L'attention entièrement tournée vers son Inséparable, le vampire n'avait à aucun moment vu la princesse s'approcher. Quant bien même sa vigilance n'en était pas diminuée, il ne s'était logiquement pas attendu à la moindre intervention venant de l'intérieur du campement, aussi le son de cette voix importune si proche d'eux fut une réelle surprise, et ses yeux de lagons étincelèrent un bref instant avant qu'il ne jugule cette réaction inopportune et dommageable. Il mit néanmoins quelques instants, l'équivalent d'une poignée de battements de cœur, pour comprendre qu'elle s'adressait à lui. Car après tout, elle n'avait rien à lui dire, en toute intelligence. Sous les profonds plis de sa cape de brumes, qui le rendait presque invisible à l’œil extérieur lorsqu'il ne se manifestait pas, Ivanyr haussa un sourcil, geste parfaitement intime puisqu'il était seul à se savoir l'effectuant, mais il s'agissait plus d'un réflexe instinctif que d'autre chose. Ses yeux, seul détail parfois visible dans leur éclat, ses tournèrent vers Aldaron, cherchant auprès de lui à confirmer le ressentit immédiat à ce que leur inattendu vis à vis leur contait. La découverte ne lui offrit pour autant aucun plaisir, aucune forme de satisfaction, et il reporta son attention sur l'enfant sans savoir s'il y avait même le moindre intérêt à répondre à cela. N'avait-elle pas été la première à affirmer vouloir si possible prendre les coupables en vie ? Oh certes, elle avait aussi affirmé qu'elle aviserait s'il s'agissait d'animaux… comptait-elle donc délivrer son avis sur la question dans ces brûlants instants de chasse où tout le monde aurait mieux à faire que d'écouter de fallacieux discours tirant en longueur ? Elle serait confortablement installée dans son carrosse, ses hommes loin devant, ils ne viendraient pas immédiatement chercher des directives supplémentaires, il ne resterait donc qu'à contempler le résultat de leurs décisions, avec ou sans licorne. C'était bel et beau mais elle aurait mieux fait de leur inculquer ça dès à présent et sans attendre.
Ses prunelles claires dévièrent vers le capitaine vampirique en l'instant, se demandant s'il avait entendu tout cela. C'était une nouvelle rebuffade à sa fierté après tout… Etait-il donc en disgrâce ? Peut-être. Mais la situation lui semblait un peu plus complexe que cela. Néanmoins, une donnée faisait jour dans son esprit : le capitaine serait peut-être plus concentré sur la protection de la princesse que sur la découverte de ce qui menaçait le convoi… à raison, mais hélas, au prix de son efficacité. Un étrange sentiment vint emplir sa poitrine, mélange d'amusement et d'un peu de frustration devant l'évidence du conflit qui opposait le pragmatisme militaire et les besoins, ou l'impression de besoin, politique. Son sourire torve se perdit comme le reste dans les ténèbres de sa capuche, mais son lié le sentirait très certainement malgré tout, étant si proche de lui. Cette impression, comme les lambeaux de joie brisées, délayèrent une quelconque réponse de sa part et l'elfe saisit l'opportunité de répondre avant lui. Et après tout, n'étant pas officiellement la tête pensante de leur duo, il pouvait bien se permettre de ne pas adresser tout cela, ce qui serait certainement plus raisonnable et plus rentable. S'il aimait défier l'esprit de son amant, il n'était pas encore dit qu'il appréciât faire de même avec cette vampiresse-ci et ce n'était vraiment pas le même de se faire oisif, quoi qu'il pu penser ou supputer. Naturellement, une de ses mains gantées vint se poser sur l'épaule frêle de son lié, pendant son discours, et lorsqu'il en eut fini, il se permit de ponctuer l'effet d'Aldaron de sa propre conclusion, dépourvue des bribes d'hypothèses qu'il construisait sur elle, non moins égal, courtois dans la coloration de sa voix à la diction parfaite mais marquée par l'accent des fils de l'hiver :
«
J'ai grande hâte de voir les moyens dont vous disposez »
Lorsqu'ils furent seuls à nouveau, il repensa, pendant que son compagnon profitait d'un salvateur sommeil, à cette étrange sensation venue l'envahir un peu plus tôt. Pourquoi avait-il une telle impression de familiarité, d'appartenance, d'aisance avec de telles problématiques ? Pourquoi avait-il cette impression de bienveillance paternelle le poussant à des questions qui l'éloignait du moment présent ? Ce n'était pas lui, cela ne venait pas de ses souvenirs à lui, alors… alors était-ce Achroma ? Fermant les yeux, un bref instant, il tenta d'entrer en contact avec l'Ancien, de lui tendre la main, pour l'inviter, mais il ne rencontra rapidement que le gel et une douleur qui eut raison de sa tentative. Quoi qu'il portât ainsi en lui, il n'avait pas les moyens, pour le moment, de l'atteindre et d'en prendre pleinement conscience… Il faudrait qu'il trouve la clef qui lui permettrait d'y accéder. Instinctivement, il pressentait que cette clef se trouverait sur Nyn-Tiamat, l'île l'appelait, viscéralement, nouant en lui l'emprise de son attrait, l'impérieuse domination à laquelle il se pliait, la conservant dans ses pensées. Il y avait chez elle quelque chose qui parlait à son âme mutilée. Mais était-ce bien à lui, qu'elle parlait, ou bien… à Achroma ?
* * *
Il voyait… mais son souffle restait confiné dans sa gorge, tandis qu'il contemplait, prunelles blanchies par le sortilège, la masse magique de la forêt, s'y perdant pendant quelques instants, comme il se serait perdu dans la contemplation de paysages sublimes. Elle pulsait autours d'eux, ondoyait, fleuve torrentiel appelant son âme, l'attirant irrésistiblement, piquetant sa langue du goût de la puissance, son être sensible frémissant sous les amples couches de vêtements, comme à la caresse d'une amante fantasmagorique l'appelant avec délice. Elle était là ! Tout autours de lui, et sa présence lui faisait tourner la tête, l'enivrant et échauffant son corps d'un poignant besoin de possession. Toute cette puissance ! Elle était à portée de main, ne pouvait-il la prendre pour lui ? Sur les rênes, sa main se contracta légèrement, seul signe voyant du tourment qu'il s'infligeait. De longs rubans évanescents aux changeantes couleurs pastelles glissaient et se fondaient dans les hauts troncs et l'air ambiant, se délitant en une luminescence poudrée, moirée, teintant les puissants troncs millénaires d'éclaboussures et de haubans iridescents… nuage, encre ou nuit, le mer brumeux enlaçant la tendre pousse, l'airelle douce paradant avec la glycine, leurs tendrils à l'extrême délicatesse d'un blanc perlé pulsant par instant, comme au rythme du cœur qu'il n'avait plus. Il humait le parfum de la toute-puissance comme l'iode qui le gouvernait et seule la pensée d'Aldaron ne partageant pas cette communion splendide parvint à l'arracher momentanément à son hypnotisme. Il déglutit, sentant un frisson glacial lui couler le long des reins et tempérer le feu qui couvait soudainement en lui, lui faisant reprendre conscience de l'univers physique autours de lui.
Cillant, il secoua légèrement la tête et rapprocha quelque peu sa monture de celle de son lié, se focalisant avant tout sur la route qu'ils empruntaient afin de ne pas se laisser gagner par une fascination malvenue. Il avait néanmoins transmis à Aldaron ce qu'il avait pu glaner des flux magiques de la forêt, car une fois la poigne fantasmatique repoussée, il n'en restait pas moins cette impression d'erreur, de quelque chose qui n'allait pas, pas du tout. La trame, dans toute sa splendeur, était perturbée, en une vibrance sous-jacente mais qui dénotait. Comment cela affectait présentement leur troupe, il n'en était pas encore certain, mais il allait devoir sonder de temps en temps les autres via ses sortilèges afin de s'assurer qu'ils ne soient pas victimes d'égarement dus à la magie ou une quelconque influence mentale. Il suffisait d'effectuer un tel procédé une fois par heure, pendant quelques instants tout au plus… L'attitude du capitaine, entre autres choses, le laissait perplexe. Cette route était sensée être utilisée depuis un moment par les caravanes de ravitaillement du commerce écarlate, et ce genre de traite ne s'amusait pas à changer son jalonnement à chaque fois, bien au contraire. Pourquoi avait-il donc l'air de ne plus savoir où il allait ? N'y avait-il absolument nul vétéran de ces ravitaillements encore en vie ? Avec de pareilles traites, tous les acteurs n'étaient pas présents à chaque voyage, il y avait
forcément quelqu'un pour les renseigner et les accompagner pour cette escorte… Maintenant qu'il y pensait, est-ce que des éclaireurs avaient été envoyés avant le départ de cette caravane ? Est-ce que l'on avait fait étudié le terrain par des professionnels ? Maintenant qu'il le voyait, il se demandait si cet acharnement n'était pas simplement de la fierté mal placée après les commentaires de la princesse… allons bon, ils étaient dans de beaux draps, si c'était bien le cas.
Mais non. Ou à tout le moins, semblait-il que le fond du problème fut différent de ce qu'il avait cru jusque là. Ils ne voulaient pas percer de mystères, hein ? Et pourtant cela revenait au même que de protéger la caravane, en plus efficace, en plus permanent. En découvrant ce qui advenait, en traquant la racine, non la corolle, ils pouvaient se débarrasser définitivement de ce qui empêchait le commerce écarlate de poursuivre sereinement. Cela tournait aussi rond que de dire qu'ils avaient déjà pensé à tout. Sourcils froncés, il se détourna un instant, observant les alentours avant de revenir à son compagnon. Aldaron avait raison, ils devaient avoir des souvenirs. Ils devaient savoir plus que cela. Avec attention, il étudia le capitaine tandis que celui-ci répondait, se demandant s'il ne cachait pas quelque chose (1). N'essayait-il pas de les mener quelque part ? Était-il bien ce qu'il prétendait être ? Lentement, il se rapprocha de l'elfe pour pouvoir agir si l'autre se montrait un peu trop agressif. Alors qu'il se détourne, un autre soldat s'approche néanmoins, délivrant quelques précisions fort bienvenues. Avec délicatesse, Ivanyr se penche vers Aldaron, murmurant pour lui seul.
«
Ils observaient peut-être les habitudes du convois en vue d'attaques futures...»
Puis, avec une idée en tête, il se releva, s'adressant à leur interlocuteur en gardant un ton bas, et calme.
«
Quand avez-vous fait cette traversée ? Quand avez-vous vu cette silhouette ? Vous vous en souvenez ? »
Ce fut sur cet échange que les Graarhs revinrent, avec leurs propres découvertes, prenant par là même le bon réflexe, celui-là même auquel il songeait déjà. Si la féline avait un objet magique permettant de retrouver le nord, il avait pensé, de son côté aux esprits-liés du lièvre et de la fouine… le premier, notamment, aurait été un bien précieux en l'instant. Une main crispée sur les lanières de cuir de ses rênes, le mage de guerre observait la guerrière en écoutant attentivement, conscient qu'une de ces bêtes bien plus grosse que ses congénères serait certainement un grave problème pour eux, un problème mortel même, car il n'était pas certain de pouvoir se débarrasser d'elle efficacement. Devait-il couper court à tout cela ? Si une attaque tournait mal, il était presque certain qu'il prendrait Aldaron et le mettrait en sécurité avant tout le reste, mais, étrangement, cela lui faisait mal de penser laisser les vampires, et les Graarh, en ces lieux mortels. Il ferait ce qu'il devait pour préserver son lié et employeur mais… cela ne lui plaisait pas le moins du monde. Il faisait confiance aux éclaireurs félins pour transmettre des informations exactes, ils avaient l'habitude des lieux et de la faune. Silencieux, il observa les Graarh s'avancer à la recherche des créatures…
Ne pouvait-il mettre sa pierre à l'édifice ? Il usa du sortilège d'Ultrason (2) afin d'essayer d'en savoir plus, l'idée venant naturellement, comme quelque chose d'instinctif, une solution mille fois usitée, polie… Il ne pouvait savoir à l'avance ce qui en résulterait mais au moins pouvait-il essayer. Lorsqu'il parvint, difficilement, à se sortir de la trame, Ivanyr fut juste à temps pour entendre les hurlements provenant de l'autre côté de l'immense tronc gelé. Ses épaules se raidirent sensiblement et il poussa son cheval vers le capitaine vampirique, gardant un œil sur son compagnon qui mettait ses propres talents en action. Malgré ses doutes sur l'individu comme sur toute cette histoire, tant qu'il n'avait pas de certitudes, il n'allait pas cracher sur les compétences de qui que ce soit. Et n'avait-il pas dit qu'il souhaitait avant tout défendre le convoi ? Il avait donc forcément prévu certaines dispositions, au moins de la part de ses propres troupes non ? Vu les hurlements, il n'en fallait pas beaucoup plus.
«
Quelles sont vos tactiques défensives ? »
Il était clair qu'ils n'allaient pas y échapper à présent. Ou peu s'en fallait. Autant se tenir prêts. Les éclaireurs étaient donc à terre d'après Aldaron… Il fallait les aider, si c'était encore possible. Hochant la tête pour l'elfe, il poussa sa monture en avant, prenant la tête pour se mettre entre son lié et ce qui les attendait et prenant rapidement de la distance, Lenwë ne semblant pas s'effaroucher de la situation. Alors qu'ils contournaient le tronc et rejoignait le lieu où les corps devaient se trouver, Ivanyr ressentit une légère pression mentale, grinçant un instant des dents sous la sensation. L'effet des perturbations de la trame était donc bien réel et pouvait se révéler dangereux. L'odeur du sang le détourna de ses préoccupations immédiates, et il se crispa de nouveau en découvrant l'état des corps, ne doutant pas que la créature qui avait transformé les félins en charpie fut énorme. C'était peut-être, pourtant, un effet de son imagination. Il n'était pas spécialisé dans les animaux sauvages. Prenant sur lui, il s'apprêtait à descendre de selle mais se ravisa au dernier moment et demanda à son destrier de s'approcher afin qu'il puisse observer plus amplement les traces dans la neige. Il y avait celles des félins, mais pas seulement… d'autres traces ressemblaient vaguement à celles de créatures de l'ancien continent : elfe, humain, vampire. Il excluait les humains, les températures extrêmes semblaient impossible à supporter longtemps pour eux. Les elfes étaient plus résistants, ils auraient pu être des coupables s'ils n'avaient pas aussi étaient sensibles au froid. Restait les vampires.
«
Aldaron... »
Il se tourna légèrement vers lui, lui communiquant par phrases concises et directes ce qu'il trouvait là.
«
La femelle… elle n'est pas là »
Il n'y avait que des mâles. Son regard se porta de nouveau sur les morts. Elle n'était donc pas morte. Peut-être pas encore. Ou alors elle était à l'origine de tout cela. Une traîtresse ? Pourquoi pas, c'était une explication, mais aucunes des traces repartant de la scène n'étaient d'origine Graarh. Rapidement, il tenta de nouveau d'user du sortilège d'Ultrasons (3) afin de se donner une meilleur visibilité des environs immédiats avant de se souvenir que la nuit précédente lui avait donné l'occasion d'étudier les battements de cœur des éléments vivants de l'escorte… et qu'il connaissait donc celui de la guerrière. Peut-être pouvait-il repérer où elle se trouvait grâce à cela. Le sortilège du Chemin du coeur (4) l'y aiderait. Puis lorsque ce fut fait, il décida d'utiliser le glyphe de murmures épiés (5) se trouvant sur la chevalière de stoïcisme que Aldaron lui avait prêtée. Il communiquerait ensuite les résultats afin que l'elfe les connaissent, et puisse les transmettre… ou qu'ils avisent seuls de la suite. Mieux valait ne pas foncer aveuglément dans la forêt et il comptait attendre encore un peu avant de simplement provoquer un incendie pour débusquer les saletés alentours. Se concentrant il s'apprêtait à plonger dans le sortilège du chemin du coeur quand une pensée lui vint, et il se baissa pour caresser l'encolure de son cheval, lui confiant la commande de le faire retourner vers le convois si quelque chose venait à attaquer pendant la durée du sortilège. Celui-ci était certes court mais mieux valait faire attention…