Mi-Octobre 1762
L'automne, une période somnolente, parfois maussade à tous ceux qui dépendaient des cycles du monde ou qui vivaient littéralement de la pluie et du beau temps tel que les voyageurs ou les caravanes marchandes. Cette apathie ne transpirait probablement pas au cœur de la belle Caladon, mais dès lors que l'on quittait ses remparts pour s'éloigner vers la campagne environnante, l'on ressentait cette douce mélancolie tandis que pleuvaient des milliers de feuilles écarlates sur les routes et sentiers. C'était pour ce paysage unique des côtes tempérées que Purnendu avait quitté le confort de la villa du Bourgmestre, captivé par les toisons cuivrées, ors et rouilles qu'affichaient les forêts alentour. Le grand fauve avait d'abord passé d'innombrables heures à en parcourir chaque coin et recoin avec un émerveillement toujours renouvelé, puis s'était mis à la recherche d'un lieu unique. Il y avait tant de couleurs et de choses à découvrir ! Faune et flore encore inconnues, sensations d'un temps changeant et guère capricieux, tellement plus aisé à appréhender en comparaison des froides étendues de l'Inlandsis. Adieu les plaines blanches de neige et bleues de glace, oubliée la monotonie des teintes, abandonnée la stérilité des terres gelées. Le graärh découvrait l'abondance, la subtilité, la délicatesse d'une nature en effervescence, indomptée et pourtant si gracile et délicate. De ce théâtre, il en était conquis.
Il ne lui avait pas fallu longtemps pour prendre sa décision, mais le temps passa sans qu'il ne trouve le courage ou les moyens de la mettre en œuvre. Des urgences s'étaient tout d'abord présentées comme les incompréhensions dans la relation qui unissait Ivanyr et Aldaron. Bien que ses connaissances en la matière soit fort limitées, le graärh avait offert tout ce qu'il possédait pour les aider et s'était découvert un nouvel ami : l'elfe à la peau de miel. Dans le même temps, il avait essayé de s'acclimater à la ville, ne voulant pas abandonner les-dits amis dans une fuite aveugle à force de devenir fou par cette sur-abondance de bruits, d'odeurs et de populace. Malheureusement, les hautes murailles de Caladon lui donnaient des sueurs froides, la hantise d'être en cage le tenant éveillé la nuit malgré tout le bon sens qu'il tentait de s'enfoncer dans le crâne ; mais son instinct ne pouvait s'étouffer. Il avait besoin des grands espaces, de la terre sous ses coussinets et du vent purifié de toute pollution pour peigner sa fourrure. Le dépaysement ainsi que le mal de ses terres natales le plongèrent un instant dans une profonde apathie avant qu'il ne s'ébroue à la vue des forêts flamboyantes dès les prémices de l'automne. Avec prudence, il avait tâté le terrain du côté de l'elfe, essayant de voir s'il lui était possible d'obtenir un libre-passage dans ces bois afin d'installer sa yourte et le petit bétail qu'il comptait s'acheter à l'aide de ses maigres économies. Il avait ensuite assuré son ami vampire qu'il n'irait jamais plus loin qu'une journée de voyage et s'occuperait simplement de changer de pâture pour ses animaux lorsque le temps l'exigerait, comme à Nyn-Tiamaat. Tout cela lui coûta de longues semaines de préparations, mais enfin il y était !
Le lieu qui l'avait le plus conquis était une clairière située à un heure des portes principales de Caladon et si elle longeait la grande route, elle se lovait au creux d'un bois à un quart d'heure du chemin, à la suite d'un sentier tortueux. Il s'agissait d'un endroit si ce n'était paisible, au moins stratégique dans sa composition : une partie de la végétation se constituait de hauts buissons envahis par des mûriers, de quelques sapins bien touffus et de nombreux noisetiers et trembles. La futée s'ouvrait de l'est à l'ouest, les résineux se trouvaient principalement au nord et le talus plus loin pourrait être, bien plus tard, creusé et aménagé. L'herbe y était grasse en partie par le petit étang boueux qui se logeait à l'ombre du-dit talus, probablement alimenté par une source souterraine peu profonde et qui, s'il ne fournissait ni poisson ni eau potable, serait idéal pour le bétail, voire détourné pour l'agriculture. De cette terre riche, il comptait en transformer une partie en potager et l'autre en un tapis à l'isolation naturelle pour le sol de sa yourte. Plus bas, derrière un sous bois dense et encombré de ronces, il y avait une rivière large de plusieurs mètres dont le lit profond regorgeait de truites, de brochets, mais aussi d’écrevisses et de crevettes. Plusieurs saules et roseaux parsemaient la berge, offrant autant de ressources premières au graärh qui découvrait toutes les merveilles d'une terre arable et prolifique en biens naturels. De cette clairière, il avait pu remarquer des traces de passages d'animaux et s'il veilla à n'avoir aucun gros prédateurs dans son voisinage direct, il fut satisfait de trouver lors de ses visites quelques hordes de cervidés, d'innombrables terriers de petits mammifères et même quelques proies plus conséquentes qu'il n'avait su identifier sur l'instant.
En moins d'une semaine, Purnendu avait monté sa yourte, fauché une partie de l'herbe pour limiter les risques d'incendies sur le pourtour de son habitation, puis abattu quelques buissons et arbrisseaux afin de délimiter plus clairement le terrain qu'il occuperait. Les branches souples récoltées servirent à faire un enclos pour son bétail en bordure de l'étang afin que les animaux puissent s'abreuver sans son intervention. De longues lianes de ronces furent ajoutées en un treillage serré autant pour tenir les petits prédateurs à distance que pour empêcher ses moutons de s'échapper bêtement. Un carré de terre, sur une zone ensoleillée, fut désherbé, retourné et préparé à une agriculture prochaine lorsque les saisons le lui permettraient. Non loin de la yourte, un feu de camps cerclé de pierres plates fut monté tandis qu'un four à sol fut creusé non loin afin d'y cuir des aliments plus conséquents. Purnendu prenait tout son temps, désireux que ses installations ne représentent pas un danger pour son habitat si foisonnant. Après tout, si un feu pouvait être aisément maîtrisé à Nyn-Tiamat, ici il en était tout autre chose ! Le graärh fit de nombreuses fois appel à l'expertise de quelques ouvriers confirmés, n'éprouvant ni honte ni complexe face à son ignorance. Sa remarquable mémoire l'aida grandement et en une poignée d'autres jours, il se retrouva autonome concernant les bases de survies et d'artisanat. Des séchoirs à viandes, un fumoir à poisson ainsi qu'un cercle de tannage agrémentèrent rapidement la clairière en des points stratégiques et sécurisés. Chaque jour était une nouvelle expérience, le fauve cendré se levait à l'aube et ne se couchait qu'au crépuscule, abattant un travail monstre sans compter la fatigue ou l'ennuis. Le climat n'étant plus son ennemi, l'isolation l'apaisant après toutes ces semaines dans Caladon, il se sentait pousser des ailes et avait plus que jamais le désir d'obtenir un chez lui confortable.
En ce jour, il s'agissait d'une belle après-midi d'automne avec son ciel au bleu délavé et au vent frais, déjà piquant des promesses de neige et de givre. L'air était chargé de cette odeur particulière de sous-bois trempé par une pluie récente, à la terre mouillée et aux champignons revigorés, mais aussi aux feuilles mortes à la décomposition acide qui allait de son parfum entêtant, si caractéristique en cette saison. Avec son campement terminé, Purnendu avait décidé d'étendre ses installations un petit peu plus loin. C'est ainsi qu'il se retrouvait sur la berge de cette même rivière poissonneuse à quelques minutes de son camps, entièrement dévêtu et n'ayant avec lui qu'une large bêche nonchalamment posée sur son épaule. Son épaisse fourrure se parait d'un sublime gris semblable à de la cendre et ce, sur l'ensemble de son corps à l'exception d'une partie de sa gueule, de sa gorge et de son torse qui se paraient d'un beige crémeux, aussi pâle qu'une lune d'hiver. Sa crinière bicolore partait de l'arrière de son crâne pour se fondre en un épais collier angora qui foisonnait en une cascade soyeuse sur son torse, son ventre et son aine. La brise jouait dans ses longs poils, plaquant ces derniers à sa silhouette musclée, puissante avant de les gonfler et d'en faire ondoyer les mèches soyeuses. Captivé par les reflets de l'eau limpide, perché sur une large pierre mousseuse sur le lit de la rivière, ses yeux d'absinthe observaient fixement la formation naturelle qui l'entourait. Son interminable queue touffue se courbait paresseuses d'un côté et de l'autre pour affirmer son équilibre tandis qu'il se penchait davantage vers l'avant avec un petit froncement de la truffe.
Puis, sans crier gare, il sauta dans l'eau avec une immense éclaboussure. Mouillé jusqu'aux hanches, le graärh frissonna un peu et montra les crocs vers la berge avant d'ébrouer ses épaules avec mauvaise humeur. Par les Esprits qu'il détestait s'immerger ! Même s'il avait encore pattes, la sensation du courant battant ses cuisses était du plus désagréable. Prenant cependant sur lui pour ne pas décamper et retrouver la sécurité d'un sol sec, il commença à travailler sur son projet insensé : construire dans le coude de la rivière un bassin afin d'y capturer et d'y élever des poissons. Avec un filet tendu entre deux gros rochers, il pourrait piéger tous ceux qui viendraient se reposer dans le creux, hors du courant. Avec quelques lentilles d'eau supplémentaires et des paniers à écrevisses, il aurait d'autres proies à leurrer ! Tous les moyens étaient bons pour obtenir de la nourriture facile, mais surtout tout au long de l'année. Le principe était de vivre au maximum en autarcie et réduire au mieux ses visites forcées à Caladon. Bien sûr, une telle isolation représentait nombre de dangers et le graärh avait parfaitement conscience qu'il aurait fatalement besoin du soutien des bipèdes pour survivre ici les premières saisons, mais il espérait devenir indépendant au long terme. Et en parlant de danger, un craquement sur l'autre berge lui fit redresser la tête, puis tout le corps. Fourrure éclaboussée par les gerbes d'eau que sa pioche soulevait à chaque fois qu'il l'avait abattu sur la berge, sa musculature révélée se crispa d'une tension soudaine et nerveuse. Ses pupilles se dilatèrent et ses oreilles se couchèrent vers l'arrière avec méfiance. Ses babines se gonflèrent sur un feulement encore ravalé et ses griffes se plantèrent dans le bois souple de l'outil.
Quelqu'un était là. Il le savait. Ses yeux fouillèrent les environs avant qu'il ne plante sèchement la pointe de la pioche dans la terre meuble et d'un bond puissant, il fut hors de l'eau et dans l'ombre d'un peuplier. La couleur de sa fourrure ne l'aidait pas vraiment à se camoufler dans un environnement aussi flamboyant, mais le graärh s'efforça de cacher son immense silhouette dans les replis des racines et des branches basses de sa cachette. Prudent, il vint escalader le tronc et se retrouva bientôt perché à plusieurs mètres de hauteur. S'il n'avait pas réellement besoin d'armes pour se défendre contre un possible agresseur, il n'aurait pas craché sur son armure de cuir et de maille. Mains crispées, il attarda son regard sur la courbe meurtrière de ses longues griffes puis passa la langue sur les six canines qui ornaient ses mâchoires. Prudent, il contourna le tronc pour revenir du côté de la berge et fouilla une fois de plus cette dernière avec un léger feulement étouffé. Son cœur battait puissamment et il dressa une paire d'oreilles pour essayer de capter les bruits en devant tandis que la seconde paire restait en arrière, parfois secouée d'un tic nerveux. Si Caladon n'était qu'à une heure de marche et avec elle la protection du Bourgmestre, Purnendu n'était pas naïf au point de se croire entièrement sous immunité : après tout, l'elfe acceptait la traite d'esclaves jusque sur ses quais ! Soufflant par la truffe, il se pencha légèrement sur sa branche et capta enfin une silhouette à l'approche. Il pensa reconnaître une femelle humaine, mais ne connaissant pas bien les subtilités de ce peuple, il décida de l'interpeller d'une façon neutre histoire de s'éviter toute confusion malheureuse :
- Bonjour. Déclines tes intentions avant de continuer. Saches que je ne cherche pas le conflit, bien au contraire. Cependant, je n'hésiterai pas à me défendre si tes intentions sont hostiles... et je t'assure que ni toi, ni moi, ne voulons en arriver là.
Un peu de vérité avec beaucoup d'illusion concernant ses réelles capacités. Mais ça, l'inconnu n'avait pas à le savoir, il suffisait de tromper la perception d'autrui sur ses forces pour éviter une situation épineuse. Accroupis sur sa branche, il avait gonflé sa fourrure et planté les griffes dans le bois entre ses pattes postérieures. Épaules voûtées, queue battant l'air avec force, il prenait ainsi une posture menaçante, mais pas ouvertement hostile puisqu'il couvrait encore ses croces à l'écrin de ses babines sombres. Attendant sa réponse, il en profita pour l'observer scrupuleusement, incapable qu'il était d'étouffer sa curiosité à l'égard des nouvelles races parcourant l'Archipel.
Dernière édition par Purnendu Chikitsak le Lun 30 Juil 2018 - 15:22, édité 2 fois