite graärhonne de quatre ans, qui m'avait alors dit : "un jour, je serais Aaleeshaan! Et la Légion sera plus forte que jamais! Parce que ce sera moi, la cheffe!" Une graärhonne ambitieuse. Idéaliste. Persévérante. Adorable, même... Elle se saisit de sa lettre et la roula sur elle-même pour la sceller d'un ruban doré, puis ses pattes vinrent se poser sur mes épaules, tandis que ma cuillere répartit se poser dans son bol.
- Ça fait du bien de t'avoir à mes côtés, Djerzeb. Merci.
- Je ne fais que mon devoir, Aal...
Je n'eus pas le temps de terminer ma phrase que sa patte droite se posa sur ma nuque et que je sentis ses babines se poser sur les miennes... Sous le coup de la surprise, je restais ainsi figé, incapable d'esquisser le moindre mot, le moindre geste...ni même de respirer. Ce contact dura quelques secondes, avant qu'elle ne me relâche. Mon pouls tambourinnait dans mes tempes, mes poignets, ma poitrine...
- Je sais bien que j'ai les meilleurs Shikaaree des deux légions a mes côtés, Djerzeb. Et je sais aussi que j'ai un admirateur secret...
La suite de cette histoire n'est pas de celles que l'on raconte en famille, au coin du feu...mais...Père Noël, tu en as mis, du temps, avant de réaliser ma dernière demande..."Que celle qui m'a volé mon coeur se rende compte qu'il lui appartient.", Il t'aura fallu plus de vingt ans! Enfin. C'est le plus beau cadeau qu'on m'ait fait jusqu'à lors. Alors...que votre Noël soit aussi joyeux que le mien!"Djerzeb