Une première rencontre [PV Kaalys]

1er juillet 1762

Voilà bientôt 48 heures que Demens explorait la région limitrophe au marécage Athvamy et au canyon Karaptia. Après avoir mis en place un début d’atelier dans la forge incomplète d’Athgalan qui lui servirait dorénavant de logis, il avait quitté la ville perfide pour aller repérer les ingrédients potentiels que pouvait lui fournir l’île. Le recensement des ressources végétales, animales et minérales allait d’ailleurs assez bon train : le mélange entre la région marécageuse et la région désertique offrait une diversité plus grande que ce qu’il se souvenait avoir vu sur Calastin, mais bien évidemment, tout n’était pas disponible en ces terres et il lui faudrait trouver une manière d’y remédier en temps et lieux. Il lui aurait été inutile de se préoccuper déjà de ce genre de chose, aussi continuait-il d’observer, de sentir et parfois même de goûter ce qu'il trouvait, comparant le tout à ce qu'il avait connu jadis sur sa terre natale.

Dans le ciel, le soleil approchait de son zénith et une chaleur sèche se faisait sentir, mais rien d’intolérable pour le Cafard. Ses longues périodes d’errance sur l’ancien continent d’Ambarhùna l’avait habitué à survivre dans des conditions parfois bien pires et souvent dans un état physiquement moins sain qu’aujourd’hui. Il n’en demeurait pas moins qu’il restait humain et que la chaleur pouvait lui faire autant de tort qu’à un autre s’il ne prenait pas garde.

L’explorateur s’arrêta donc et sorti de sa sacoche sans fond son manteau ainsi que quelques tiges de bois qui provenaient du marécage. En quelques secondes, il s’était créer une zone d’ombre qui donnerait à sa peau un répit nécessaire, bien que la partie cristalline de celle-ci ne présentait pas le moindre problème. Il but longuement à sa gourde et sortit de son sac son grimoire de note ainsi que de quoi écrire. Il tourna les pages jusqu’à atteindre une longue liste qu’il avait lentement remplie depuis le début de sa visite ici. Il ajouta les observations de l’avant-midi en notant bien clairement où est-ce qu’il avait vu quoi, classant les ingrédients selon leur nature, puis selon leurs utilités.

L’alchimiste releva cependant la tête lorsqu’une ombre fit son apparition dans son champ de vision. Sous son abri de fortune, il ne put voir exactement de quoi il s’agissait, mais la chose était large et passa de sa gauche à sa droite, se déplaçant manifestement au-dessus de lieu. Suspectant soudainement l’origine de ce phénomène, il pencha la tête en avant et la leva vers le ciel afin de vérifier son hypothèse.

Dernière édition par Demens Torqueo le Mer 7 Mar 2018 - 18:11, édité 1 fois

Un orbe doré, partiellement dissimulé par des paupières écailleuses à peine ouvertes, observait paresseusement le vol long et gracieux d’un condor. L’oiseau était majestueux : son plumage brillait sous les rayons du soleil, ses plumes noires semblant retenir des paillettes argentés tant elles étaient lustrées tandis que sur le dessus de ses ailes, elles étaient d’un blanc immaculé. Ce rapace était le maître des cieux dans cette région. Avec son envergure de plus de trois mètres, il impressionnait par sa taille et sa force, son œil vif repérant sans difficulté les proies éventuelles, des carcasses abandonnées pour la plupart.

Dans un terrible bâillement, Kaalys dévoila des rangées de crocs acérés. Couché sur le ventre depuis plusieurs heures, le saurien de nacre profitait des chauds rayons du soleil qui le frappaient de plein fouet. Son immense tête reposait paresseusement sur ses pattes antérieures, qu’il avait croisées devant lui, tandis qu’il se détendait et profitait de la tranquillité que la région lui procurait.

Malheureusement, après plusieurs heures sans bouger, l’Éclat de Nacre commençait à sentir son estomac se contracter douloureusement, réclamant – en un concert de bruits peu délicat – de quoi se remplir. D’un seul coup, ce magnifique condor qui s’éloigner au loin devint, dans l’esprit draconique, une proie de choix. Alors, doucement, Kaalys se redressa. Son corps massif se souleva et des écailles de son poitrail tombèrent quelques petites pierres, qui roulèrent sur quelques centimètres avant de s’arrêter. Assit sur ses pattes postérieures, il prit le temps de s’ébrouer pour chasser du reste de ses belles écailles l’aride poussière de ce lieu, puis il se leva pour de bon et s’approcha du bord de la falaise où il se trouvait. En contrebas de celle-ci, ses sens devinaient la présence d’un fort courant d’air, mais rien qui pouvait dévier le dragon de sa trajectoire. Alors, ouvrant grand ses ailes, Kaalys se laissa choir de son promontoire et accueilli le vide avec amour. Il chuta pendant quelques secondes, appréciant à sa juste valeur cette grisante sensation qu’était une chute libre, celle qui faisait se tordre son estomac, avant de quitter l’ombre du canyon et s’élever bien au-dessus en quelques battements d’ailes rageurs.

Le ciel était son royaume, son espèce le dominait, et le condor le comprit rapidement lorsqu’il décela la présence du dragon derrière lui. S’entama alors une course-poursuite, bien qu’il s’agissait plus d’un jeu dans l’esprit du chasseur écailleux, car s’il l’avait voulu, rejoindre sa proie en quelques battements d’ailes aurait été fort simple.
Mais Kaalys était d’humeur joueuse – bien que ce jeu pouvait paraître morbide – et il garda ostensiblement une allure lente, poussant le condor loin de son habitat, en dehors des limites du canyon. L’ombre du dragon se profilait sur la terre ferme, immense, tandis que l’écart entre lui et sa proie s’amenuisait.

Lorsque l’Eclat de Nacre décida de mettre un terme à son jeu, il avait largement quitté le canyon et, au loin, il distinguait le marécage que les bipèdes nommaient Athvamy. Le condor était loin de son habitat, désormais, et ne pouvait plus vraiment profiter des courants chauds que le canyon procurait, la présence des marécages tout proche ayant tendance à refroidir l’air. L’oiseau n’avait plus la portance d’avant et perdait de l’altitude tandis que Kaalys se trouvait désormais juste derrière, son museau quasiment collé à la queue de l’oiseau.

Dans un claquement sec et un bruit d’os brisés, la Nacré referma sa puissante mâchoire sur le volatile. Ses crocs transpercèrent le corps de l’oiseau comme s’il n’était rien d’autre qu’une poupée de chiffon. Toutefois, il n’était pas mort et un cri d’agonie s’échappa de son bec alors que Kaalys se posait gracieusement, ses grandes ailes soufflant vent et poussière sur son passage. Là, le dragon laissa tomber sa proie à ses pattes. Ses ailes formaient un angle improbable et le bas de son corps n’était plus qu’un vestige sanguinolent de ce qu’il avait été.

Au contraire de l’oiseau, le saurien était magnifique. Assit sur ses pattes postérieures, il était dressé de toute sa hauteur et son cou formant un angle fermé. Mais le plus étrange et remarquable étaient ces lignes dorées qui semblaient avoir été peintes sur les écailles du saurien. Qui avait donc avait eu l'autorisation de faire une telle chose ? Ces courbes soulignaient les muscles de Kaalys et brillaient doucement sous le soleil. Sa gueule s’entrouvrit alors, doucement, et un déluge de feu s’abattit sur sa proie. Lorsque les flammes disparurent, le corps était dépourvu de plume et sa chair rôti juste comme il fallait. Il s’en dégageait un délicieux fumet qui allécha le dragon.

Mais désormais un peu plus attentif à ce qui se passait autour de lui, Kaalys sentit une autre conscience non loin de sa position. Ses prunelles dorées quittèrent donc son repas du regard et fouillèrent les environs, jusqu’à ce qu’il remarque un étrange amas de bois d’où l’observait un bipède, un humain à l’odeur étrange. Mais que faisait-il dans cette région désertique, seul? S’était-il perdu? Curieux, le jeune dragon étendit sa conscience vers l'inconnu et, doucement, instilla sa voix dans l'esprit du deux-pattes.

La première chose que l’homme repéra fut un oiseau, un condor dont l’habitat se trouvait à être le canyon situé à une bonne distance d’où il avait érigé son abri provisoire. Comprenant que le volatile n’était pas là par pur hasard, Demens tourna son regard du côté d’où provenait l’animal juste à temps pour voir un Dragon se rapprocher de sa proie en un instant avant de refermer sa formidable mâchoire sur celle-ci. L’oiseau poussa un hurlement de douleur qui se perdit dans l’air chaud tandis que le dragon se rapprochait du sol en décrivant un arc de cercle pour se poser à seulement une cinquantaine de mètres de sa position.

C’était la première fois que l’alchimiste voyait un de ces légendaires sauriens d’aussi près. Il avait certes pu les apercevoir durant la traversée, mais toujours loin devant ou haut au-dessus, des silhouettes sans identités claires pour lui, sauf ceux qui étaient assez célèbres pour qu’il puisse entendre les autres réfugiés en parler. Cependant, celui qui venait de chasser avec succès son repas ne lui disait à peu près rien.

En revanche, de par ses dimensions physiques, il pouvait déterminer que la créature était encore assez jeune, dans les quatre ans tout au plus. Son corps était d’un blanc crémeux dans l’ensemble à l’exception du poitrail qui donnait plutôt dans le jaune-doré terne. Sa tête et sa queue étaient déjà ornées de cornes et de piques qui ne deviendraient que plus redoutable au fil des ans, alors que sa gueule ouverte déversait sur le condor mort un torrent de flammes qui fit cuire la viande en un instant. Mais plutôt que d’entamer son festin, le Dragon tourna subitement la tête vers l’Humain et s’adressa à lui télépathiquement.

- Salutations, bipède. Je suis Kaalys, le Dragon de Nacre. Que fais-tu donc dans un lieu si reculé? Approche donc, je ne vais pas te manger.

Loin d’être ignorant à l’égard des grands sauriens, Demens savait déjà que ceux-ci s’exprimaient par la pensée à défaut d’avoir la mécanique articulatoire nécessaire pour la parole. Cette première expérience réussit tout de même à surprendre légèrement le Cafard, chose particulièrement rare. En contrepartie il ne réagit pas à la remarque humoristique qui lui avait été lancée, incapable de saisir la moindre forme d’humour. À l’époque où il portait encore un masque d’émotion, c’était l’une des seules choses qu’il n’avait jamais pu reproduire.

L’explorateur se leva donc, pris son manteau sous son bras et s’approcha du reptile pour ensuite lui répondre d’un ton dénué de toute intonation. Bien qu’il s’agît d’un jeune spécimen, il usa néanmoins des formulations à propos desquelles il s’était renseigné par le passé.

- Maître Kaalys, vous rencontrer ainsi par hasard est un honneur pour le simple Humain que je suis. Mon nom est Demens Torqueo. J’explore cette région afin de repérer tous les ingrédients qui sont susceptibles d’être utiles à l’alchimiste que je suis.

De la compagnie en un lieu si reculé, si inhospitalier, était aussi bienvenu qu’étrange. Ce que Kaalys ignorait était que sa présence n’était pas forcément souhaitée. Mais peu semblait lui importer puisque le saurien de nacre venait de lancer son esprit à la rencontre de celui du bipède. C’était un esprit étrange, trouva Kaalys, très différent de celui des autres deux-pattes. Celui-ci semblait beaucoup moins nuancé, plus sombre, plus terre à terre. Mais ces constatations n’empêchèrent pas la curiosité de piquer le dragon à vif, loin de là. Qu’avait-il à craindre de toute façon?

Le saurien ne releva pas l’absence apparent de sens de l’humour chez ce spécimen et observa ce dernier s’approcher alors qu’il gardait une patte sur sa proie. Ce qui attira immédiatement l’oeil du dragon fut les étranges cristaux bleutés qui semblaient pousser sur la peau de ce bipède. C’était la première fois que Kaalyt voyait une telle chose et, loin d’être repoussé par l’apparence un peu effrayante de cet individu, fut curieux d’en savoir plus. Aussi se promit-il d’essayer d’en savoir davantage après.

Pour l’heure, il devait répondre aux salutations des bipèdes – qui savait parfaitement s’adresser à un dragon songea t-il – qui s’était approché, son manteau sur le bras.

« Un alchimiste! Une vocation fort intéressante de ce que j’en sais. Aussi difficile sois cette région, elle doit certainement regorger de matières inconnues susceptible de devenir de nouveaux ingrédients pour les tiens. »

Kaalys jaugea l’homme quelques instants puis leva doucement la patte qu’il avait gardée sur sa proie jusqu’alors. D’un coup de griffe, il sectionna un morceau de viande et le poussa doucement vers le bipède. Avoir l’honneur de partager le repas d’un dragon n’était pas donné à tout le monde, mais Kaalys était certainement le saurien le plus proche des deux-pattes.

« Mange donc si tu a faim. Quelles découvertes as-tu fait jusqu’à présent? » demanda t-il avec sa douceur habituelle.

Le premier contact avait été établi sans problème et le Dragon s’avérait déjà particulièrement amical, bien plus que ce qu’aurait pu envisager Demens. Il semblait aussi à tout le moins familier avec le terme d’alchimiste, ce qui sous-entendait qu’il l’avait déjà appris quelque part avant.

~ Peut-être un Dragon lié? ~

Kaalys reporta un moment son attention sur le cadavre désormais grillé et même brûlé par endroits qu’il avait sous sa patte. D’une de ses griffes acérées, il en coupa une portion et la poussa vers le Cafard, l’invitant à se nourrir tout en le questionnant sur ses découvertes. Dans une situation impliquant ses semblable, l’alchimiste savait que refuser un repas était généralement mal vu, aussi supposa-t-il qu’il lui fallait accepter ici aussi, d’autant plus que c’était un Dragon qui était à l’origine de l’offre. Il s’assit donc au sol, pris en main Plumae et s’affaira à découper une pièce de viande qui lui était plus simple à tenir en main tout en répondant au saurien.

- Les propriétés géologiques de la région correspondent majoritairement à diverses formes de roche sédimentaire qui sont relativement similaires à ce qui se trouvait sur Ambarhùna. J’ai aussi trouvé quelques animaux et insectes qui semblent assez proches d’espèces de l’ancien continent, même chose pour les végétaux qui réussissent à pousser dans cette région.

Il prit une bouchée et mâcha machinalement. Sans assaisonnement, la viande manquait de goût et la cuisson sous la flamme directe du Dragon avait asséché la viande en surface alors que celle plus proche des os manquait de cuisson. Néanmoins, rien de tout cela ne posait le moindre problème à Demens : il n’était pas du genre à chercher la saveur, il se contentait de se nourrir de ce qu’il trouvait et était apparemment apte à consommer de la chair improprement préparée sans problème, ce qui lui avait permis de survivre plus d’une fois.

Désireux d’exploiter au possible cette rencontre imprévue, l’alchimiste relança le bête à ses côtés d’une question dénuée d’intonation.

- Comment avez-vous appris en quoi consistait mon métier? Les Dragons n’ont-ils pas aucun intérêt pour ce genre de préoccupation?

La question était peut-être directe, mais la familiarité de Kaalys lui laissait croire qu’il pouvait s’adresser à lui ainsi sans crainte de trop l’insulter.

Il pouvait être bien étrange de tomber sur un dragon comme le Nacré, surtout s’il s’agissait d’une première rencontre avec un représentant de la race draconique. Le commun des mortels s’attendait certainement à découvrir des bêtes doués d’une grande intelligence mais aussi d’une certaine fierté. Alors partager son repas avec un bipède et faire la causette ? Quelle drôle d’idée…

Pourtant, Kaalys était de ce genre là. S’il possédait une fierté exacerbé, il était aussi un saurien très curieux, téméraire même ! Et surtout, son intérêt pour les bipèdes était grand, très grand, de même que sa propension à se mêler de leurs affaires… Avec ou sans leur accord. N’était-il pas un dragon et donc ne pouvait-il pas faire ce qu’il voulait ? Personne n’était venu lui dire le contraire, à part peut être son Lié-d’autrefois… Mais ce souvenir était lointain.

Ce fut donc très naturellement que l’Eclat de Nacre offrit une part de son repas à l’humain. S’il s’agissait d’une grosse pièce de viande pour ce dernier, pour Kaalys ce n’était rien et cela n’allait certainement pas lui manquer. Ses prunelles dorées se tournèrent vers la viande bien cuite et d’un coup de crocs, le jeune dragon découpa un morceau. Les os, les ligaments et la chair ne pouvaient résister à sa mâchoire capable de broyer les métaux les plus durs, de plus Kaalys aimait bien le croquant des os, bien que ceux de l’oiseau étaient creux. C’était différent comme croquant mais pas désagréable non plus jugea le saurien, pensif.

Son attention se reporta ensuite sur l’humain, qui répondait à sa question. Le Nacré tourna un oeil doré vers ce dernier sans cesser de se sustenter. Lui n’avait pas besoin de choisir entre parler et manger, contrairement à l’alchimiste.

“ Les dragons sauvages, sans aucun doute. ” répondit le saurien de nacre, pensif. Son museau se releva en direction de Demens, si bien que les deux yeux d’or étaient posés sur lui. Il était taché d’un peu de sang, ce qui le rendit plutôt intimidant malgré sa douce voix mentale. “ Ce sont ceux qui n’ont jamais été liés. Tu connais certainement l’un d’entre eux. Le rouge. Verith. “ Au ton de sa voix, il était évident que Kaalys n'appréciait pas ce dragon. De plus, était-ce un éclat de crainte qui venait de traverser son regard doré ? Quoi de plus normal lorsqu’un dragon peut vous tuer en vous écrasant avec sa griffe. Seul un fou ne ressentirait pas de crainte face au Dragon de l’Ire. “ Mais les dragons liés, qui le sont ou qui le furent, sont plus proches des bipèdes. Nos esprits sont habitués aux vôtres et nous grandissons au contact de vos sociétés. Parfois nous choisissons de nous en écarter, parfois nous choisissons de nous y intéresser. ”

La voix mentale laissa un écho derrière elle, mais Kaalys avait fini de parler. Le contact avec un esprit draconique pouvait être étrange, apaisant, terrifiant ou même les deux tandis que les paroles des dragons n’étaient pas toujours limpides. Songeur, le Nacré se souvenait de ses premiers mois au sein du Domaine Baptistral, si souvent juché sur l’épaule de son Lié, les yeux grands ouverts… De sa fratrie, il était sans aucun doute le plus curieux, marqué d’une intelligence supérieure à la moyenne draconique.

“ J’en déduis que je suis le premier dragon que tu rencontres. Pour ma part, j’ai rencontré beaucoup de bipèdes au cours de ma vie, mais aucun te ressemblant. ” Il faisait référence aux cristaux qui parsemaient sa peau, évidemment. “ Nulle magie émanant de ces cristaux, comment cela se fait-il ? ” demanda t-il finalement, loin de se douter des possibilités offertes par l'alchimie.

Le Dragon ne répondit pas immédiatement, continuant d’arracher au volatile des pièces de viandes et d’os qu’il croquait bruyamment avant de les engloutir. Patient, Demens pris une autre bouchée de viande, profitant du moment pour mieux observer le grand reptile. Le corps de ce dernier rappelait assurément le nacre qu’on pouvait retrouver dans la coquilles de certains mollusques, bien qu’il fût clair que la peau était tout de même couverte d’écailles. Ses yeux, pour leur part, partageaient la même teinte dorée que son poitrail, donnant à son iris une apparence quasiment métallique.

Kaalys tourna subitement les yeux vers l’alchimiste et lui répondit télépathiquement, plongeant de nouveau sa gueule dans les viscères du condor. Ainsi, le Nacré révéla ouvertement qu’il était lié ou qu’il l’avait jadis été, usons d’un pronom pluriel en s’incluant parmi les Dragons liés. L’évocation du très fameux Verith sembla déplaire au saurien, mais le Cafard ne broncha pas à sa mention ; c’était un Dragon comme les autres, simplement était-il plus ancien et en conséquence plus grand et puissant que tous les autres existants dans l’Archipel actuellement.

Puis vint la question à laquelle Demens s’attendait inévitablement à un moment où un autre, celle à propos de l’infection cristalline qui prenait d’assaut sa peau depuis maintenant trois ans. Par cette nouvelle question, le Dragon avait de nouveau révélé une autre information à son propos, soit sa sensibilité à la magie. Cela n’était pas du tout une surprise puisque la race draconique était intimement lié à la trame, mais une information de ce genre valait bien mieux que des rumeurs qui gonflaient les capacités de ces créatures. L’Humain releva son bras gauche et tourna légèrement son torse de manière à mieux exposer son épaule où prenait racine les plus gros cristaux.

- Il s’agit d’un résultat involontaire. En explorant les possibilités qu’offrait une potion permettant à quiconque de se transformer temporairement en pierre vivante, j’ai tenté de créer une variante basée sur une souche cristalline. Depuis ma consommation, ces cristaux se sont mis à apparaitre et à croitre sur ma peau. Je n’ai en revanche aucune sensation dans ceux-ci.

Plantant Plumae dans la pièce de viande devant lui, l’alchimiste sortit cette fois-ci Mortuus de son étui et se servit de la pointe du manche pour frapper l’un des petits cristaux situés sur son avant-bras. Il éclata comme du verre très dur, laissant une base inégale là où était un cristal bleuté de forme presque symétrique. Toujours en silence, il rangea la dague et se découpa un nouveau morceau de viande. Sentant qu’il lui revenait de poursuivre la conversation, il répondit à l’autre question, implicite, de Kaalys.

- Vous êtes effectivement le premier Dragon avec lequel j’ai l’honneur de pouvoir converser.

Le saurien cessa d’arracher la viande à la carcasse brûlée et tourna son regard doré vers Demens. Ce dernier leva son bras gauche afin d’exposer clairement son mal aux yeux du dragon. De mémoire ancestral, Kaalys n’avait jamais vue pareille chose et avait de la difficulté à saisir comment une telle infection pouvait exister. Aucun maladie connue possédait de tels symptômes. Pour avoir vécu auprès des Baptistrels, le saurien de nacre était bien placé pour le savoir.

Curieux, le Nacré délaissa son repas et s’approcha de l’humain. Tout en se pourlechant les babines afin d’en ôter le sang, Kaalys observait avec un intérêt certain les étranges cristaux qui poussaient sur la peau du bipède. Son imposante tête était désormais si proche de Demens que ce dernier pouvait sentir le souffle chaud et réconfortant du dragon sur sa peau, bien que se retrouver soudainement si proche d’une telle créature pouvait être dangereux. Un seul faux pas de la part de Kaalys et Demens se transformait en un sac d’os brisés.

Fort heureusement, le saurien était agile et, bien qu’il bougea plusieurs fois sa tête pour mieux observer les cristaux, il ne fit qu'effleurer le bipède.


Sans parler de la douleur, peut-être ? Mais Demens semblait être un humain pour qui la douleur était une donnée secondaire et oubliable. En effet, son esprit était différent de ceux des autres bipèdes que Kaalys avait déjà rencontré, lisse et gris comme un galet trop longtemps charrié par l’océan.

Pendant que Demens continuait à manger, Kaalys s’interrompit pour s’approcher, évidemment intrigué par la malformation artificielle. Le Dragon était relativement petit pour qui savait quelle taille pouvait atteindre les plus vieux représentants de cette race, mais la tête qui était à l’instant quasiment collée sur lui faisait au-moins les deux tiers de sa propre taille. Pourtant, il ne broncha pas, laissant le saurien l’observer tandis qu’il ressentait son souffle chaud à travers ses naseaux.

~ Son cou est remarquablement flexible, plus encore que le corps d’un serpent. ~

- L’on dirait que ta potion fonctionne mais que son effet est fortement ralenti, étalant le processus de métamorphose sur plusieurs années. Cela est plutôt fâcheux compte tenu de la gêne occasionnée lorsque tu dois mouvoir ton bras. J’imagine que les plus longs cristaux peuvent te blesser.

L’alchimiste ne répondit rien, ne sachant pas trop quoi répondre. Il était déjà passé par ce raisonnement et ne voyait pas l’utilité d’y revenir. À vrai dire, chaque fois que quelqu’un s’exprimait d’un discours de constatation comme le grand reptile venait de le faire, il ne voyait tout simplement à quoi cela pouvait servir. Il lui arrivait certes de faire des constats du genre à haute voix, mais c’était lorsqu’il réfléchissait seul, pas en présence d’autrui. Et ici, ce comportement superflu provenait non pas d’un humanoïde, mais d’un être réputé pour être bien plus réfléchi et sage.

- Tu es le premier alchimiste que je rencontre qui est si dévoué à sa passion. N’as-tu jamais souhaité guérir cette infection ? La magie des Bapsitrels peut venir à bout de la plupart des maux. Leur domaine se trouve sur cette île.

La notion de passion était un autre trait social qui échappait quelque peu à la compréhension de Demens. Il saisissait certes à quoi cela renvoyait, mais n’avait jamais lui-même ressentis ce genre d’attachement. L’alchimie n’était qu’un outil qui lui permettait de mieux étudier le monde et aller plus loin dans sa quête de puissance qui elle-même n’était même pas une forme de motivation. Il se concentra donc sur la question, seule parole qui lui donnait de quoi répondre.

- J’ai déjà tenté de l’éradiquer. J’ai exploré toutes les combinaisons connues d’antidotes et d’antipotions. J’ai aussi expérimenté d’autres versions, sans succès. Et je ne suis pas intéressé par la magie des Baptistrels, elle m’est inutile.

Par son ton monotone, cette dernière remarque sonnait comme une vérité établie. Après tout, ils ne faisaient de soigner et être pacifique et si leur magie pouvait se révéler puissante, elle n’apporterait rien au domaine de l’alchimie.

Son intérêt pour l'humanité empêchait le saurien de nacre de se rendre compte de la nature malsaine du bipède qu’il côtoyait. L’on avait prévenu de nombreuses fois le jeune dragon sur le caractère parfois mauvaise des deux-pattes, mais ce dernier s’évertuait - inconsciemment - à voir ou chercher le bon en chacun. Ainsi, Kaalys ne prêtait pas attention aux indices que Demens laissait derrière lui, ou le dragon ne voulait-il simplement pas le voir ?

En revanche, il s’agissait du premier bipède qu’il entendait avouer ne trouver aucune utilité à la magie Baptistrale. Cela surprit grandement le dragon, dont les iris se dilatèrent légèrement comme pour mieux voir le bipède. Kaalys portait en son coeur l’ordre qui l’avait vue naître et grandir. Son premier Lié avait été un Maître Barde et son souvenir restait gravé dans le coeur palpitant du saurien de nacre. La candeur du jeune Dawan lui manquait chaque jour, il ne s’en passait pas un sans que Kaalys y songe, même à peine quelques instants. C’était pour cela qu’il lui paraissait étrange que quelqu’un trouve les bardes et leur magie inutile. De plus, ces derniers prônaient une paix qui trouvait écho dans le coeur du dragon de nacre.

— Tu es un être bien absolu, dis-moi, fit le dragon sur le même ton neutre emprunté par Demens.

Le dragon se redressa de toute sa hauteur. Pendant un instant, l’idée de proposer sa magie pour guérir l’humain traversa son esprit. Toutefois, ce dernier ne semblait pas le souhaiter. Il ne l’avait pas dit clairement, bien entendu, mais son attitude le laissait présager.

— Ton manque de foi en les Maîtres Barbes me consterne, reprit le jeune dragon d’une voix ferme, se positionnant en défenseur de ces magiciens qu’il aimait tant. Serais-tu l’un de ces êtres qui les dédaignent car ils prônent la paix ? Qui a t-il de mal à souhaiter la sécurité et la stabilité ? demanda Kaalys d’un ton beaucoup plus ferme que précédemment, comme si Demens l’avait personnellement piqué au vif. Ce qui était vrai en quelque sorte, car la paix était un idéal que Kaalys avait à coeur. Cependant, lui était prêt à se battre s’il le fallait afin de l’atteindre.

- Tu es un être bien absolu, dis-moi

Une fois de plus, Demens ne savait quoi répondre. Il était vrai que sa manière d’agir se basait sur des absolus, mais c’était bien cela qui l’avait amené à être un alchimiste aussi efficace. Si quelque chose lui était inutile, il l’ignorait. C’était pour lui aussi simple que cela.

Mais il semblait avoir touché une corde sensible pour le Dragon de Nacre puisque celui-ci se redressa, dominant l’Humain de sa taille qui, si elle restait petite pour ceux de sa race vu son jeune âge, faisait tout de même le double de la taille déjà hors-norme de l’alchimiste. Sa question ne fit que lui confirmer qu’il venait de s’aventurer dans un sujet qui semblait avoir beaucoup d’importance pour Kaalys.

Pourtant, la première chose que constata le Cafard est la manière dont le saurien avait, à l’instar des Humains, interprété plus que ce qu’il avait dit, car s’il avait soulevé comment Demens était un être absolu, il aurait su que lorsqu’il s’exprimait, ce qu’il disait était à prendre au premier degré, sans sous-entendu. Étrangement, le Nacré lui mettait dans la bouche des mots qu’il n’avait pas dit, insinuant qu’il avait même déclaré être opposé à l’existence des Baptistrels ou à tout le moins à leurs pratiques. Il corrigea donc le Dragon de son ton toujours égal, réalisant comment celui qui lui faisait face lui rappelait ses homologues, mais en gardant en tête la nature de celui qui lui faisait face.

~ S’il est lié comme je le crois, il lui serait normal de penser comme un Humain. ~

- Je n’ai rien exprimé allant en ce sens. J’ai seulement dit que leur magie m’était inutile. Si mon état découle d’une réaction alchimique, alors il existe une solution d’origine elle aussi alchimique. C'est l'une des principales lois de l'alchimie. Cet archipel offre des ressources nouvelles qui me sont encore inconnues et l'une d'elle pourrait bien être la solution. Aller quérir l’aide des Baptistrels ne m’aiderait donc pas.

Il marqua une courte pause, puis poursuivit son explication. Il avait vu d’autre Humains agir ainsi lorsqu’ils parlaient et avait pris l’habitude de le faire. Lui-même n’y voyait pas d’utilité, mais peut-être est-ce là quelque chose dont l’individu moyen avait besoin pour mieux suivre une conversation.

- De plus, la magie baptistrale et l’alchimie sont incompatibles, du-moins partiellement. Certaines concoctions nécessitent le sang d'un animal fraîchement tué, ce qui contrevient totalement au pacifisme inhérent aux membres de la Rhapsodie et de leurs apprentis.

Si l'alchimiste ne voyait pas d'utilité à la magie musicale de ces individus, il n'avait pas moins pris le temps de s'informer sur ce qu'ils étaient aptes à faire ou non durant ses années d'isolement sur l'ancien continent, aussi cela lui permettait-il d'élaborer sa réponse afin de faire réaliser au saurien qu'il ne les rejetait pas. L'interlocuteur aurait été de n'importe quelle autre race qu'il n'aurait pas été aussi loin dans la conversation, mais c'était la première fois qu'il avait la chance de discuter avec une créature telle que Kaalys, aussi prenait-il garde à ne pas s'en faire un ennemi d'une manière ou d'une autre.

Il y avait de ces choses que le dragon de nacre tenait à coeur, à tel point qu’il pouvait s’en montrer insulté si l’on allait contre son sens. C’est que ce dernier n’en avait pas encore l’habitude. Au cours de sa jeune existence il n’avait pas vraiment rencontré de deux-pattes anti-dragons, anti-baptistrels ou anti-paix. Bien sûr, il n’était pas naïf au point de croire que ces gens n’existaient pas… Quant aux autres dragons, et un en particulier, c’était un tout autre sujet.

Demens, pour sa part, avait touché une corde sensible chez le saurien de nacre et cela ne pouvait passer inaperçu. Kaalys s’était relevé de toute sa hauteur pour toiser le bipède de ses grands yeux dorés où brillait la flemme d’une vive intelligence, bien loin de la compréhension d’un simple humain. L’achimiste, quant à lui, venait effectivement de mettre le doigt sur un détail de la pensée du dragon : Son raisonnement – celui-ci en tout cas – se faisait d’une façon très semblable à celui d’un bipède. Était-ce une conséquence du Lien? Un dragon rouge aimait dire que cette union, parfois bénite, parfois maudite, avait tendance à rendre l’esprit draconique plus… bipède et vis versa. Était-ce vrai?

Le cou du dragon se tordit légèrement tandis que Kaalys penchait la tête sur le côté, comme pour mieux entendre l’humain. Il l’observait de ses grands yeux dorés, clignant des paupières à intervalles régulier. Derrière lui, les grandes piques de sa queue frottaient contre la pierre, provoquant un bruit sourd insistant mais guère dérangeant. Pour un être qui jugeait leur magie inutile, Demens était bien informé sur cette dernière jugea Kaalys.

— Partiellement seulement, effectivement, répondit le saurien dont le regard allait des cristaux incrustaient dans la peau de Demens aux yeux de ce dernier. J’ai bien connu les Baptistrels et leur domaine.

Petit dragon, le saurien de nacre avait exploré le domaine des bardes en long et en large, se rendant parfois dans des endroits où sa présence n’était pas la bienvenue. Avec ses grandes ailes inutiles et sa queue qu’il ne maîtrisait pas encore étant dragonnet, il avait à de nombreuses reprises était d’une grande gêne…

— Mais il n’est pas obligatoirement nécessaire de tuer pour obtenir du sang frais, reprit t-il en dévoilant un peu plus de sa personnalité.

Kaalys était un pacifiste dans la mesure où il prônait la paix et aimait se placer en arbitre, s’occupant dès alors de problèmes dans lesquels il n’avait pas à fourrer son museau. Il n’aimait pas non plus la violence gratuite mais n’hésitait pas à se battre s’il le jugeait nécessaire, comme pour défendre un être ou une cause importante à ses yeux. En cela, il s’éloignait des baptistrels et de leur façon de voir le monde. Le jeune dragon avait conscience de leur idéalisme.

— As tu une quelconque piste sur ce qui pourrait te venir en aide? s’enquit finalement le dragon en passant du coq à l’âne. Il existe bien une magie plus puissante que toutes les autres, la mienne.

Demens avait toujours eu de la difficulté à interpréter les émotions que ses interlocuteurs intégraient directement dans leurs paroles. Il percevant certes la variation dans la fluctuation et l’intonation, mais sans signes corporels clairs quant au ressenti d’autrui, déterminer si quelqu’un était fâché, triste ou heureux lui était inaccessible et pouvait parfois inutilement complexifier un échange. Cependant, la télépathie draconique semblait rendre bien plus clair son interprétation et, s’il n’était pas capable de la moindre forme de sympathie ou d’empathie, il percevait dans la réponse de Kaalys toute l’importance qu’avait pour lui les Baptistrels et cela consolida ce qu’il avait déjà déduit juste avant.

Le saurien interpréta une fois de plus la remarque de l’alchimiste d’une manière différente, mais il ne s’en formalisa évidemment pas et se contenta d’à nouveau corriger la créature.

- La mort n’est certes pas nécessaire lorsqu’il est question de sang frais, mais certaines concoctions demandent précisément du sang d’un être tout juste mort.

L’alchimie regorgeait de nuances de ce genre, nuance avec lesquelles le Cafard n’avait absolument aucun problème. Fonctionner à travers des absolus y était définitivement pour quelque chose et c’était là une autre raison qui rendait l’énergumène aussi performant dans son domaine. Chaque recette était suivie à la lettre sans laisser place à l’interprétation ni à la moindre remise en question.

Kaalys revint ensuite au sujet qu’ils venaient tout juste de délaisser, soit l’infection cristalline qui se trouvait sur son épaule gauche. La redondance de la question aurait probablement fait soupirer Demens s’il avait eu ce genre de comportement en lui, mais il se contenta de secouer la tête. Par contre, lorsque le grand reptile fit mention de sa magie, l’homme le regarda fixement pendant un moment.

Si lui-même n’usait pas vraiment de formules implicites, il avait en revanche appris au fil du temps à percevoir celles d’autrui, à tout le moins lorsqu’elles étaient assez évidentes. Sans percevoir une proposition claire de la part du Nacré, il en voyait les prémices, mais il devait s’assurer d’abord d’avoir compris. Il crut bon d’inclure quelques compléments afin de flatter l’ego du Dragon, mais sans trop forcer les choses.

- Il est vrai que la magie draconique est unique et inégalable. Est-ce là une proposition d’en faire usage sur ces cristaux?

C’était une avenue qu’il n’avait jamais envisagée jusqu’ici, conscient qu’il était déjà difficile de convaincre un Dragon. En contrepartie, une proposition spontanée pouvait certainement lui être utile d’une manière ou d’une autre.

Toute la volumineuse masse du saurien se redressa afin de mieux capter les rayons du soleil. La chaleur n’était pas un problème pour le jeune dragon qui recherchait même son contact. Le froid, celui de Nyn-Tiamat par exemple – ne le dérangeait pas pour autant.
Ses paupières écailleuses vinrent recouvrir les orbes dorés. Le monde devint noir pour Kaalys, qui inspira longuement. Il lui venait tant de flagrances différentes. Tant de senteurs que son cerveau triait et rangeait dans des cases. Même privé de la vue, le monde gardait cette beauté qui plaisait tant au dragon de nacre.
Mais à ses côtés, l’homme sentait le sang et la sueur. Ce n’était pas l’odeur de la guerre, mais presque. Ces senteurs venaient sans doute du fait de la profession de Demens ainsi que de la chaleur cuisante qui devait faire suer l’homme. Le dragon sembla hausser des épaules, mais c’était un étrange mouvement pour lui, et les orbes dorés se posèrent de nouveau sur le bipède lorsque Kaalys rouvrit les yeux. Son imposante tête se tourner vers l’alchimiste.

Il était certain que le jeune saurien ne comprenait pas grand-chose à l’alchimie et n’avait donc pas conscience des nuances de celle-ci, ainsi que des besoins bien précis de cet art. Demens se chargea une fois de plus de corriger Kaalys, qui ne s’en formalisa pas. Ensuite, ce fut au tour de l’humain de fixer le dragon, qui venait de proposer à demi-mot d’user de sa magie sur lui. Était-ce si étonnant de recevoir une telle proposition de la part d’un dragon ? Dans sa naïveté, le nacré ne se rendit pas compte de la chance que cela pouvait représenter pour l’artisan.

Le compliment flatta l’égo du saurien, sans plus toutefois. Le Nacré savait se monter réaliste et savait que sa magie était bien supérieure à celle des autres races. Les dragons étaient supérieurs de façon générale. Certains sauriens aimaient le rappeler de la plus dur des façons. Kaalys, lui, préférait faire preuve de générosité en aidant les bipèdes, se plaçant dans une position de guide.

En revanche, ce n’était pas tous les bipèdes qui aimaient voir le dragon nacré mettre son nez partout.

— Tout à fait. Je ne suis pas certain que cela aurait l’effet escompté, mais je peux essayer d’enrayer ton mal. Si c’est là ce que tu veux, rajouta t-il après un instant de réflexion, comme un silencieux avertissement.

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Navrée pour le délai de fou D8

Kaalys se redressa et fit un mouvement particulier, comme s’il haussait les épaules, mais le reste de son langage corporel suggérait qu’il s’agissait là d’une profonde inspiration plus qu’autre chose. Lorsqu’il baissa à nouveau son regard vers Demens, il confirma son hypothèse tout en l’avisant que le résultat n’était cependant pas assuré. L’humain resta silencieux un moment, continuant lui aussi à observer le Dragon en considérant sa proposition. Même si le résultat demeurait incertain, il s’agissait ici d’une offre aussi rare qu’unique en son genre qui ne se reproduirait probablement plus jamais dans la vie de l’alchimiste. Non seulement y avait-il une possibilité que son infection disparaisse, mais la situation lui permettait tout à la fois d’observer et d’expérimenter directement les effets de la magie draconique. Et si jamais l'intervention du Nacré n'apportait finalement rien de plus, il n'aurait qu'à poursuivre ses tentatives alchimiques jusqu'à ce qu'il trouve quelque chose de convenable pour lui.

Il planta à nouveau sa lame dans le cadavre encore chaud, déposa la pièce de viande qu'il avait encore en main au sol et se releva.

- J'accepte votre proposition.

Il se tourna pour regarder les protubérances bleutées de son épaule gauche et poursuivit.

- Peut-être serait-il préférable que vous voyez d’abord l’entièreté des cristaux.

Le Cafard entreprit donc de retirer la tunique de toile usée qu’il portait pour exposer son dos à Kaalys. Celui-ci pu alors constater que de l’omoplate jusqu’au trapèze et en enrobant l’épaule, la peau semblait avoir été recouverte ou remplacée par la substance cristalline et qu’elle s’étendait à partir de là sur le cou et le bras gauche. Incidemment, quelques blessures et brûlures à jamais ancrés dans la peau pâle de Demens étaient visible çà et là sur l’ensemble de son tronc, probablement les seuls témoins de l’époque où la guerre faisait rage en Ambarhùna et qu’on y survivait plus qu’on y vivait.

De sa main droite, l'humain posa son doigt en un point précis sur son épaule gauche.

- C'est de là qu'a débuté leur croissance, il y a de cela environ deux ans et demi.

Étant habitué à des procédures d'expérimentations où chaque détail comptait, c'était dans cette même optique qu'il fournissait donc des informations supplémentaires au saurien, supposant qu'il saurait tirait profit de ce qui s'avérerait utile pour lui.

Sitôt la proposition acceptée, le regard du saurien de nacre s'étrécit. Ses pupilles de serpent de rétractèrent et ne formèrent plus qu'une entaille obscure, verticale, au cœur d'iris toujours aussi dorés. L'immense tête se rapprocha de nouveau du visage humain. Le souffle du saurien glissait sur la peau de Demens, diffusant une douce chaleur apportant la paix. Mais l'homme pouvait-il le ressentir ? Kaalys ne pouvait le savoir tandis que l'alchimiste se déshabillait.

Le concept même de vêtement était inconnu au saurien. Ces écailles lui suffisaient. Son armure enchantée le protégeait parfois. Mais se couvrir de tissu ? Quelle idée saugrenue !

Quoi qu'il en soit, petit à petit, la peau de Demens se découvrit. Ses cristaux, du moins, car il n'y avait plus vraiment de place pour la chair. Ces protubérances étaient étranges, curieuses, inconnues. Elles titillaient la curiosité du jeune dragon. Puis ce dernier posa son regard sur le torse blanc de l'homme et y vit les sévices de la guerre. Kaalys en avait tant vue au cours de sa courte vie qu'il savait parfaitement les reconnaître. Comme tous les mortels, la vie n'avait pas été tendre avec alchimiste et ce dernier, sans aucun doute, avait dû se battre pour sa survie.

— Alors c'est par ici que je vais tenter de t'aider, lui répondit t-il lorsque Demens désigna son épaule comme le début de l'infection.

Sans bouger, le dragon étendit son cou et sa tête pour se retrouver derrière l'humain. Il l'entourait presque de son immense masse, formant une demie-lune tout autour de lui. Si Kaalys avait été malveillant, il aurait été en mesure de tuer l'homme en resserrant sa queue autour de son frêle corps, à la façon d'un serpent constricteur. Fort heureusement pour Demens, le Nacré n'était pas de ce genre de dragon.

— La magie que je vais utiliser permet normalement de guérir les blessures dans un laps de temps de vingt-quatre heure. Étant donné la nature étrange du mal qui ronge ton corps, cela pourrait prendre plus de temps, simplement ralentir la propagation ou ne rien faire du tout...

En effet, Kaalys ne pouvait rien promettre à son patient. De mémoire de dragon, un tel mal n'avait jamais été observé auparavant. La magie que le jeune saurien souhaitait appliquer sur Demens pouvait tout bonnement ne rien faire du tout. Toutefois, ce dernier espérait, au moins, parvenir à ralentir le mal de l'alchimiste.

L'Éclat de Nacre s'approcha davantage, jusqu'à ce que son museau touchât le dos de Demens. Contrairement à ce que la plupart des bipèdes pensaient, les écailles d'un dragon étaient d'une grande douceur, parfois un peu rugueuse mais souvent très lisse, sans imperfection, sans creux ou interstices. Les serpents partageaient ce trait commun, mais leurs écailles - bien sûr - ne possédaient pas la résistance titanesque de celles des dragons.

Soudain, la gueule du saurien s'entrouvrit et découvrit une dentition à faire pâlir le plus grand des loups-géants de Nyn-Tiamat. Les crocs de Kaalys - positionnés en une double rangée - formaient de longs poignards pouvant aisément déchiqueter la chair et traverser la plus épaisse des armures. Dans le fond de sa gueule, des dents plus plates lui permettaient de broyer n'importe quelle matière. Les Dragons avaient la plus puissante mâchoire connue. Malheureusement, l'alchimiste ne pouvait admirer ce magnifique sourire. En revanche, il put sentir le souffle délicieusement chaud du dragon, qui exhala sa magie en une unique expiration.

Des paillettes d'or se créèrent en contact de l'air et se laissèrent porter jusqu'aux meurtrissures de l'alchimiste. Le doré se mélangea aux éclats bleutés des cristaux. Les gouttes d'or semblèrent tout simplement pénétrer l'intérieur des cristaux puis, à leur base, là où il y avait encore quelques parcelles infirmes de peau visible. Satisfait, Kaalys se redressa et, tel un serpent, glissa doucement jusqu'à faire de nouveau face à Demens.

— Voilà, lui dit-il. Je ne peux rien faire de plus pour toi. Le temps te dira si mon intervention fut utile ou non.

Le Dragon étira son cou pour venir placer sa tête derrière Demens sans pour autant bouger son corps, l’entourant comme un serpent le ferait avec sa proie. Bien entendu, la situation était ici tout autre et même si le saurien c’était fait menaçant, l’alchimiste n’aurait probablement pas plus bronché qu’en ce moment. Cependant, même s’il ne bougeait pas, il restait attentif à ce que faisait Kaalys, désireux de voir comment pouvait procéder la créature pour faire usage de magie.

- La magie que je vais utiliser permet normalement de guérir les blessures dans un laps de temps de vingt-quatre heure. Étant donné la nature étrange du mal qui ronge ton corps, cela pourrait prendre plus de temps, simplement ralentir la propagation ou ne rien faire du tout...

Il se contenta d’un léger hochement de tête en guise de réponse, tourna juste assez la tête pour voir le Nacré s’approcher de lui jusqu’à qu’il touche son dos avec son énorme museau. Le cuir du saurien diffusait sans surprise une douce chaleur, mais c’était surtout la texture des écailles qui retint l’attention du Cafard. Sans avoir dans son dos la même sensibilité que dans ses mains, il put constater une grande similarité avec la peau douce d’un serpent.

~ À la fois flexible et incroyablement résistant. ~

Tandis qu’il observait ce détail, il sentit que le Dragon bougeait légèrement, comme s’il ouvrait la gueule, mais il lui aurait été impossible de le confirmer sans se retourner complètement. C’est alors qu’un souffle beaucoup plus chaud que l’air ambiant vint à la rencontre de la peau blanche de Demens et la chaleur persista même lorsqu’il eut terminé. Comme des centaines de minuscule luciole, des paillettes dorées enrobèrent les cristaux, bougeant à la manière d’un étrange fluide. Certains descendirent le long de son bras gauche afin d’atteindre les cristaux les plus isolés tandis que d’autre remontait sur sa tête et son visage déformé. Puis, d’un même mouvement, toutes ces étincelles pénétrèrent dans les cristaux jusqu’à en atteindre la base, créant dans son corps une nouvelle vague de chaleur. Enfin, les brillants se dissolvèrent et l’alchimiste releva un peu son bras pour regarder ses cristaux. Kaalys s’était entretemps redressé dans sa position initiale et lui répéta que seul le temps serait garant de la réussite ou de l’échec de la tentative de guérison.

Le Cafard reprit sa tunique usée et la remit, passant d’abord son bras gauche pour accommoder ses cristaux. Jouant à nouveau le jeu de la conversation, bien qu’il lui manquât toujours l’intonation, il releva la tête vers le reptile et le regarda dans les yeux.

- Merci.