Il fallait se rendre à l'évidence: l'effet de surprise tombait à l'eau. Aldaron savait désormais qu'on lui préparait quelque chose. Intérieurement, Valmys se consola en se disant qu'au vu du mouvement de recul du bourgmestre, quelques chances subsistaient pour que ce dernier ne connaisse la nature exacte de ses cadeaux. Au moins pourrait-il tenter de le surprendre ainsi.
De justesse, l'Enwr retint un geste de recul quand une main s'approcha de sa joue. Un instinct, dont il savait le manque de pertinence, lui murmura dans un feulement vicieux que les autres bipèdes n'auraient pas eu cette proximité, qu'ils se seraient contentés de le prévenir de la tache qui le maculait. Il essaya de rejeter cette idée aussi fermement que possible, malgré la légère anxiété qui s'insinuait toujours en lui dans ce genre de conditions. Aldaron était un ami, rien de plus. Avec le temps, peut-être était-ce plutôt lui, l'immaculé, qui avait oublié ce qu'était la proximité entre les êtres. Sous la pseudo-réprimande, il baissa légèrement le nez, s'avouant ainsi coupable, reconnaissant entendre la remarque et son bien-fondé. Par chance, Aldaron ne l'obligea point à y répondre, reprenant la parole. L'idée que le bourgmestre ait pu avoir un doute sur ses activités et avoir voulu les confirmer lui vint, mais il la chassa également. Ce n'était pas dans le caractère qu'il lui connaissait. C'était plutôt quelque chose que lui aurait pu faire: s'il avait su quelqu'un susceptible de lui concocter quelque surprise, il aurait tenté de découvrir quelques indices, juste assez pour se mettre en appétit. Et il savait très bien qu'il s'y serait pris maladroitement et se serait fait prendre.
Il avait vraiment parlé de le border lui-même ? Valmys n'avait jamais été bon pour cacher quoi que ce soit, et sur ses traits passèrent de subtils indices qui témoignaient de son incrédulité quant à une telle idée. Cela le déstabilisa au point où la réplique suivante manqua de totalement lui échapper. Fortuitement, ce qu'il en saisit lui indiqua que ce n'était pas vraiment à prendre en compte. Les incitations au sommeil... Un autre jour, à une autre occasion, il les aurait prises en compte comme de sages conseils d'un elfe plus expérimenté. Cependant, demain était un jour exceptionnel, pour une personne exceptionnelle. Il faisait confiance à son propre organisme, et connaissait ses limites. Pas question de dormir avant d'avoir fini ce qu'il s'était décidé à faire. Aldaron valait que l'on dépensa son énergie pour lui. "Reposez-vous bien également. Puisse la nuit veiller sur vous." Aucune promesse ne lui serait offerte. Le bourgmestre s'en doutait, assurément. Que pouvait-il espérer y faire ? Tous deux étaient probablement assez lucides pour se douter agir selon leurs natures respectives.
La porte se referma derrière Aldaron, et Valmys ne retint pas une expression de franc soulagement. Retournant s'assoir à son bureau, il était troublé. Val-fils ? Oh oui, il avait très bien entendu. S'il n'avait proposé de le border, peut-être que l'ami du bourgmestre aurait pu croire que ses oreilles toutes neuves lui avaient joué un tour. Là, beaucoup d'indices commençaient à s'accumuler. Le fils d'Aldaron lui manquait-il ? A l'aube d'une nouvelle année, il n'était pas rare de repasser en revue son parcours... Avait-il des regrets ? L'elfe aux cheveux blanc était très discret sur sa vie privée et son passé, Valmys ignorait même s'il avait quelque nouvelle de cet enfant qui lui avait valu le fiel de son peuple. Mordillant une de ses plumes de calligraphie, il s'imagina tout ce qu'il aurait pu dire à Aldaron, si seulement ce dernier lui avait ouvert son coeur à ce sujet. Lui, le fils rejeté, il aurait peut-être pu jouer les médiateurs, lui proposer son soutien. Pouvait-il y glisser quelque insinuation dans sa lettre ?
L'écriture prit bien plus de temps que prévu, et les taches d'encre n'en étaient pas la principale raison. Il était bien tard lorsque l'Enwr se glissa dans les draps infiniment doux qui lui avaient été prêtés. Eh mais... Il y avait plusieurs épaisseurs de couverture ?! Dans laquelle était-il censé se mettre ? Par les Huit, il n'avait jamais eu de matelas aussi épais non plus ! Et en plus, tout cela sentait bon la lavande. Allait-il seulement pouvoir dormir dans un autre environnement ? La bougie soufflée, son organisme l'informa très vite que, dans tous les cas, son endormissement ici et maintenant serait immédiat.
Valmys eut un sursaut lorsque la chatoyante petite musique le réveilla. Elle était toute proche, alors qu'il était le seul musicien à sa connaissance à s'être endormi dans sa chambre. Un peu paniqué, il jeta des coups d'oeil hâtifs autour de lui, à la recherche du malheur qui allait encore lui tomber sur le coin du nez. Ah, oui, il était chez Aldaron. Et bien seul. La musique paraissait provenir d'un petit objet bizarre posé sur sa table de chevet. Il brillait, couvert de glyphes, et semblait présenter l'heure. Valmys le prit très délicatement dans ses mains, l'analysant sans vraiment comprendre. Un objet pour l'heure, qui faisait de la musique... Musique qui s'arrêta bientôt. Soit. C'était très étrange, mais au moins cela avait-il eu le mérite de le réveiller à une heure décente. Le soleil était encore ensommeillé lui aussi, et ses rayons venaient paresseusement s'allonger sur le sol de la chambre. A la lueur du jour, il semblait à Valmys qu'il avait laissé beaucoup plus de bazar, bouts de tissus et parchemins, que dans son souvenir. Il les rangerait... Une autre fois. Au moins ce réveil particulier lui fit-il oublier son rêve étrange, où le feu s'était mêlé à la neige.
Lavé, peigné, vêtu des habits qui lui avaient été offerts à Keet-Tiamat, l'Enwr aux veinules cuivrées trottina dans les couloirs. Inutile d'interroger un domestique: il n'avait qu'à suivre la bonne odeur des tartines chaudes ! Grâce à ce raisonnement brillant, il arriva enfin face à la porte de l'antre tant désirée. D'une main, il vérifia que son catogan était bien fait, et bien serré. Sous son bras, son paquetage était prêt. Il se tint droit, noble, poussa la porte, et...
...Soutint le regard des domestiques, surpris de le voir arriver en cuisine. Un peu gêné et bafouillant, Valmys expliqua qu'il cherchait le bourgmestre, tout en s'admonestant mentalement. Avec un peu de chance, une telle intrusion était très mal vue au sein de la haute société, et il commettait un bel impair, alors qu'il n'avait même pas encore salué son ami. Quelle cervelle de moule il faisait !
Rebelotte: dos droit, cheveux bien mis, sourire, et paquetage sans la moindre trace de froissement. Rentrant dans la pièce, Valmys ne put néanmoins empêcher quelque chose de viscéral en lui s'exprimer. Son regard dévia vers la tartine de confiture de fraises avant même de voir quoi que ce soit d'autre. Oh ! Elle était belle. Mais il ne fallait pas trop s'y attacher. Ce n'était pas parce qu'elle était seule et appétante, posée face à une chaise vide, qu'il allait pouvoir se l'approprier ! Aldaron allait peut-être vouloir vérifier s'il s'était amélioré. Ah ! Aldaron ! C'était pour lui qu'il était là !
Avec délicatesse, Valmys déposa son paquetage sur un coin de table libre, et vide de toute miette de pain, près des coudes du maître des lieux. "Bon anniversaire, Aldaron !"
Le tabard était un bel habit, bleu, dont il avait lui-même brodé les bords avec un joli fil doré. Les brodures étaient un curieux mélange d'esthétique humaine et elfique et, ici et là sur les bords de l'habit, elles dessinaient les armoiries de Caladon. Rien de trop gros, voyant ou vulgaire. Le travail était très fin. A vrai dire, Valmys n'avait jamais produit de travail de couture d'une telle qualité. A l'intérieur, au niveau du col, "Aldaron" était également noté, aussi bien calligraphié que cela était possible.
Pour la lettre, le parchemin était spécial, solide, comme fait pour durer. Une enluminure colorée de la lettre "A" débutait une poésie soignée dans la forme et le fond. Valmys lui témoignait son affection, lui avouait qu'il lui était un être cher, lui souhaitait encore de voir des centaines d'autres automnes, et que ces derniers soient aussi prospères qu'il pouvait le souhaiter, afin que ceux qui l'aimaient et qu'il aimaient puissent créer ensemble ces souvenirs ensoleillés dont il savait si bien être l'auteur. Il souhaitait, lui, pouvoir l'épauler dans les épreuves qu'il aurait à endurer. Il souhaitait que les amis d'Aldaron et lui-même puissent toujours lui apporter ce dont il pouvait avoir besoin. Au milieu du parchemin, une pierre spéciale faisait peser son petit poids. Bien reconnaissable, pour ceux qui en avaient déjà usé: une pierre de communication. Un indice tangible de la volonté de Valmys à garder un lien avec cet elfe, même lorsqu'à nouveau la distance les séparerait.
L'Enwr laissa son aîné à ses découvertes, s'asseyant devant sa tartine, essayant de garder l'air le plus naturel possible. Il était à la fois inquiet, excité, et d'humeur relativement joyeuse. Son sourire ne le quitta pas, y comprit quand il jeta presque discrètement quelque regards à la victime de ses présents, cherchant dans les détails de son visage ce qu'il pouvait sincèrement en penser.
Portant la tartine délicieusement sucrée à ses lèvres, Valmys songea qu'au moins il avait vaincu sur un point. Occupé, le bourgmestre ne pouvait lui soustraire son petit déjeuner. Omettant peut-être la politesse, il entama son repas sans attendre la moindre autorisation. Pour son humble défense, il avait peu dormi. Cela commençait doucement à se voir, malgré son immaculation. Peu lui importait, et son attitude ne différait pas de ses habitudes. Il continuait à dépenser autant d'énergie que si sa nuit avait été complète.