21 Juillet 1762, d'après-midi – Port de Keet-Tiamat
Un corbeau était venu lui rapporter la mort du Prince Vampirique, plissant ses lèvres dans une expression contrariée et désapprobatrice. Non pas qu'il tienne Soen en affection et la demoiselle Faust en animosité, car c'était loin d'être la cas... Mais cet acte avait été attribué à un graärh et risquait fort de ne pas améliorer la relation entre les vampires et la race indigène. Ironiquement, Aldaron songea qu'à réduire en esclavage ce peuple animal, Keziah ne l'avait pas volé et qu'à tendre le bâton pour se faire battre, il ne fallait pas s'attendre à ce qu'on dédaigne de se servir de l'arme. L'idée fut sa seule consolation dans cette histoire, à laquelle s'ajouta qu'il serait plus aisé de parlementer avec Irina qu'avec un homme qui privilégiait d'avantage la force brute. Il rangea la lettre et quitta sa cabine lorsqu'on héla que les terres étaient en vue. Leur voyage de trois semaines s'achevait enfin. Le navire marchand de celui qui se faisait appeler de Bateleur arrivait à bon port. Était-ce vraiment étonnant de la part de ce capitaine à l'esprit-lié de la fourmi ? Aldaron ne s'étonnait plus une seconde devant la réussite sans faille de son ami et allié. La Triade avait trouvé le bon filon, sous l'ère du Tyran Blanc, en mettant la main sur cet homme habile.
Les côtes chaudes du nouveau royaume elfique se dessinaient sous ses yeux à mesure qu'il approchait du port. Son sourire nostalgique à la mémoire du désert d'Esfelia lui valut un coup de coude de la part du Capitaine. Ne plus songer à leur continent perdu était encore assez difficile, surtout quand on y avait été marqué au fer rouge. Le Bateleur était de bon conseil et l'elfe tâcha de replacer sa morosité au fond de son esprit et de ne plus y toucher jusqu'à nouvel ordre. Au port, il ne fut guère étonné du comité d'accueil qui se dressa sur leur quai d’accostage et son sentiment de lassitude fut remplacé par un soulagement bienvenu lors qu'il aperçu la chevelure flamboyante d'Orfraie Ataliel. Un sourire s'étira sur ses lèvres. Comme cela faisait longtemps. Il fallait dire qu'Aldaron n'avait guère pu s'offrir de voyage auprès des terres elfiques avant aujourd'hui, bien trop occupé à diriger la cité libre de Caladon et d'apaiser les esprits échauffés. Il lui adressa un signe de salutation courtoise depuis le pont du navire jusqu'à ce que celui-ci amarre petit à petit. Lorsqu'il put descendre et rejoindre la terre ferme, ce fut vers elle qu'il se dirigea. Il s'inclina respectueusement devant son aînée avant de retrouver une natale langue elfique : « Riel*, il me tardait de vous retrouver. Je vous félicite autant que je me réjouis de vous voir endosser vos anciennes fonctions. C'est à la fois inattendu... Et un choix indéniablement bon de la part d'Aegnor Evanealle. » Et bon dans un double sens. C'était une décision altruiste et indulgente à l'égard d'Orfraie mais également un choix stratégique de qualité que d'avoir une dragonnière dans ses rangs. « Dois-je en conclure qu'il est un homme miséricordieux ou... Habile ? » Ou opportuniste. Mais il ne pouvait pas tenir de tels propos sur le dirigeant des elfes devant des elfes.
Ses prunelles d'émeraude se parèrent d'amusement en observant les visages des rôdeurs qui accompagnaient la dragonnière. Sarcastiquement, il railla : « Dites-moi, sont-ils affectés à ce point par la mort de Keziah Soen pour afficher une pareille tête d'enterrement ? » Non, bien sûr que non. C'était ridicule. Aldaron savait pertinemment que son peuple de naissance n'était pas très heureux de le revoir, lui, l'Indigne. Et probablement n'étaient-ils pas plus heureux de suivre les ordres d'une vampiresse. Son ton grinçant et son humour narquois n'était que la partie agréable et amusée de son amertume à l'égard de ces têtes de mule. Il roula des yeux, quitte à les vexer, il n'était plus à cela près.
*Princesse / tête couronnée