Il n’eut aucunement l’occasion d’initier plus avant la conversation, bien qu’il fût poussé en avant par le désir sincère d’en savoir davantage, au moins pour se figurer dans quel monde Purnendu avait mis les pieds en allant visiter ses enfants, au sein de la légion. Son souffle mourut au contact soudain de l’esprit draconique, et, sous les plis de sa capuche, les yeux pâles se révulsèrent sensiblement. Par pur instinct, il chercha à se rétracter en lui-même, pour échapper à cette présence, dont il n’écouta les mots qu’à postériori, poussé vers eux par une caresse qu’il ne sut interpréter. La chappe de chaleur lui semblait trompeuse tant elle éveillait en lui une insupportable langueur, un tiraillement tout au fond de son âme, comme une plaie mal refermée, une porte par laquelle l’hiver s’insinuait lentement. La Perte se tortillait sous un vélin tendu ne demandant qu’à rompre, l’idée même excitée de cette approche soudaine. Qu’avait-il voulu faire, dire ? N’avait-il pas affirmé ne pas être un danger ici ? Certes, mais qu’en était-il donc d’autres lieux ? Le sous-entendu perdurait, sans qu’il en saisisse l’essence profonde, l’être draconique trop illisible pour lui et son esprit malmené. Etait-ce, sous prétexte d’une quelconque forme d’altruisme, une méphitique promesse d’un report, d’une agonie future ? Devait-il y voir là l’aveu d’une quelconque chaleur à l’égard d’un participant à cette expédition que la créature magique ne veuille le risquer, préférant attendre son heure, pétrie de la certitude qu’il ne pourrait s’échapper ? Ou bien était-ce toute autre chose ? Un fallacieux abord pour de biens singulières considérations ?
Incapable de remédier à ses hésitations, Ivanyr s’absolvait en l’instant d’une quelconque réponse, et il semblait que la créature avait, elle aussi, d’autres chats à fouetter. Lui-même se trouvait, aussi soudainement que fugacement, polarisé vers une préoccupation secondaire, tels les milliers de menus inconforts qui accompagneraient le voyage, et il chassa tant bien que mal cette impression persistante laissée par l’esprit qui s’était joint au sien.
Son regard obliqua quelques instants sur la femme-enfant et sous la large capuche de sa cape de brume, ses sourcils se froissèrent d'une légitime perplexité face aux paroles qu'elle dilapidait, considérant brièvement l'attitude du capitaine de la garde avant de bifurquer sur Aldaron, le couvant d'une affection mitigée. Il espérait sincèrement ne jamais le voir exposer aussi crûment les travers de ses employés, car s'il ne doutait nullement du bienfondé des réclamations qu'elle avançait, l'attitude semblait, en elle-même, bien oublieuse du péril représenté par une dignité froissée. La frivolité de l'assertion face à un étranger, si elle était répétée, pouvait conduire même le plus fidèle allié à reconsidérer une position tenue pour sacrée. Lui-même détesterait subir pareil outrage, préférant voir régler ces différents au sein-même de leur cercle plutôt que de l'exposer vertement. C'était là un excellent moyen de prêter le flanc ou de se créer des adversaires là où il n'y aurait pu y avoir que des partisans, et il s'inquiétait de savoir s'il s'agissait d'une franchise mal placée ou simplement d'un appeau quelconque dont l'usage restait à élucider. Un bref moment, l'énormité du discours le tira de sa méfiance transie à l'égard de la créature d'écailles qu'il surveillait et il cilla, prenant soudainement conscience du soulagement ressentit à ne pas être réceptacle de cette tirade. Fort heureusement, Aldaron saurait sans doute bien mieux que lui se défaire de la situation, ou y réagir si l’envie lui en prenait, épargnant ainsi son lié, au moins en ce regard. Lui se contenta de reporter son attention sur la gracieuse féline, jaugeant de l’accueil qu’elle délivrait à cette vexation, coi d’expectation.
Une simple exhalaison vint ponctuer la voix de la Shikaree, et le vampire referma davantage les pans de son ample cape sur lui, décidant de conserver une place d’observateur extérieur. La tension entre ces deux femelles le lassait déjà, ou bien était-ce simplement l’épreuve infligée à ses nerfs ? De nouveau, il observa le dragon, perturbé. Qu’était-ce cette sensation invoquée en lui ? Ce manque dévastateur, comme s’il venait de perdre Aldaron…. Qu’était-ce donc ? Nécessité faisant loi, il ne pourrait réellement se pencher sur tout cela pour le moment, déjà contraint de juguler les clameurs de son esprit secoué. Déjà l’on annonçait le départ, et il se détourna, venant à prendre possession des rênes de Lenwë qui vint percuter son front de son museau en guise de salutation, lui arrachant l’ombre d’un sourire. La proximité de l’animal avait un effet salvateur sur lui, et un bref instant, le vampire retira l’un de ses gants afin de laisser librement courir sa main sur l’encolure puissante, lui murmurant tout bas de douces paroles, lui expliquant le voyage et les paysages qu’ils allaient traverser. La chaleur de sa monture irradiait tout près de lui, mais cette fois, cela n’éveilla pas cette langueur si curieuse et perturbante. Oui, il faudrait qu’il revienne sur ce phénomène en temps voulu. La soudaine présence d’Aldaron se fit pourtant sentir, tandis qu’il glissait de nouveau ses phalanges dans le cuir immaculé de sa gaine. Du coin de l’œil, il lui décocha une mire désabusée. Lui laissant l’opportunité de la parole, les dons se virent ponctués d’une ondulation de cils et d’un soupire contraint. Une de ses mains s’éleva, caressa la joue de l’elfe, alors qu’il glissait de sa voix profonde, mais à la vibration ténue.
«
Des colifichets… bien que je t’en remercie. Ta présence sera plus utile que la leur »
Il n’escomptait pas céder lorsque son lié avait besoin de lui. Son serment de ne jamais l’abandonner n’était que peccadille en comparaison de la profondeur viscérale de son attachement, un enrobage terne de leur vérité. Pour lui, il endurerait, quoi qu’il lui en coûtât, y compris s’il devait faire face à son destin par la suite. Un seul instant, un seul battement de cœur en sa présence valait un millénaire d’existence. Ce simple contact, frêle et éphémère, éveillait déjà en lui l’ébauche d’un brasier combattant fougueusement la nuit. La suite parvint à lui arracher un sourire ébréché, épuisé d’un combat interne, d’une silencieuse guerre d’usure. Le vampire soupira profondément, épaules s’affaissant légèrement avant qu’il ne glisse ses doigts contre la peau fraîche de sa nuque, sous les lourds drapés et la fourrure.
«
Je l’espère… »
L’affirmation s’égrenait, sincère. Il espérait être plus fort que tout cela, il l’avait un jour affirmé crânement, encore pur et innocent des impondérables de sa condition. Malgré l’usure, malgré la cangue, il avancerait pour le suivre, toujours, jusqu’à ce que le dernier lambeau de ses forces s’étiole dans le vide d’une existence douloureuse. Il savait déjà qu’il le ferait, quant bien même il souffrait, quant bien même sa raison lui hurlait d’abandonner ou de fuir, il avancerait, borné, pour continuer de savourer sa présence. Il espérait être plus fort, oui, mais il n’en avait nulle certitude. La seule assurance qu’il possédait, c’était qu’en fin de compte, la fin viendrait, et qu’il se tiendrait alors droit, ou aurait été terrassé en essayant. En lui, la flamme ne demandait qu’à brûler, quoi qu’en l’instant il fut contraint de juguler et d’étouffer la symphonie d’un désespoir latent. Il avançait, peu importe ce qu’il trouverait sur ce chemin de pénitence.
«
Mais quoi qu’il en soit, je ne fuirais pas. Je ne me présenterais pas aux montagnes comme un lâche et un faible, elles ne m’accepteraient pas, leur beauté en serait ternie à jamais, de même que les souvenirs que j’ai laissés là-bas. Suffisamment de ma mémoire se trouve souillée, quel que soit le prix, je ne désir nullement en sacrifier davantage à la fange… »
Il l’étrilla d’un regard oblique tout en se hissant en selle, et s’installa en concluant, une douceur instinctive venant chatoyer dans ses prunelles.
«
De plus, je n’ai nulle volonté de ternir ton image et celle du marché noir auprès d’une telle assemblée. Nous aurons le temps, par la suite, d’offrir notre respect aux pics »
Le voir main tendue lui arracha le spectre d’un rire, et il serra sa dextre quelques instants, avant de se rembrunir, s’installant confortablement sur la selle. Leur besoin mutuel de contact le plongeait usuellement dans une affectueuse désillusion devant leur fâcheuse dépendance, celle-ci était quelque peu entamée mais non moins vaillamment présente, se disputant la souveraineté avec ses soucis et ses angoisses.
«
Je ne suis pas un bon cavalier… mieux vaut que je me concentre »
* * * * *
Il veillait sur lui en silence, ombre à la lueur de l’elfe, toujours à l’affut, vigilant, ne trouvant en cette garde que peu de place pour ses soucis et c’était tant mieux. Tout s’était progressivement atténué, de blessure vivace, l’émotion se faisait sourde, pulsant toujours dans son corps, omniprésente et pourtant éclipsée. Compagne familière, elle teintait nuit et jour mais ne le contraignait pas tant son regard se portait vers l’immédiat de leur situation, engourdissant les autres préoccupations. La présence des vampires aurait ainsi pu le mettre mal à l’aise s’il n’y avait eu le questionnement sur la source de ces attaques. De quoi pouvait-il bien s’agir ? Bien moins badin que son lié, il ne se fendait d’une conversation que quand il désirait en apprendre plus sur la tenue du commerce écarlate et sa logistique, voulant se faire une meilleure idée de ce vers quoi ils chevauchaient. Ce ne fut qu’au flot de ces échanges utilitaires qu’il se prit à jauger des relations entre les Graarh de l’escorte et les vampires présents. En cas de tension soudaine, parviendraient-ils à rester dans le même camp ? Allaient-ils réellement réussir à combattre pieds à pieds ? Auraient-ils même à combattre, au fond ? Mais il n’émettait nul jugement, bien que quelque chose lui semblât discordant, il écoutait uniquement… et entendait. Une journée s’avéra suffisante pour lui permettre de prendre le rythme de leur cheminement, et l’inconfort causé par la selle rejoignit finalement le banc des désagréments auxquels ils s’avéraient forcés de consentir. Il en retirait au moins la beauté du paysage et l’appréciation de Lenwë.
La forêt de Licorok se dessina devant eux, majestueuse, au terme de deux jours d’un voyage dénué de tout évènement marquant. Sa haute futaie bruissait sous le vent froid provenant des plaines, et qui s’infiltrait pour venir siffler contre les troncs puissants aux bois sombres ou argentés. Elle se présentait-là, fière et royale, écrin naturel aux merveilles qui s’épanouissaient dans l’ombre de ces bras feuillus. L’éclat mourant du crépuscule avait depuis longtemps cessé de complimenter cette gardienne vigilante, mais il se représentait fort bien les haubans délicats venant attendrir les feuillages, poudrant d’un or riche l’air alors saturé du parfum de sève. A la place, des lambeaux de nuage et de brume s’accrochaient aux cimes aiguës, donnant à la mer végétale un aspect cotonneux dont on devinait à peine le dessin rond des sentes profondes qui se perdaient, sinueuses… Le monde forestier se gorgeait de sons diffus, trahissant la vie dans ces bois gelés, mais ces contes antiques, naturels, étaient alors partiellement occultés par les bruits inhérents au campement. Tourné vers le royaume secret, Ivanyr gardait d'un bras l'empaquetage contenant son amant elfique, le regard perdu dans la contemplation des soyeuses ténèbres hivernales, l'âme bercée par la proximité de la forêt et des montagnes, apaisée en l'instant, alors que le feu craquait délicieusement, chantant doucement dans son carcan pour allonger leurs silhouettes et projeter des éclats ambrés sur les alentours, dansant magnifiquement.
Sentir Aldaron bouger attira enfin son attention, et il tourna son visage vers lui, les flammes de l'âtre venant accentuer le dessin sévère de ses traits, le creux de ses pommettes et la douce lueur dorée de sa chevelure platine qui scintillait comme si un rayon de soleil était venu s'y piéger. Leurs regards se croisèrent, se caressèrent et s’étreignirent en lieu et place de leurs corps et il se contenta d'un léger signe de tête de dénégation, perdu dans la contemplation changeante de l'elfe sans que cela ne le vexe. Ses propres prunelles se portèrent sur le groupe réuni près des flammes, observant les silhouettes sombres des vampires sans rien en dire, sans interrompre la fable que leur tissait son compagnon. Ce n'était franchement pas charitable de se gausser ainsi des tensions et inquiétudes des autres, plus encore dans un moment pareil, mais il n'en dirait rien, ne doutant pas que son lié sentirait son avis à ce sujet s'il y prêtait l'oreille, ne désirant nullement s'ouvrir de telles pensées devant des étrangers. Cela ne concernait qu'eux et n'avait pas à être mal interprété par un observateur extérieur. Pourtant, lorsqu'il se tourna de nouveau vers lui, Ivanyr se contenta d'un léger sourire. Qu'il était incorrigible… mais qu'il était bon de le voir capable de s'amuser d'un rien, quand bien même cela ne lui portait pas crédit. Le mage n'avait pas le cœur à le fustiger tant son comportement prouvait une innocente légèreté d'esprit.
«
Si c'est vraiment la licorne, nous seront tous très occupés à nous défendre…. Ou à tenter de l'attraper pour l'offrir à la princesse »
Il le serra davantage contre lui.
«
Et s'ils en ont ensuite l'énergie, il faudra encore qu'ils parviennent à me convaincre »
S'installant de nouveau, il tenta de bercer son compagnon en lui contant sa première rencontre avec les Roona de la grande forêt, de délicates créatures ornant les hautes branches, transformant les conifères en ballets aériens majestueux, saisissant de beauté éphémère. Ivanyr avait été saisit, en entrevoyant une forme de vie si fragile et si belle, trouvant en leur si brève existence l'écho de ses lamentations d'immortel face à un monde en perpétuelle évolution. De sa voix profonde aux accents nordiques, le réincarné se plût à décrire l'intense sensation d'émerveillement que cette rencontre avait provoqué en lui et détailler sans rien oublier ces vulnérables formes de vie prises dans un cycle perpétuel. Lui-même se perdait dans la contemplation du souvenir, le goûtant comme un met rare et précieux, une mémoire intouchée et immaculée, qui n'était pas brouillée par les ténèbres de son esprit délirant et qu'il revivait là, en cet instant, avec autant de bonheur qu'au premier jour. Il était resté des jours sous l'arbre, attendant que les filins de soie viennent à le frôler, ne cessant de se gorger du spectacle auquel il se livrait entièrement. La vie avait alors palpité délicieusement en lui… comme elle le faisait en l'instant, alors que sous sa lourde capuche qui ne le quittait jamais, il apparaissait transcendé de cette expérience magnifique.
Soupirant doucement, il délaissa un moment son elfe enveloppé pour s'approcher du capitaine de la garde. Après s'être assuré de ne pas empiéter sur une affaire importante, le mage chercha à s'enquérir des habitudes de la caravane : prenait-elle toujours le même chemin, avait-elle une escorte, celle-ci était-elle toujours la même ou à tout le moins en nombre égal… Une vague idée se formait dans son esprit mais il ne pouvait gager de sa pertinence. Ne serait-il pas intéressant de ne faire avancer que quelques fûts sur la route habituellement prise et de la contourner avec les autres ? Cela pouvait s'avérer risqué, mais sans doute pas moins que de continuer à suivre aveuglément les traces de leurs prédécesseurs. Ils pourraient de plus sauvegarder une partie de la cargaison si les choses tournaient mal. Ne cherchant pas à imposer à un soldat professionnel la moindre barrière, il se contenta d'évoquer le sujet, se fendant d'en apprendre davantage sur les hypothèses personnelles de cet homme certainement habitué aux missions de terrain. Lorsque ce fut fait, et qu'il se fut ouvert de quelques judicieux échanges, Ivanyr alla retrouver son compagnon pour s'assurer que rien ni personne ne vienne le déranger pour les quelques heures durant lesquelles il pourrait jouir d'un semblant de repos bien mérité. Immobile, il observait la forêt, combattant l'envie viscéral de s'y introduire tout de suite au mépris du danger.
* * * * *
Alors que l'ombre de la futaie refermait ses bras innombrables sur eux, l'esprit du réincarné se retournait encore et encore vers ce simple regard, cet instant éphémère d'hésitation. Cela le détournait de l'impression oppressante qui l’étreignait depuis qu'ils étaient entré dans les bois, et qui contredisait tout précédent en ce lieu. De quoi pouvait-il bien s'agir ? Quel obscure pressentiment cela dénotait-il ? La forêt était effectivement le lieu rêvé pour une embuscade, était-ce cela qui l'inquiétait ? En l'instant il ne percevait rien d'anormal, mais ça ne voulait pas le moins du monde dire qu'il n'y avait rien et il leur fallait encore s'enfoncer dans la forêt avant de pouvoir penser repérer ce qui traquait les convois. Néanmoins, cela ne signifiait pas que ceux-ci n'étaient pas suivis dès leur entrée sous le couvert végétal… Après un rapide coup d’œil alentour, il décida donc de tester immédiatement cette théorie. Fermant les yeux, le vampire appela le flux magique à lui, bruissant l'incantation du
troisième oeil* avant de rouvrir les mires… S'ils pouvaient prévenir une attaque surprise avant que le couperet ne s'abatte sur eux, ce serait certainement l'idéal.