¤ Mise en garde ¤
Les Graärh avaient leurs propres façons de penser et de parler. Plus il en côtoyait et plus le dragon s’en rendait compte. Il y avait certaines choses qu’il ne comprenait pas parfaitement, mais son esprit analytique lui permettait rapidement de combler cette lacune avec un peu plus d’informations. Mais il y avait également des choses que les Graärh ne comprenaient pas. Verith devrait alors prendre la peine et le temps d’expliquer. Après tout, s’il voulait nouer autre chose qu’une relation conflictuelle avec ces derniers, il devrait nécessairement le faire. Cette race semblait néanmoins très fière, mais aussi désireuse d’apprendre. C’était assez intéressant. Le rouge espérait seulement que les choses ne finiraient pas mal comme avec les bipèdes. Pour le moment, la balle était dans les deux camps. L’enfant de l’orage laissa la petite créature féline parler, il ne l’interrompit pas, quand bien même elle posait des questions. Il préférait faire un tir groupé, en effet il avait le pressentiment que certaines questions se regrouperaient et l’apport de réponse serait bien mieux ainsi pour une parfaite compréhension. Il s’amusa presque de la réponse de la félidée, quand cette dernière lui dit que s’il était venu en bonne intelligence, alors il pouvait rester dans le coin. Comme si elle faisait figure d’autorité ici. C’était assez amusant, tout bipède qui lui aurait dit cela, des paroles aussi arrogantes, il l’aurait déchiqueté, bruler ou faire bien pire encore dans la seconde qui suivait. Or là, il n’en fit rien. Verith était un dragon, et un dragon est une créature fière. Il était aussi un peu arrogant. Cependant, il n’était pas du genre à se montrer agressif envers ceux qui ne le méritaient pas. Et c’était bien cet élément qui différenciait cette race animale des races bipèdes. Tant que cette différence demeurait, alors tout se passerait bien.
Il était également amusant de lui donner conseil quant à la manière de chasser. Les dragons étaient sans nul doute meilleur chasseur que toute créature sur cette terre et plus soucieuse de l’équilibre de monde et de la nature que tout autre. Cette race avait beaucoup à apprendre à leur sujet.
« Il y a là de nombreuses interrogations, mais c’est fort normal. Je sens en toi une curiosité ainsi qu’une volonté de défendre les tiens. Je vais répondre à tes questions, autant que possible bien sûr. »
Du bout de l’une de ses griffes, l’enfant de l’orage fit un petit trou dans le sol. Puis de l’extrémité de sa queue il attrapa quelques buissons, les arrachant du sol avant de venir les jeter dans le trou précédemment formé. Inspirant légèrement, l’enfant de l’orage cracha une petite gerbe de flammes qui vint enflammer les végétaux, créant ainsi un feu sommaire. Il ignorait la résistance au froid de ces créatures, même si on pouvait penser qu’avec leurs fourrures ainsi que le fait qu’ils vivent dans cette région de glace, ils avaient une certaine tolérance à cette dernière. Mais un feu lui serait sans nul doute bénéfique, si elle devait rester plantée là, immobile, à l’écouter.
« Je viens en effet d’un autre continent. Et pour être plus précis que je n’ai pas vu le jour sur le même continent que les bipèdes qui sont ici aujourd’hui. L’endroit où je suis né est … tout bonnement gigantesque. En effet, vos territoires ne sont pour moi que des îles. Là-bas, les dragons libres vivent en paix et en harmonie, à l’écart de toutes autres races. Le continent d’où viennent les bipèdes s’appelle Ambarhùna. Si l’on devait mettre les cinq iles côte à côte, je dirais que le tout ferait à peu de chose près la même taille que ce premier. Ambarhùna est la terre où ma race a vu le jour il y a de très nombreux siècles. Les elfes et les vampires sont arrivés bien plus tard, et les humains encore plus tard. Mes ancêtres les ont accueillis, car comme à leur arrivée ici, ils étaient en pleine errance sur l’océan. Mais la folie des bipèdes a engendré la guerre et la désolation. Si bien que mes prédécesseurs ont décidé de partir, abandonnant leur terre natale pour un meilleur endroit, le plus loin possible des bipèdes. »
Il y avait une certaine amertume dans la voix mentale du colérique. Il n’était clairement pas d’accord avec la décision de ses ancêtres, mais le ton laissait supposer que les choses étaient plus compliquées et que, quand bien même il n’acceptait, il pouvait comprendre la décision.
« Les elfes sont des créatures qui, à bien des égards, s’accordent et vivent en harmonie avec la nature. À l’inverse des humains qui la maltraitent et la détruisent. Ce sont des herbivores aux oreilles pointues et leur chair me donne des aigreurs d’estomac. Je ne me suis pas encore décidé s’ils sont pires que la chair froide des vampires. Mais ce sont des créatures bouffies d’arrogance et de suffisance, surestimant grandement leur place en ce monde alors qu’ils ne sont en réalité que de misérable insecte qui, sans l’existence des dragons et de la magie que nous apportons dans ce monde, seraient bien incapable de survivre. Ils sont plus subtils que les vampires, mais ils n’en sont pas moins méprisables. »
Un soupir s’échappa du colérique.
« C’est parfaitement le style des bipèdes de s’arroger des droits qu’ils n’ont pas, de prendre et de s’imposer, pillant aux autres ce qu’ils ont de plus cher à leur cœur. Lâche, oui les bipèdes le sont, cependant, je ne saurais dire si la fuite face au grand mal qui s’est abattu sur Ambarhùna était de la lâcheté. J’étais moi-même sur ce continent et je suis parti avec eux. Je hais les bipèdes, mais je ne suis pas aveugle au point de confondre lâcheté, bon sens et instinct de survie. Ce qui s’est abattu sur Ambarhùna n’était pas un mal conventionnel. Bien des maux se sont abattus sur cette terre maudite. Gagnant à chaque fois en force et en intensité. Celui-ci était sans doute celui de trop. Celui auquel les bipèdes étaient les moins bien préparés. Même moi, en dépit des connaissances que j’avais dessus, je n’ai pas été en mesure de le repousser, seulement de le blesser et de le ralentir. Si tu le désires, je pourrais t’en parler plus en détail plus tard. Car ce mal n’est pas propre à Ambarhùna, il va s’étendre sur la totalité de ce monde, tôt ou tard. »
L’enfant de l’orage marqua et une pause, puis reprit.
« La mémoire ancestrale des dragons est en effet un don. Esprit-gardien … surement fais-tu référence aux esprits-liés. Des créatures animales de magie pure qui accordent certains pouvoirs. Les dragons n’ont pas accès à cette magie, sans doute n’en ont-ils pas besoin. Les esprits-liés sont des créatures créées par les divinités ayant créé ma race et celles des bipèdes. Si les esprits-liés ne nous concernent pas, c’est sans doute parce que notre puissance est déjà suffisamment grande. »
Verith dodelina de la tête. Les Graärh partageaient leur histoire oralement. Voilà un mode de transmission avec de terribles lacunes et pouvant engendrer de très grandes pertes. Lui qui pensait peut-être trouver un moyen de combattre les Chimères auprès de cette race, ça commençait déjà mal. Si piste il y avait, elle serait très difficile à suivre. Mais il ne désespérait pas, il avait déjà fait avec moins que ça. Et puis, il n’était pas ici pour émettre un jugement sur le mode de vie de ces derniers. Mais il y avait quelque chose d’autre de très intéressant. Les Graärh n’avaient jamais vu de dragon, cependant il pouvait utiliser la magie ainsi que les esprits-liés. Or, sur Ambarhùna, lorsque sa race avait quitté le continent, la magie avait périclité, tout comme les esprits-liés. Cela ne pouvait dire que deux choses : soit il y avait des dragons ici, et dans ce cas là, les Graärh mentaient et il n’avait pas accès à la partie de la mémoire des dragons mentionnant l’espèce félidé. Soit il y avait autre chose ici, dans cet archipel, qui fournissait de la magie.
Les deux options étaient envisageables. Les dragons n’avaient pas intégralement accès aux souvenirs de leurs ancêtres et la mémoire des Graärh était transmise oralement ce qui pouvait causer des trous importants dans celle-ci. Mais, l’enfant de l’orage n’avait que peu foi dans celle-ci. S’il y avait un dragon ici, il l’aurait senti. La deuxième option était plus envisageable, mais aussi plus souhaitable. Peut-être était-ce là son moyen de défaire les Chimères. Il s’intéresserait à cela plus tard.
Le colérique finit par se rendre compte qu’il avait faire durer sa pause un peu trop longtemps et reprit.
« Les dragons ne sont pas des proies que l’on chasse et encore moins que l’on mange. Tuer l’un des nôtres c’est commettre un crime contre la magie elle-même et donc contre la vie elle-même, car sans magie il n’y a nulle vie. Boire notre sang, c’est volé la magie elle-même, dès lors on s’expose à un terrible châtiment, on devient un être maudit. »
Verith ferma les yeux, soupirant.
« Avant de continuer, il est temps de t’expliquer quelque chose, une différence fondamentale. Celle qui existe entre dragons libres et dragons liés. Un dragon lié, est un dragon qui est lié à un bipède. Cela ne signifie pas qu’ils sont amis, non. Cela signifie que leurs âmes ne font plus qu’une. Cela veut dire que blesser ou tuer l’un, revient à faire subir la même chose à l’autre. Leurs âmes, mais aussi leurs esprits ne font qu’un. Le dragon tombe sous le joug du bipède. Vois cela comme une chaine magique d’esclavage. Le dragon ne peut plus se passer du bipède, il est affaibli par lui. Mais pire encore, il est corrompu par lui, car la folie des bipèdes vient le souiller. Le dragon lié n’a d’autres choix que d’obéir au bipède auquel il est lié. Et au fur et à mesure des générations, les dragons liés ont fini par accepter ces chaines, cet esclavage, cette absence de liberté. Ils se sont avilis. Ils défendent les bipèdes en dépit de leurs crimes et pire encore, ils deviennent complices de cesdits crimes. Cette magie esclavagiste s’appelle la magie du lien. C’est une très ancienne et puissante magie, un tabou ultime, créé par la violation d’un ultime interdit. Elle fut la cause de terribles maux pour les miens. Si les dragons libres ont décidé de quitter leur terre natale, ce n’est pas par lâcheté, c’est bien par tristesse. Les dragons libres ne connaissent pas la guerre, ils sont unis. Mais le lien a créé une scission au sein de notre espèce. Et contrairement au lié, les libres ne souhaitaient pas combattre et verser le sang des leurs. »
L’enfant de l’orage marqua une pause.
« Un dragon libre, c’est exactement l’inverse. Ce n’est pas un esclave. Son âme est pure. Tout comme son esprit. Et sa seule limite est là où peuvent le porter ses ailes. »
Le ton du colérique devint un peu plus grave.
« Voilà ce que tu dois craindre par-dessus tout, Asshaal Sitaare-ke-Taha. C’est la souillure des bipèdes. Si celle-ci atteint les tiens, alors une scission se créera au sein de ton espèce. Certains s’habitueront et aimeront les chaines que les bipèdes leur ont mises pour les entraver. Ils les défendront et deviendront complices de leurs crimes. Ils se retourneront contre ceux désirant protéger leurs libertés, terres, mœurs, modes de vies, mémoires et honneurs. »
De petites flammes s’échappèrent des naseaux du colérique.
« Même le plus grand guerrier, peut se faire tuer par la lame de la fourberie. Aujourd’hui, j’essaye de réparer ce qui est arrivé aux miens, j’essaye d’apporter justice, et plus encore, j’essaye de faire en sorte que cela cesse. Mes ancêtres ont décidé de partir. Moi, je décide de combattre, même si cela signifie avec tristesse devoir tuer les liés. Mais je préfère voir un dragon mort, plutôt qu’un dragon qui aurait perdu tout honneur en s’accoutumant aux chaines qui entravent sa liberté. »
Le rouge rouvrit les yeux.
« Je suis Verith de l’ire, et partout on me dépeint comme un destructeur. Ce n’est pas totalement faux, car face à un mal incurable, il ne reste plus qu’une solution, celle du feu. Tu me demandes si je cherche un ami, allié ? La dernière expérience de fraternisation des dragons avec d’autres espèces, c’est soldé par le carnage que tu connais aujourd’hui. Cependant, comme je l’ai dit, vous êtes innocent. Vous n’avez pas à subir les crimes qu’une autre espèce a pu commettre. Vous qui êtes innocent, vous avez le droit à votre chance auprès des dragons libres. Et c’est pour cette raison, qu’aujourd’hui, je te mets en garde, afin que ton espèce puisse être préservée. Que les Graärh ne finissent pas comme les bipèdes. »
Le regard de braise de l’héritier de l’orage dardait la félidée.
« Le mal qui s’est abattu sur Ambarhùna viendra, tôt ou tard, ici. C’est une certitude. J’ai l’intention de le combattre, de toutes mes forces, pour défendre les miens. Si je cherche un ami, un allié ? Je cherche tout ce qui me permettra de défaire ce mal d’Ambarhùna nommé Chimère, je cherche tout ce qui m’aidera à faire payer aux bipèdes leurs crimes, je cherche tout ce qui me donnera le moyen de détruire la magie du lien et libérer les miens. Et surtout, je cherche le pouvoir de défendre les miens et ceux placer sous ma protection. Bien entendu, tant que cela ne met ni en danger ceux que je cherche à protéger, ni ne viendrait souiller mon honneur. »
Verith marqua une ultime pause.
« Ta volonté d’unir ton peuple est emplie de sagesse. Mais ne sous-estime pas les bipèdes. Ils sont vils et sans scrupules. J’espère que ce que tu pourras apprendre de moi aujourd’hui t’aidera à considérer l’ampleur de la menace qui pèse sur les tiens. Et qu’il permettra aux tiens d’agir en conséquence. Je ne peux qu’espérer que vos esprits-gardiens vous protègeront. »