Deux semaines étaient passés. Valmys commençait doucement à s'habituer au trajet, et à se demander quand est-ce qu'ils trouveraient une terre familière... Si seulement ils en trouvaient une. Il doutait qu'autant d'êtres vivants puissent survivre jusqu'à la terre des dragons, par exemple. D'autres possibilités demeuraient, comme la terre dévastée, et la terre oubliée. Mais les alentours du continent maudit fleuraient l'inconnu. Si généralement ce dernier s'associait à l'extase de la découverte pour le petit elfe, l'océan avait ceci d'inquiétant qu'il ne laissait pas deviner si seulement quelque chose d'autre qu'un naufrage les attendait. Sans direction autre que "tous ensemble et tous plus avant", sans conviction autre que celle de fuir les chimères, les passagers du bateau étaient sans doute nombreux à partager cette angoisse... Mais tout aussi nombreux à y mettre du leur pour éviter d'y sombrer.
C'était un geste de survie que de sourire. S'ils ne faisaient pas tous de leur mieux pour rendre le voyage viable et relativement agréable, la folie menaçait de les emporter avant même que l'eau ne s'en charge, pour un sort assurément morbide. Ceux qui avaient pesté en imaginant les artistes futiles furent les premiers à apprécier leurs histoires, leurs jeux, et tous les émerveillements qu'ils avaient à proposer. Valmys était de ces artistes-là. Certaines personnes n'avaient jamais vu de psaltérion, et il joua pour eux. Il conta des histoires de tous les coins de l'ancien continent. Il offrit sa magie en soutien lorsque qui que ce soit en avait besoin. Il pouvait participer à quelques taches simples de ménages jusqu'à des taches plus complexes de cuisine, en passant par quelques noeuds de cordes qu'il apprenait à faire pour passer le temps. Parfois il s'asseyait et observait l'océan... Jusqu'à ce que sa part humaine s'ennuyât et le poussa à nouveau vers une activité. Peindre et écrire lui manquait; mais ils économisaient le papier. Lorsqu'il voulait créer une histoire, il se devait de la retenir sans notes. Parfois, il les marquait sur son bras.
Il avait passé une soirée fort agréable. C'est que les adultes avaient eu la bonne idée de lui confier les enfants, cette fois. Valmys n'avait pas prévu le coup, et ignorait si son histoire allait convenir aux petites têtes blondes. Il avait improvisé. Mais les gamins étaient bons: ils avaient participé avec lui à la création de l'histoire, s'en appropriant les personnages. Ç'avait été... Fort sympathique. Il était prêt à recommencer, mais... Plus tard. Après la grasse matinée.
C'était donc bien tardivement que Valmys avait, difficilement, papillonné de ses paupières collantes dans le noir du dortoir. Ses oreilles avaient beau être ronds, elles étaient affutées, et au peu de respirations présentes il avait vite déduit que, s'il ne se levait pas, il allait essuyer des réflexion sur sa fainéantise. Mollement, il avait résisté à l'appel du hamac, s'était vêtu, avait noué rapidement ses cheveux, avant de s'orienter vers les cuisines. Sa bouche était pâteuse, et il avait l'impression d'avoir mangé un rat galeux dans son sommeil. Il lui fallait... Des pommes ! De bonnes pommes juteuses ! Voilà qui ferait passer le goût horrible du matin !
Les chanteterre avaient sans doute fort à faire, avec toute la population qu'il fallait nourrir, sur tous les bateaux. Ils n'étaient pas seuls... Tous les mages, et tous les bipèdes en lien avec les végétaux, devaient y passer. Nourrir une population, hors de toute terre, était difficile, et ils n'avaient que peu de place pour accueillir les animaux. Végétalien, Valmys n'était pas dépaysé par le régime à adopter. Il savait bien, en revanche, que certains autres bipèdes bavaient à la seule évocation d'animaux, si bien que le jeune elfe en venait à éviter certains de crainte d'être confondu avec un lapin, ou avec son animal-totem. Heureusement, d'autres omnivores étaient bien plus pacifistes. Les totems vaches faisaient de leur mieux pour apaiser les langues et palais des voyageurs involontaires.
Valmys sortit de la cuisine, sa besace remplie de pommes. Il avait faim. Une dernière pomme s'était coincée entre ses dents, et il en savourait le jus avec délice. C'était frais, doux, sucré, croquant... Cette espèce-ci n'était pas farineuse, en plus. Pile ce qu'il aimait. D'un revers de manche, l'Enwr essuya le jus qui lui coulait sur le menton. A moins que ce ne fut de la bave ? C'étaient bien là de cavalières manières...
Parlant de cavaliers, il crut entendre des bruits de bottes. Non. De sabots. Redressant le nez comme un chien à la voix de son maître, Valmys sut tout de suite d'où venait le fabuleux animal. Il le vit. C'était... C'était une merveille ! Il était beaaau ! Aussi beau qu'un poney dont la crinière flottait suivant sa course, sur fond de ciel bleu et d'océan. Il venait vers lui, apparemment de bonne humeur, et amical. Sans hésiter, sans même se questionner, Valmys lui offrit un sourire, ainsi qu'une pomme, après l'avoir coupée en deux. L'animal parut ravi. Il le parut plus encore avec quelques gratouilles entre les oreilles, et le long de l'encolure. Valmys, lui, était content de la compagnie de cet animal. Elle était belle, et elle brisait sa routine.
Il grattait le garrot de l'animal lorsqu'un humain vint à lui.
"- Excusez-moi, il nous faut ramener ce poney en bas... Pouvez-vous le tenir jusqu'à ce qu'on lui trouve une bride ? Ou le guider jusqu'à la cale avec nous ?"
Dans la cale ? Valmys avait entendu parler de cela... Mais il n'y avait que face à ce poney qu'il réalisait ce que cela voulait dire. Une grimace mécontente passa sur son visage. Dans une cale... Les chevaux étaient les fils du vent et de la terre. Ils marchaient plusieurs kilomètres par jour, et c'était là que leurs sabots trouvaient leur équilibre. Ils étaient les êtres des grands espaces, et... Ils allaient rester dans une cale. Pour une durée indéterminée.
"- Je n'ai pas envie." répondit Valmys, d'un ton incroyablement doux par rapport à sa déclaration. "Je pense que toutes les bêtes devraient pouvoir profiter du jour et du vent. Nous suivre n'est sans doute déjà pas agréable pour elles, pourquoi ajouter à ce supplice ?"
Sa main s'enfonça dans le poil de l'animal, sous sa crinière. Les poneys étaient souvent liés à des climats plus rudes, froids. Celui-ci devait avoir bien chaud, en plus, au milieu de tous ses congénères. Que le vent du large devait lui paraitre bon ! ...Ah, visiblement, moins bon que les pommes. Valmys commença à lui en couper une autre, alors que l'humain haussait directement le ton, l'invectivant: ils n'avaient pas le loisir de telles considérations, et faire plaisir aux bêtes mettrait inutilement les humains en danger. Ils avaient d'autres choses à faire. Valmys comprit le point de vue... Sans l'approuver.
"- Je n'ai pas envie", répéta-t-il, avant de tendre la pomme au poney... Puis l'écarter du museau de ce dernier. "Laissez-moi au moins profiter cinq minutes de sa présence !"
Il eut un ricanement... Avant de commencer à courir, pomme en main, cherchant à attirer le poney et le faire courir avec lui. Le poney avait sans doute besoin de se dégourdir... Et les humains aussi !