- Tout un chacun pouvait la sentir, l’émotion tangible qui grondait derrière toute cette situation. Elle était palpable, dans l’air que chacun respirait, et dans tout ce qui brûlait. Les armes furent baissées, de part et d’autre et les derniers membres de la Triade, infiltrés au sein de l’armée, se frayaient un chemin parmi les véritables soldats qu’ils avaient trompé et combattu. Ils avaient tué des frères, des amis, des liens durement créé au fil des années. Ils savaient ce qu’ils abandonnaient, le cœur lourd car telle était leur mission au sein du Marché Noir.
On lui rendit Achroma, sa dracène venant le saisir délicatement d’entre les bras de Claudius avant de le placer sur son dos. L’Ast caressa le visage bien aimé, la gorge serrée par les multiples sentiments qui voyageaient le lui, librement, le torturant à chaque mouvement. L’esprit solide, il refusait de se morfondre, du moins en public. Il ne pouvait pas être un dirigeant brisé, pas maintenant où ses sbires du Marché Noir se tournaient vers lui après avoir commis l’irréparable… Pas maintenant que le peuple de la nuit avait perdu son Prince. Ce peuple était le sien.
Le regard de braise du dragonnier croisa celui de Claudius. Il était désolé ? Il le croyait. Et c’était parce qu’il le croyait que c’était douloureux. Il aurait été plus simple de seulement le haïr et de le massacrer. Mais ça n’était pas le cas. Il avait devant lui un ami qui lui avait fait du mal et qui le regrettait. Tant qu’il y aurait de la douleur, il ne pourrait y avoir de pardon, mais il n‘en demeurait pas moins lucide et c’était cette clairvoyance qui l’aidait à garder les deux pieds sur terre, après l’éclat de colère qui avait fait d’une partie de Sélénia, de sinistres cendres.
Il détourna le regard, déchiré par ses sentiments contraires. Il y eut en tout et pour tout moins d’une trentaine de sbires, de ses fratries, qui vinrent près de la dracène, celle-ci les laissant monter sur son dos et s’accrocher à ses écailles ou bien se poser à l’intérieur de ses immenses pattes griffues. « Moi non plus, Claudius. » répondit-il d’une voix blanche, tout juste audible alors que le ciel était devenu si obscur et ça n’en était pas naturel. Cela gronda, au-dessus d’eux. L’Ast leva les yeux vers les cieux : « Il avait le cœur de Skade… » Reine-mère de l’orage, puissante dragonne de jadis qui, pour ramener Achroma à la vie, avait donné la moitié de son cœur. Celui-ci avait continué à vivre dans la poitrine de l’Aîné, jusqu’à aujourd’hui. L’orage était la mémoire de la défunte dragonne.
Ainsi expliquait-il comment Achroma était revenu en ce monde. C’était un autre cœur de dragon qui saignait à Sélénia et plus loin on entendit Kaalys hurler sa douleur pour la seconde fois dans sa vie. Deux dragons encore aujourd’hui… Il ne comprenait, ou ne voulait pas comprendre, ne voulait pas entendre. Achroma avait été un héros pour ce monde et sa propre lumière. Il lui avait donné envie de revivre après Morneflamme, après les gifles au visage que les Kohans lui avaient successivement données, après la perte de sa fratrie, après l’ingratitude et le rejet. Et maintenant ?
Tout était si vide, même son regard ne parvenait pas à fixer quelqu’un ou quelque chose. Il était flou, lorsqu’il se posa sur Toryné. Il le voyait sans le voir. Il descendit de la dracène, et s’approcha du Spirite du Monarque, allant se tenir debout, les pieds dans la flaque de sang laissée par son époux. Il avait donné à Toryné une opportunité. Elle avait survécu parce qu’Aldaron avait négocié pour elle sa survie dans les projets d’Achroma. Et son épée était, du sang de son époux, encore toute trempée. « J’ai honte d’être votre fils. »
Honte, oui, parce qu’il avait donné pour elle et n’avait eu que son égoïsme en retour. Il avait honte d’avoir été faible pour elle, par affection. « Vous vous nommez Mère de la Nuit. Mais vous n’avez rien d’une mère. » Ses mires verdoyantes le percutaient sans comprendre. Que Claudius ait combattu Achroma, sa lucidité le comprenait. Il avait protégé son peuple de celui des vampires. Mais Toryné ? Quoi d’autre que son ambition personnelle ? Sa propre personne ? Et même au détriment de son fils ? « Et vous n’avez rien de la nuit. » Car elle venait de trahir son peuple pour s’allier à celui de la lumière et de se battre contre les vampires.
S’il n’avait pas été capable de rester maître de lui-même, il l’aurait pulvérisée sur place. Son regard était si plein de dégoût. « Je vais survivre. » fit-il, portant son regard brièvement sur Claudius. « Nous avons fait en sorte que je survive, dans la forêt de Nevrast. » L’Inséparable ne l’emporterait pas dans la mort, mais sa survie n’était-elle pas pire ? Il n’y avait plus d’Inséparable, en témoignait les éclats roux et rouges de sa chevelure, colorée, de jour, par la flamboyance du Colibri. Quant au comment Achroma et lui avait fait cela dans la forêt ? Ils n’avaient pas besoin de savoir. Son regard revint sur Toryné : « Et je me tiendrai là où se portent vos ambitions. Le Triumvirat est dissout et si vous souhaitez vous prétendre encore ‘de la Nuit’, il vous faudra vous agenouiller devant moi, votre Prince Noir. »
Le tuerait-elle, lui aussi, pour cette couronne ? Qu’elle vienne ou qu’elle fasse son deuil de cet objectif qui l’avait poussé à tuer Achroma. Car au fond, il savait que Toryné n’était pas une soumise. Un jour ou l’autre, elle trahirait la main qui lui donnait à manger, par simple convoitise du pouvoir. Elle ne saurait tenir à sa place. « Dans le cas contraire, vous-même et tout votre clan porterez la honte de votre perfide cupidité et votre incapacité à être une alliée intègre et franche. Même les pirates sont de meilleurs associés que vous… » A bon entendeur ! « Je vous bannis, vous et le Clan Dalis. Mettez ne serait-ce qu’un pied à Nevrast et je vous assure que vous recevrez un châtiment à la hauteur de votre affront. »
A ses mots, il se détourna pour chevaucher à nouveau sa Liée. Il était temps de partir. Il avait fort à faire. Et un terrible orage se levait.