« Il y a nombre de dictons contradictoires sur tout et n’importe quoi, dans les faits. On ne continue pas moins à les suivre, quand on trouve en eux un écho. Et puis, qu’ils soient contradictoires pourraient bien être source de véracité »
Il haussa les épaules, comme si de rien n’était, se préoccupant peu de savoir si cela avait le moindre sens pour elle. Ce n’était pourtant qu’une manière de nonchalance, rien qui fut dicté par le mépris ou par une quelconque malveillance. L’orgueil lui était plus étranger encore. Aux yeux du vampire, ce qu’il venait d’affirmer était très clair, et il lui était limpide qu’elle verrait l’évidence en tout cela également, étant une femme intelligente. Bien loin de lui l’idée que l’évidence était un piège apatride qui tendait les bras comme les nasses dès les premières paroles entonnées, et quelle que soit la circonstance. L’idée inepte mais amusante de lui offrir un nom à ces affirmations l’étrilla quelques instants avant qu’il ne décide de rejeter l’hypothèse et se contente d’écouter ses diatribes, toujours curieux, malgré sa mauvaise humeur persistante. Un nouveau coup d’œil décoché vers elle vint ponctuer sa réminiscence et il dû faire attention un instant pour ne pas percuter une charrette avant de pouvoir lui réponse.
« Peut-être ai-je aussi tort. Tu n’as vraiment jamais eu un ami qui te ressemble ? Sais-tu même qui tu es ? »
Sans doute était-ce encore une fois maladroit de sa part de l’exprimer ainsi. Mais au fond, n’était-ce pas vrai ? Se qualifier soi-même était excessivement difficile, une entreprise jonchée d’écueils de taille. Comment pouvait-elle être si certaine ? Ou bien cherchait-elle à l’être afin de se donner, justement, une consistance, un socle sur lequel s’appuyer. Peu importait alors s’il était véridique, juste, tant qu’il permettait l’existence, la reconnaissance et l’énonciation. Se confronter en permanence à la béance de l’être, à la difficulté de sa définition et de son impression sur le monde qui le portait, voilà bien un poids que le commun comme l’élite ne souhaitait pas endurer et qui pourrait leur jeter la pierre ? Jeter un œil sur ces questions ne signifiait nullement qu’on fut réellement prêt à en affronter l’énormité et le vide que cela provoquait. Accepter que l’on fût un tout petit rien dans un univers à la richesse exceptionnel, ça demandait une sacrée dose de force intérieure.
« Ils parlent… de Cordont ? »
Oui, sans aucun doute, de quoi d’autre pouvait-il s’agir ? Il s’adoucit sensiblement, l’observant avec moins de sècheresse et d’amertume. Il resta coi, la laissant déverser ce qu’elle pensait, puis soupira. Aldaron ne devait pas se sentir bien du tout, en l’instant, et cela ne lui donnait que plus envie de le rejoindre. Lui qui ne s’embarquait dans tout cela que par amour pour lui, il le prendrait dans ses bras, et lui changerait les idées pour un moment, et l’accueillerait quand il reviendrait, veillerait sur lui… il aurait dû être là-bas, il aurait tellement dû être là-bas. Une pointe de douleur lui traversa le corps et il inspira difficilement, devant lutter pour emplir ses poumons. Instinctivement, il aurait voulu tout balayer pour ne lui laisser aucun moyen de s’en prendre à son compagnon et amant, mais Ivanyr se raisonna et lorsqu’il parla, sa voix était tranquille, défaite de jugement ou d’agressivité. En vérité ? Elle était pensive.
« Est-ce que c’était vraiment la paix ? Il y a dix ans, avant la réapparition des vampires ? Le continent se mourrait sans magie. Est-ce qu’on peut vraiment dire que c’était la paix ? Dans l’esprit de la population ‘la paix’ a une définition simple, simpliste en vérité. Ils diront ouvertement que c’est un temps sans guerres. Mais la paix n’est pas sans souffrance. La seule différence que j’y vois, c’est qu’en temps de guerre, ou est plus honnête quand on cherche à crever quelqu’un. Ou piller, ou voler, ou humilier, ou… beaucoup de choses »
Ivanyr secoua la tête, un geste instinctif, comme pour chasser un insecte irritant, puis poursuivit alors qu’il marchait, contraint d’élever un peu la voix pour se faire entendre par-dessus la cacophonie de la grande rue. Par instant, il plongeait une botte dans une petite flaque d’eau qui protestait en éclaboussant les pans de sa longue tunique. De l’extérieur, il n’était guère perceptible, aussi devait-il faire d’autant plus attention à son environnement, pour ne pas percuter quelqu’un involontairement. Pourtant, il percutait en comparaison quelqu’un tout à fait volontairement par son discours. Il se doutait qu’elle pourrait peut-être en être amère, mais il n’en continuait pas moins. Ce serait aussi une insulte à son intelligence de ne pas dire ce qu’il pensait.
« Une paix… c’est obligatoire, non ? On refait les stocks, on fourbi ses armes, on trouve de nouvelles façons de se tuer, on laisse la population se reproduire, donner de nouveaux soldats, on fait des alliances, on apprend des secrets. La paix est le soulagement de l’esprit et du cœur, une bouffée d’air frais pour se remettre d’un conflit, pour redonner aux princes et aux seigneurs le goût du sang après une overdose, renouveler la crédulité du peuple, laisser les blessures physiques et mentales pourrir. La paix est le perron de la guerre, sa mère aimante, sa nourrice attentive. Elle est aussi inévitable que le conflit, ils vont tous deux de pair »
Là, c’était le moment où elle le considérait avec colère également non ? Pourtant elle connaissait, au fond d’elle même, ce dont il parlait. Elle le devait bien. Il suffisait de voir les actions de l’alliance. Elle l’affirmait, d’une autre manière. Il existait toujours une blessure qui s’infectait, une blessure pleine de rancœur qui explosait en une nouvelle guerre. Il y avait tant d’excuses qui devenaient conflits, tant de voies vers la guerre. Elle était donc inévitable, Autone avait raison, elle l’était car la paix donnait aux hommes le temps de ruminer leur bile. Paix était un mot creux, car il recouvrait autant d’aloès que de miel. Paix n’était pas ce qu’elle cherchait, mais l’idée qu’elle cherchait n’avait pas de mot propre pour la désigner.
« Tu as raison Autone, le problème vient de l’esprit. Si tu veux atteindre ce que tu places dans ce mot plutôt que ce qu’il promet, peut-être alors devrais-tu inventer un nouveau terme, et un nouvel empire pour lui ? La paix ne trouble pas la guerre, mais ce qui la trouble ce sont des individus prêts à briser la roue, si tant est qu’il en existe. Tu n’en es pas un mauvais exemple je pense. Mais tu choisi mal ton combat. Aldaron… il comprend ça »
Un regard inquiet, différent de ses propos crus et coupants, mais non moins sincère. Il n’aimait pas savoir qu’elle en voulait à son amant. Il les appréciait tous les deux. En fin de compte, devoir la réfuter ne lui aurait pas fait plaisir s’il y avait cédé. Son silence ne dura que quelque instants avant qu’il ne poursuive, la voix lourde de gravité qui pourtant ne pouvait cacher la sincère vibration de sa confiance absolue en l’elfe, de cet amour pur et sincère qui lui faisait fermer les yeux et avancer sur le chemin d’Aldaron sans un regard en arrière.
« Il sait. Mais parfois, un membre que tu ne peux sauver doit être amputé. Il ne serait pas impensable qu’une guerre soit l’instrument nécessaire pour trouver la ‘paix’. Je n’en sais rien, je ne suis pas omnipotent. Tout ce que je sais, c’est qu’Aldaron n’est pas un imbécile et qu’il connaît ce qu’il a entre les mains. Ce serait hypocrite de ne pas envisager la guerre comme une option possible, ça ne veut pas dire qu’il la provoquera pour autant, c’est juste… objectif. Tu vas le voir face à face, je suis certain qu’il pourra davantage t’expliquer alors. Te rendre malade ne vous servira pas, ni toi, ni lui »
Cette voix, son ton reprit les accents innocents d’une tristesse qui cherchait le réconfort.
« Tu ne vas pas restée fâchée contre lui hein ? »
C’était plus fort que lui.